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La Coopération européenne avec Haïti, passée au crible de l’analyse d’un expert haïtien

Par Wooldy Edson Louidor

Rencontre avec Jean Marcelson Abraham, jeune haïtien vivant en Allemagne et expert en politique extérieure de l’Union européenne (Ue)

Auteur de « La coopération de développement de l’Union Européenne (UE) avec Haïti.
La perception de l´UE en tant qu’acteur international et les mécanismes viciés de la coopération internationale »
 [1]

Fulda (Allemagne), 20 août 2015 [AlterPresse] --- Né à Miragoâne [capitale du département des Nippes, une partie du Sud-Ouest d’Haïti], où il boucla ses études secondaires, Jean Marcelson Abraham vient de décrocher son diplôme de maîtrise en « Communication interculturelle et études européennes » à la prestigieuse université allemande Hoschule Fulda (communément appelée University Applied Sciences).

AlterPresse a rencontré ce jeune haïtien, qui analyse, avec rigueur académique, le cadre stratégique de la coopération européenne avec Haïti (tenant compte de la perception des acteurs haïtiens sur le terrain) et formule des recommandations à la Commission européenne en vue de rendre plus efficace cette coopération.

Au fil de l’entretien, Jean Marcelson Abraham se présente successivement comme : un Haïtien immigré en Allemagne, mais qui maintient des liens étroits avec son pays d’origine ; un spécialiste des relations internationales, notamment de la coopération européenne et de la politique extérieure de l’Union européenne ; un philosophe inquiet et interdisciplinaire, qui aborde des thèmes d’études en sciences sociales et culturelles ; un jeune, dont le projet de vie reste ouvert à l’avenir.

Dès son enfance, cet enfant de Miragoâne a connu la migration (au niveau interne), puisqu’il devait se rendre à La Gonâve [la plus grande île d’Haïti, située à l’Ouest du pays], où il réalisa ses études primaires.

Après, il retourna à sa ville natale, la « Cité du romancier Fernand Hibbert » [1873-1928], pour repartir à Port-au-Prince, où il initia ses études de philosophie. Études qu’il conclut en 2011 à Bogotá, la capitale colombienne.

Après un bref retour à son pays natal, en 2011, le voilà qui part étudier à Fulda, petite ville allemande de 104.04 kilomètres carrés et habitée par un peu plus de 65 mille habitants. Baignée par le fleuve qui porte son nom (fleuve Fulda) et fondée en l’an 744, Fulda est très reconnue pour être la gardienne du tombeau, où reposent les restes de Saint Boniface.

C’est dans cette ville, au bord du fleuve Fulda et au cœur de l’Allemagne, que cet étudiant haïtien va passer, au crible d’une sérieuse analyse interdisciplinaire, les méandres de la coopération européenne avec Haïti, à la lumière de trois principaux paradigmes de la théorie des relations internationales (le réalisme, le constructivisme et le libéralisme). Tout cela, dans une langue complexe, dont il devait maîtriser la lecture et l’écriture en peu de temps.

Sa thèse de maîtrise porte sur la coopération de l’Union européenne (Ue) avec Haïti, à partir de l’analyse nuancée de la perception et l’image extérieure de l’Ue en tant qu’acteur international (l’un des principaux bailleurs de fonds du pays caribéen).

L’importance de cette coopération peut se mesurer au volume de l’aide humanitaire de l’Ue, fournie à Haïti, notamment à travers la Commission européenne à l’aide humanitaire et à la protection civile (18,5 millions d’euros en 2014 / Echo = The European commission’s humanitarian aid and civil protection department), et des fonds alloués (889 millions d’euros entre 2008 et 2013, sans compter l’aide bilatérale fournie de manière individuelle par les pays de l’Ue).

Cette étude analyse l’impact des mécanismes, mis en place par l’Ue pour exécuter cette coopération, en mettant en parallèle les idées et objectifs stipulés dans les documents officiels et la praxis réalisée sur le terrain.

Aux yeux d’Abraham, Haïti est un cas de figure emblématique de la contradiction entre les idéaux et la pratique, dans la mise en œuvre de la coopération européenne avec les pays pauvres.

