Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 26 août 2015
Par une de ces curieuses surprises que nous réserve l’histoire, le projet de création d’un Mémorial commémorant les victimes de disparition forcée se produit à un moment crucial. En effet, le gouvernement haïtien est dirigé par un Premier ministre dont le père lui-même a été enlevé dès 1958 par les premiers cagoulards de la tyrannie duvaliériste. Le père d’Evans Paul, Alphonse Paul, citoyen d’obédience fignoliste, a ainsi disparu sans laisser de traces, plongeant dans le désarroi son épouse et ses enfants. Le fascisme créole commençait son projet de transformer les Haïtiens en zombis c’est-à-dire des êtres artificiels, sans mémoire et sans idéal.
À partir de cette époque, Haïti devait payer un lourd prix car comme l’exprime Moravia Morpeau : « L’abaissement des caractères entraine la ruine d’un État » [1]. La catastrophe que vit notre pays aujourd’hui traduit une absence de conscience dans les milieux gouvernementaux et dans la communauté internationale. Absence de conscience concrétisée dans les élections législatives frauduleuses du 9 août en cours. Tentative d’effacer la mémoire vivante (expériences, témoignages) des électeurs pour paralyser la société en l’obligeant d’accepter comme un fait accompli la mascarade organisée par le pouvoir.
Gérard Péan, un disparu au grand cœur
La décision onusienne de faire du 30 août la Journée internationale des victimes de disparition forcée est l’occasion de dévoiler la disparition de mon cousin Gérard Péan. C’est le troisième personnage de ma famille dont j’évoque le souvenir depuis 2010. Le premier est Yvon Piverger [2], frère consanguin, disparu en février 1963. Le second est mon oncle René Péan [3], exécuté au Cap-Haitien le 16 février 1965. Le troisième est donc Gérard Péan, homme d’affaires, disparu également au Cap-Haitien vers le 10 août 1963. Sa photographie est brandie, comme une arme de combat, question de casser la terreur par l’esthétique en le montrant dans toute son élégance avec le chapeau panama blanc dont il se séparait rarement.
Gérard Péan a été porté disparu à 35 ans après avoir conduit les militaires Pierre Paret, Raymond Montreuil et Louis Villemenay en République Dominicaine. Ce dernier lui avait dit de rester avec eux de l’autre côté de la frontière. Il a refusé et est retourné au Cap dans sa famille après avoir accompli son devoir de solidarité à l’endroit de ses trois amis en danger de mort suite aux massacres en série de militaires lors de la journée du 26 avril 1963. Naïveté ? Mauvaise appréciation de la tyrannie ? Affirmation irréaliste d’impartialité ? Les connotations du geste héroïque de Gérard Péan porté disparu sont infinies. Elles ressortent d’un sens profond de l’amitié dans un pays déterminé non seulement à abolir la distinction entre l’utile et le futile, mais aussi à faire de toute la population des zombis. Continuant ainsi avec la culture esclavagiste qui maintient 500 000 jeunes [4] dans le statut de restavèks. Une culture de passivité entretenue d’une génération à l’autre. Notre devoir est de travailler pour sortir de l’oubli toutes les victimes de disparition forcée telles que Leslie (Loly) Parisien, Jacques Holly, Alphonse Paul, Joël Vaval, Joseph Pierre-Victor ainsi que celles des régions telles que La Tremblay, Cornillon, Grand Bois, Mapou, Saltrou, Thiotte, Grand Gosier et Gatineau dans la Grand’Anse. Il est venu le temps de nous identifier à ces victimes.
Les disparitions forcées sont une affaire à suivre, loin du cliché « l’enquête se poursuit ». Entre 1983 et 1986, nombre de militants du Parti Démocrate-Chrétien d’Haïti (PDCH) du pasteur Sylvio Claude sont portés disparus. C’est le cas avec Mérès Briole, Jean Lalane, Joseph Pardovany, William Josma, Joseph Bien-Aimé, Jacques Emmanuel Bonheur, Augustin Auguste [5]. Selon le journaliste Aubelin Jolicoeur « En ce pays, le courage n’est pas reconnu, seul le mensonge et l’hypocrisie y trouvent des complices [6]. » Ce dernier exprimait sa colère contre l’abaissement des caractères et sa révolte devant le lynchage du pasteur Sylvio Claude, brûlé vif aux Cayes le 30 septembre 1991. Les illusions sont éphémères. Depuis 1986, les disparitions forcées continuent avec Charlot Jacquelin (18 septembre 1986), Félix Lamy (10 décembre 1991), Odonel Paul (24 septembre 2003), Lovinsky Pierre-Antoine (12 août 2007), etc. Le brigandage du chen manje chen qui tourne en rond, sans commencement ni fin, est une raison additionnelle pour que le projet de mémorial consacré aux victimes de disparition forcée ne se limite pas aux années Duvalier.
