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Reportage - photo : Gonaives, Cité de la honte

Par Nancy Roc

P-au-P., 2 nov. 04 [AlterPresse] --- Un mois après la catastrophe humanitaire qui s’est abattue sur les Gonaïves, suite au passage de la tempête Jeanne, la ville s’est asséchée dans sa majorité mais l’odeur putride de la mort, des détritus et de la boue mortelle qui a enseveli 3000 personnes le 18 septembre dernier, est omniprésente et vous prend à la gorge à l’entrée de la Cité de l’Indépendance.

La plupart des chauffeurs de taxis motocyclettes portent encore des masques car la poussière nauséabonde et dangereuse pour la santé plane sur toute la ville. C’est avec effarement que je découvre que pratiquement rien n’a été fait par le Ministère des TPTC depuis un mois : les égouts sont toujours entièrement bouchés, la boue séchée et nauséabonde s’amoncelle en monticules tout le long de la rue principale, l’Avenue des Dattes.

Dans des quartiers intérieurs tels que Ka Soleil ou à la Rue Lozama, les eaux stagnantes inondent encore la plupart des maisonnées et des allées. Près du marché, l’odeur qui s’y dégage est absolument insupportable et, pourtant, les marchandes y vendent de la nourriture dans des conditions inhumaines.

Deux jours après mon arrivée, on déterrait encore des cadavres dans certaines habitations que la population essaye vainement de nettoyer. L’insalubrité de la ville est tout simplement inqualifiable : la Cité de l’Indépendance est plus que jamais le reflet de l’immobilisme sinon criminel, du moins cruel, des autorités étatiques et devrait être rebaptisée la Cité de la honte.

Avenue des Dattes : montagne de boue

La lessive dans les égouts

Ka Soley encore totalement inondé

Les eaux stagnantes encore presentes

Les egouts toujours bouchés un mois apres

J’ai passé quatre jours sur le terrain à sillonner toute la ville. J’ai même été en dehors des Gonaïves : à Mapou, Passe-Reine, Ennery et à Raboteau. Le constat est affligeant : les autorités haïtiennes sont totalement absentes. J’ai cherché en vain des policiers, des représentants de la Protection Civile, du Ministère de la Santé (MSPP) ou des équipes du Ministère des Travaux Publics (MTPTC). Ces dernières ne sont arrivées que la veille de mon départ avec des maillots d’un blanc immaculé mais sans bottes et avec des pelles ! C’est comme si on leur demandait de nettoyer une montagne avec une cuillère à café ! Si la situation n’avait pas été aussi tragique, j’en aurais ri. Mais ce laxisme est ignominieux.

Tous les témoignages que j’ai recueillis auprès des habitants concordaient avec mes constats et la colère est en train de gronder aux Gonaïves. Pendant mon séjour, je n’ai croisé qu’un seul tracteur ramassant la boue et les détritus dans la rue Lozama alors que j’en ai trouvé quatre autres en panne entre Gonaïves et Passe Reine.

La police est tout simplement invisible alors que la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haiti (MINUSTAH) est omniprésente et doit protéger sans cesse les convois humanitaires qui sont constamment attaqués par des pilleurs. Les dépôts de la CARE ont été attaqués le lendemain de mon arrivée et six personnes ont été arrêtées par les forces de l’ONU. La route qui arrive par une déviation aux Gonaïves est très dangereuse et constitue un véritable guet-apens pour ceux qui se rendent sur place.

Montagne de boue dans la cour de l’Hopital de la Providence

Nettoyage interminable en famille

Les TPTC debarquent enfin apres un mois

Un des rares tracteurs des TPTC

Convois encadrés par la MINUSTAH

Dans cet enfer, j’ai pourtant fait la connaissance de gens extraordinaires notamment l’équipe de la Croix Rouge Internationale qui se dévoue corps et âme à la population gonaïvienne. L’hôpital de campagne des Croix Rouges (Canada, Norvège et Haïti) a enregistré plus de 1577 consultations depuis son ouverture et j’ai pu rencontrer la mère du 78ème enfant né en deux semaines. Cet hôpital offre gratuitement tous les soins mais les médicaments doivent être obtenus à l’hôpital de Raboteau.

Je ne m’explique pas comment l’hôpital de campagne est aujourd’hui sous-utilisé, soit 29 admissions sur les deux derniers jours de mon passage. J’ai demandé aux responsables si c’était par absence d’information de la population. Ils semblent épouser cette thèse.