Outre la révision théorique des documents et des accords signés par l’Ue au niveau international (par exemple, avec les pays Afrique, Caraïbes et Pacifique / Acp) et bilatéral avec Haïti, Abraham a fait du terrain.

Il a interviewé des acteurs-clés, dont la Délégation de l’Ue en Haïti, le Ministère de la planification et de la coopération externe (Mpce), le Centre de recherche, de formation et d’action sociale (Cerfas), des experts de la coopération internationale et des membre de la société civile en Haïti.

Il résulte - de cette confrontation et des informations recueillies sur le terrain - des idées pertinentes sur – ce que Abraham appelle - les « mécanismes viciés de la coopération » de l’Ue avec Haïti.

Abraham apporte également des recommandations à deux niveaux (questions stratégiques et enjeux opérationnels et techniques) pour faire face à ces mécanismes viciés, améliorer le cadre de cette coopération et la rendre plus efficace.

Cette recherche tombe d’aplomb, à un moment où l’Union européenne et l’État haïtien commencent un nouveau cycle de coopération, par la signature conjointe du Programme indicatif national (Pin) et du document de stratégie, où sont définies les priorités de ladite coopération pour la période 2014 à 2020, dont : la réforme de l’État, les infrastructures, le développement urbain, la sécurité alimentaire, l’éducation, la coopération haïtiano-dominicaine.

En outre, cette recherche permet d’analyser la coopération Ue-Haïti, son cadre stratégique, ses enjeux, ses défis, ses mécanismes de mise en œuvre, son efficacité réelle, en croisant deux regards : celui de l’Union européenne et de ses institutions [la Commission européenne a financé la recherche, en l’incluant dans son propre projet] et celui d’Haïti (à travers la perception des acteurs haïtiens sur le terrain et celle du chercheur qui est de nationalité haïtienne).

Jean Marcelson Abraham a accepté de parler à AlterPresse de ses multiples migrations (à l’intérieur d’Haïti, en Colombie et en Allemagne), de son parcours universitaire, de sa vie en Allemagne et des idées-forces de son livre, publié en Allemand autour d’un thème important : la coopération européenne avec Haïti.

AlterPresse : Jean Marcelson Abraham, parlez-nous de vous. Qui êtes-vous ?

Avant tout, je remercie AlterPresse de m’avoir invité en m’accordant cet espace pour parler un peu de moi et de ma publication.

La question « Qui suis-je ? » est une question très classique et familière, mais qui me surprend toujours lorsque je suis invité à me définir moi-même ou à définir une autre personne.

Il s’agit d’un ordre mystérieux et indéfinissable, car la personne humaine est impossible à définir ou à totaliser, comme l’affirme le philosophe français Emmanuel Levinas.

S’il fallait dire quelque chose à mon propos, je me contenterais simplement de dire brièvement : je suis né à Miragoâne en 1983, mais j’ai passé toute mon enfance à La Gonâve, où j’ai fait mes études primaires. À 13 ans, je suis retourné à Miragoâne pour continuer mes études secondaires que j’ai terminées en 2003.

Tout de suite, je suis entré au séminaire chez les Missionnaires de Scheut, ensuite chez les Jésuites en 2006.

J’ai commencé mes études de philosophie à Port-au-Prince, que j’ai bouclées à Bogotá (en Colombie) en 2011.

Suite à mes études de licence en philosophie, je suis retourné en Haïti, mais pour une courte durée. Cette même année, en octobre 2011, j’ai décidé de laisser la Compagnie de Jésus pour une nouvelle aventure en Allemagne.

APr : Pourquoi le choix d’Allemagne ?

Après avoir laissé la Compagnie de Jésus, j’ai pu trouver un visa d’étudiant pour l’Allemagne et j’ai saisi l’opportunité. J’y suis arrivé en octobre 2011, sans avoir eu en tête ce que j’allais réellement étudier.

Entre-temps, j’ai pris des cours de langue, qui représentaient, pour moi, le plus grand obstacle à surmonter. Car, je n’avais aucune notion en Allemand.

En février 2012, après avoir passé le test de langue, j’ai pu commencer un semestre d’introduction en gestion d’entreprise à l’université.

Au cours de ce semestre, fraîchement diplômé en philosophie, je ne me sentais pas dans mon champ d’études.