En effet, les clowns se sont maquillés pour de nouvelles parodies. La coutume des disparitions forcées s’est poursuivie par exemple en 2002 avec Boris Pautynsky, en 2009 avec Robert Marcello, directeur de la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP) et le 5 janvier 2014 avec Evinx Daniel [7]. Le mal absolu s’étale dans la politique de disparition forcée qui est plus douloureuse que l’exécution publique à cause de l’angoisse infinie qu’elle crée chez les proches de la victime. C’est l’horreur d’une porte maintenue entrouverte sur l’enfer. Mais les accents fascistes du pouvoir n’arrivent pas à établir l’angoisse comme mode de vie.
L’exclusion des Haïtiens du cercle de l’humanité
Le travail des duvaliéristes et consorts consiste à priver les Haïtiens de l’usage de la raison avec leur opération permanente de « wete nanm » (extraction de l’âme). Séparation de l’animal de l’humain expliquée par le philosophe Giorgio Agamben pour produire un non-homme [8] afin d’empêcher au levier populaire de chambarder l’ordre facho. Un état de choses dont tous les duvaliéristes sont responsables.
Les atrocités fascistes ne sont pas des choses du passé. Chacun a constaté les exactions malhonnêtes et meurtrières commises en majorité par les partis PHTK, Bouclier et Vérité le jour des zélections du 9 août 2015 sous le regard complaisant de la communauté internationale. Ces formes d’abus de pouvoir participent de l’orientation fasciste du culte du chef. Les bourreaux d’aujourd’hui sont déterminés à poursuivre les pratiques sanguinaires de leurs pères. Le jeune Nicolas Duvalier pense pouvoir réhabiliter son grand-père assassin présenté comme un titan par certains idéologues.
En participant à la mise en orbite d’un gouvernement artificiel, la communauté internationale se démasque en appliquant sur le plan politique les démesures économiques qui ont abouti aux dérives financières internationales connues depuis 2008. La loi de Gresham fonctionne autant en économie qu’en politique. Les mauvais chassent les bons. Mais la bulle politique, comme toute bulle, ne peut qu’éclater après un certain stade. N’importe quel Haïtien a fait le constat du fossé existant entre l’idéal qu’il a pour ses enfants et un « bandi legal ». Tout en n’ayant aucune valeur intrinsèque, les actions de ce dernier démontrent toutefois qu’il est incertain et arbitraire. Comme cela se passe en économie avec la formation des prix.
Les riens et les vauriens décident la liquidation de tout ce qui est exemplaire moralement à travers une stratégie combinant répression, manipulation par la terreur et divertissements. Le slogan agité est banm charony mwen (donnez-moi ma charogne). Le quotidien devient un défilé carnavalesque où truands, tueurs et innocents s’amusent côte à côte (Madigra melanje ak bon mas). C’est le triomphe du faire-semblant dans tous les domaines. Égarés dans l’abaissement qui nous étrangle depuis un siècle, nous ne pourrons trouver le chemin d’une rédemption qu’en rétablissant le lien indéfectible avec nous-mêmes, c’est-à-dire en reconstituant notre mémoire et en vénérant nos disparus forcés.
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* Économiste, écrivain
[1] Moravia Morpeau, L’inconstitutionnalité de la Convention Américano-Haïtienne, discours prononcé au Sénat le 11 novembre 1915, Port-au-Prince, Imprimerie Centrale, 1929, p. ii.
[2] Leslie Péan, Entre savoir et démocratie – Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens sous le gouvernement de François Duvalier, Editions Mémoire d’Encrier, Montréal, Canada, 2010.
[3] Leslie Péan, « Il y a 50 ans, René Péan était fusillé au Champ de Mars du Cap-Haïtien », AlterPresse, 16 février 2015.
[4] Amy Erica Smith, « What Perpetuates Child Servitude ? Public Opinion on Children’s Domestic Labor in Haiti », Americas Barometer Insights : 2014, Vanderbilt University, 2013. Lire aussi Yves-François Pierre et al., Lost childhoods in Haïti, Pan American Development Foundation, Washington, D.C., 2009.
[5] Amnesty International, On ne peut pas tuer la vérité – Dossier Jean-Claude Duvalier, Septembre 2011, p. 12-20.
[6] Aubelin Jolicoeur, « Les impressions obsèques du général Gérard Em Constant », Le Nouvelliste, 30 octobre 1991, p. 2.
[7] Louis-Joseph Olivier, « L’homme d’affaires Evinx Daniel disparu le 5 janvier », Le Nouvelliste, 23 janvier 2014.
[8] Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, trad. P. Alferi, Paris, Rivages, 1999. Lire aussi du même auteur, L’Ouvert - De l’homme et de l’animal, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2006.