Le risque d’épidémie est toujours bien présent comme me l’a expliqué Raoul Elysée, Président de la Croix Rouge de l’Artibonite. D’ailleurs deux cas de diphtérie sont apparus à Ennery. La vaccination et l’isolement de la famille ont été assurés. Ce dernier ne s’explique pas comment et pourquoi la Croix Rouge de Port-au-Prince qui est devenue aujourd’hui la structure paraétatique la plus riche du pays, n’a fait acheminer aucun don aux Gonaïves alors qu’elle a reçu des millions. Il en a pleuré à mon micro. C’était pathétique et révoltant.

L’odeur des détournements de fonds et de la corruption transpercerait-elle celle putride de la mort et de l’insalubrité ? Si vous voulez aider la population des Gonaïves, faites vos dons directement sur place, à la Croix Rouge de l’Artibonite. Courriel : crhgonaives@yahoo.fr

Files de patients devant l’Hopital de campagne canado-suedois

Nancy Roc et l’equipe de la Croix Rouge Internationale

La salle de chirurgie de l’Hopital de campagne canado-norvégien

Naissance du 78eme enfant en 2 semaines a l’Hopital de campagne canado-suedois

Le Programme Alimentaire Mondial donne gratuitement de la nourriture aux familles sinistrées. Cette nourriture est distribuée de façon hebdomadaire par la CARE et sous la surveillance des soldats de la MINUSTAH. Ces derniers, selon la population, sont souvent assez brutaux car la population est affamée et indisciplinée lors des distributions. Coups et gaz lacrymogènes sont monnaie courante lors de ces distributions hebdomadaires mais, après, le contentement gagne les femmes qui ont réussi à recevoir de la nourriture pour leurs familles. Elles restent toutefois sur leur garde car nombreuses sont celles qui se font ensuite attaquées par des pilleurs sur la route et elles sont souvent blessées à l’arme blanche. Une femme a eu sa main coupée par un de ses pilleurs selon la Croix Rouge Internationale.

A Raboteau, le Centre de Santé a été construit l’année dernière dans le cadre d’une coopération cubano haïtienne et est géré par des médecins cubains et Médecins Sans Frontières (MSF). Il reçoit entre 700 et 900 patients par jour et distribue les médicaments gratuitement à la population des Gonaïves et des zones avoisinantes. Là encore, les médecins haïtiens sont rares : la plupart sont des expatriés et des Cubains ainsi que le personnel infirmier

A Passe-Reine, les femmes dansent avec leur ration de riz hebdomadaire

Distribution gratuite de medicaments a Raboteau

Files de patients devant l’Hopital de MSF a Raboteau

Médecins cubains a Raboteau

Le riz salvateur du Programme Alimentaire Mondial

J’ai été particulièrement bouleversée en rencontrant Saint Juste St Julien et Gaston Belius. La misère a bouffé le visage de ces deux hommes âgés de 63 et 64 ans, mais pas leur courage. A eux deux, ils ont ensaché 1700 cadavres en putréfaction après les inondations ! Toute leur vie ils ont vidé les latrines de l’hôpital de la Providence, aujourd’hui inutilisable, et travaillent aujourd’hui à l’hôpital de campagne canado norvégien. Leur exploit m’a été confirmé par Luc Simonin, Responsable de la Sécurité de la CICR (Comité International de la Croix Rouge) et la photo de Gaston Belius figure désormais sur le calepin que la CICR a conçu pour les journalistes.

Lors de mon interview avec le Président provisoire de la République, Me Bonniface Alexandre, hier, 29 octobre, je lui ai montré les photos des Gonaïves et lui ai conté l’exploit de ces deux hommes. Il m’a promis que, selon mes vœux, ils seront décorés par le Gouvernement et recevront une pension jusqu’à la fin de leurs jours pour ne plus jamais avoir a travailler. J’en ai eu les larmes aux yeux et je remercie sincèrement le Président de la République d’avoir compris qu’il fallait saluer le courage de ces hommes qui sont, pour moi, les nouveaux héros de la Cité de l’Indépendance.

Saint Juste St Julien et Belius Gaston, les nouveaux héros des Gonaives

Nancy Roc montrant les photos des Gonaives au Président de la Republique le 29 octobre au Palais National

Tout reste à faire aux Gonaïves et la colère gronde dans la Cité de la honte. Il ne serait pas étonnant que des manifestations y débutent bientôt pour réclamer du gouvernement une action plus dynamique en vue d’apporter de l’aide aux familles sinistrées et nettoyer la ville. [nr apr 02/11/2004 16:50]