Pour cette raison, j’ai abandonné les cours de gestion et opté, le semestre suivant, pour une maîtrise en « Communication interculturelle et études européennes » à la Faculté des sciences sociales et culturelles à Hochschule Fulda - University Applied Sciences- à Fulda, une petite ville baroque, gardienne du tombeau de Saint Boniface. Une ville très religieuse, située au centre de l’Allemagne.

APr : Pourquoi une thèse sur la coopération de l’Union européenne avec Haïti ?

Tout d’abord le cursus, comme sa dénomination l’indique « Communication interculturelle et études européennes », m’a permis d’acquérir des connaissances approfondies de l’Union européenne et de ses institutions dans toutes leurs dimensions : politique, histoire, culture, développement, droits humains, aide humanitaire, environnement, échanges commerciaux, etc.

Grâce à ses actions politiques globales, l’Ue a pu mettre en place un vaste réseau de relations dans le monde, allant de son voisinage immédiat en Afrique, en Asie, en Amérique latine et en Amérique du Nord.

Je suis particulièrement intéressé à ce rôle international de l’Ue, c’est-à-dire son rôle en tant qu’acteur sur la scène internationale. C’est ainsi que des thèmes, tels que la coopération et la politique internationales, sont devenus mes centres d’intérêts.

APr : Le titre de votre thèse parle de lui-même : La coopération de développement de l´Union européenne (Ue) avec Haïti. La perception de l´Ue en tant qu’acteur international et les mécanismes viciés de la coopération internationale.

Comme je viens d’Haïti, où l’Ue est très active et s’engage dans différents domaines, je me suis dit pourquoi pas un travail de recherche sur sa coopération avec Haïti.

En outre, avant mon travail, il n’existait encore aucune étude académique traitant profondément cette relation.

Ensuite, il faut mentionner aussi que ma thèse fait partie d’un projet de recherches sur la politique extérieure de l’Union européenne. Ce projet est financé par la Commission européenne elle-même et a pour but de présenter et d’évaluer la perception et l’image extérieure de l’Ue en tant qu’acteur international. Ce qui a influencé aussi le titre.

Mais, au-delà de l’image ou de la perception de l’Ue en Haïti, j’ai posé le problème de la coopération internationale, dont les mécanismes ne facilitent pas toujours, mais entravent, plutôt, les objectifs visés par cette même coopération de développement.

APr : En ce sens, quelles sont les idées-forces que vous défendez et quel est votre apport en tant que chercheur ?

En fait, l’idée centrale du travail de recherche a été de confronter la théorie (ce que stipulent les documents officiels de l’Ue et les accords signés avec les pays Afrique, Caraïbes et Pacifique /Acp, dont Haïti), avec la pratique (ce que fait ou réalise l’Ue, donc ses activités, ses engagements et ses actions sur le terrain).

Il s’agit de montrer si oui ou non et dans quelle mesure les actions et les engagements de l’Ue atteignent les objectifs fixés dans ses documents et les accords, et si les modalités de ces derniers sont respectées. Ensuite, de voir si la perception de l’Ue, c’est-à-dire la manière de la comprendre sur le terrain, reflète ce qu’elle est réellement.

Afin d’avoir une idée de la structure du travail, je vous présente brièvement un résumé des chapitres :

Le premier chapitre aborde les débats académiques sur la conceptualisation de l’Ue en tant qu’acteur international. L’objectif est de situer l’Ue en tant qu’acteur international à partir des trois principaux paradigmes de la théorie des relations internationales (réalisme, libéralisme et constructivisme), afin de définir le type de pouvoir qu’elle détient et exerce.

Le deuxième chapitre présente, dans un premier temps, le cadre légal et les objectifs de la politique de développement de l’Ue vis-à-vis d’Haïti, ensuite l’accord de Cotonou qui régit leur relation ainsi que ses implications. Dans ce cadre, les trois dimensions, qui fondent cet accord - à savoir le dialogue politique, les relations commerciales et l’aide au développement -, sont analysées et évaluées. Finalement, le mode d’implication de l’Ue et ses engagements dans chacune de ses dimensions ont été considérés.

L’objectif du troisième chapitre est de contribuer à une meilleure compréhension des facteurs de l’inefficacité de l’aide publique au développement en Haïti, à travers ces mécanismes (que je nomme « des mécanismes viciés de la coopération internationale) :

a) Les organisations internationales, en lieu et place des acteurs locaux, imposent le choix des priorités de financement et des domaines de concentration de l’aide. C’est une tendance à faire primer leurs propres priorités sur celles du pays bénéficiaire ;

b) Les dérives du système bureaucratique ralentissent l’efficacité de beaucoup de projets. En plus, la rigidité du système bureaucratique représente un désavantage pour la majorité des organisations locales, qui n’arrivent pas à bénéficier de l’exécution de certains projets-clés de développement ;

c) L’affaiblissement de l’État par les institutions internationales. Dans le cadre de la coopération au développement, la plupart des rôles de l’État ont été refilés aux organisations non-gouvernementales et aux institutions internationales. Par conséquent, la majorité des projets sont exécutés en marge de la structure de l’État ;

d) Le cercle vicié de l’aide internationale au développement. Les structures institutionnelles et bureaucratiques de l’Ue sont mises en place, de telle sorte qu’une bonne partie de l’aide financière octroyée retourne à sa source (au bailleur). Par exemple, la majorité des firmes et organisations, qui bénéficient des programmes, sont des firmes étrangères. Dans ce cas, l’achat de produits et de services locaux est mis en question, car la relance de l’économie locale dépend largement du renforcement des entreprises haïtiennes et de la création d’emplois locaux.

Finalement, quelques suggestions pratiques sont proposées afin d’agir dans le sens de la responsabilisation et de mettre en place une politique d’aide efficace.

Ces recommandations portent à la fois sur les questions stratégiques et les enjeux opérationnels et techniques :

-  Les investissements dans l’agriculture et l’éducation pour le développement et la réduction de la pauvreté ;

-  Le contrôle et l’évaluation réguliers de l’impact des programmes d’aide de l’Ue ;

-  Le dialogue réel et symétrique entre l’État, l’Ue et les organisations de la société civile, tel que le conçoit l’accord de Cotonou. Compte tenu de sa globalité et de ses éventuelles implications dans la vie politique du pays, ce dialogue pourrait bien irriguer les discussions entre ces trois interlocuteurs, à un niveau plus technique et approfondi, en vue de renforcer le cadre de la coopération et de rendre plus efficace l’engagement de l’Ue.

APr : Comment avez-vous recueilli des informations sur le terrain en Haïti pour faire le contrepoint ?

Etant donné qu’une grande partie de ce travail se consacre à une étude qualitative, c´est à dire à l’analyse et l’interprétation de certaines données exigeant un travail de terrain, en vue d’aller au-delà de simples rapports et des observations éparses, je devais me rendre personnellement en Haïti.

Ainsi, ai-je pu réaliser des interviews avec des institutions-clés, telles que : la Délégation de l’Ue en Haïti, le Ministère de la lanification et de la coopération externe (Mpce), le Centre de recherche, de formation et d’action sociale (Cerfas) et d’autres acteurs et organisations de la société civile.

APr : Quel est votre projet d’avenir ?

Pour maintenant, je n’ai pas de projets fixes pour l’avenir, sinon des idées qui trottent dans ma tête, espérant que certaines d’entre elles se transforment prochainement en projets.

Par exemple, je compte traduire ce livre, mais je dois en parler avec mon éditeur et la question de langue pose aussi un souci : je dois décider si la traduction sera en Français ou en Anglais. Peut être, ferai-je aussi quelques autres publications sur Haïti. De toutes façons, vous en serez informé…

APr : Merci, Abraham. Je vous souhaite du succès en Allemagne.

Je vous remercie, encore une fois, de m’avoir invité et c’était pour moi un honneur d’être avec vous.

[wel rc apr 20/08/2015 13:00]


[1Original en Allemand : Jean Marcelson Abraham, Die Entwicklungszusammenarbeit der Europäischen Union (EU) mit Haiti Die Perzeption der EU als internationaler Akteur und fehlerhafte Mechanismen der internationalen Zusammenarbeit. Druck und Bindung : SDL – Digitaler Buchdruck. Berlin, 2015.