Réponse de Jean Anil Louis-Juste [1] à Marc Archer [2] sur la question du coumbitisme [3]
Soumis à AlterPresse le 30 octobre 2004
Toute vérité est historique ; aucune signification sociale n’est à priori universelle : elle l’est devenue. La Révolution de 1791 a été d’abord et avant tout, la libération des esclaves et marrons de St Domingue, des chaînes de l’esclavage mis en place par le colbertisme français. Mais, de par sa portée historique, elle s’est universalisée en symbolisant le rejet de l’esclavage dans le monde moderne. De même, le coumbitisme qui a accompagné cette lutte anti-esclavagiste et anti-capitaliste, et qui s’est prolongé dans la résistance des paysans contre la culture des denrées, ne peut pas se réduire à celui qu’on pratique depuis longtemps dans les relations sociales de production à la campagne. Autrement dit, le coumbitisme s’est développé en perdant de sa signification historique première, mais personne ne peut condamner à l’avance le coumbitisme à la mort. Puisqu’il est toujours possible qu’il se transforme en une nouvelle représentation sociale de lutte pour l’émancipation réelle des secteurs majoritaires de la population haïtienne. Dans ces conditions, s’imposent la réappropriation de la charge populaire qu’il avait charriée du temps de la colonie, et l’éducation populaire de ceux qui sont les véritables porteurs de la culture coumbitique.
Le coumbitisme aura une vraie portée dans la mesure où la politique ne se sépare pas de l’environnement : la politique doit perdre sa fonction de domination pour mieux gérer l’environnement dans l’intérêt de tous et de chacun. Le développement libre de tous les individus sera l’objectif de l’application du coumbitisme dans la régénération de l’environnement.
Ainsi, je peux débuter la polémique avec le Physicien Marc Archer.
Quand la polémique cherche à établir la vérité d’un moment, elle est toujours constructive. A mon sens, polémiquer, c’est mettre sa vision à l’épreuve de la réalité en discutant au moins, celle d’un autre. En fait, tout savoir qui se veut pertinent, est toujours ouvert à la critique. En ce sens, contrairement à mon ami Archer, je cultive la polémique.
C’est cette culture de polémique qui me pousse à faire quelques considérations sur le texte du Physicien Archer. D’abord, je lui dirai que l’arbre est l’élément particulier de la forêt. Celle-ci n’a de réalité que dans la multiplication de cette cellule singulière. Autrement dit, il nous sera difficile de régénérer cette forêt si nous sommes incapables de comprendre la genèse et le développement de l’arbre. Si nous représentons la forêt par le coumbitisme, cette représentation sera incomplète sans les relations concrètes de l’individu, -qui symbolise l’arbre-, dans son espace et à travers son temps. Donc, la représentation du coumbitisme n’est pas le coumbitisme. Ce dernier change de signification à chaque moment particulier : la réalité d’aujourd’hui peut seule permettre de pénétrer sa « vraie portée ». Il y a lieu de ne pas porter à confondre la pratique coumbitique des temps de la colonie et de la résistance paysanne avec celle des grandons, par exemple. De même, il est difficile de convaincre les couches majoritaires de la population à faire de la coumbite avec le commerçant qui, de par son objectif d’enrichissement rapide, ne fait que les étrangler par l’instauration de la vie chère. Autant dire que nous devons renoncer à une définition générale du genre : Une coumbite est une réunion de pairs, d’un groupe d’individus partageant une même structure d’intérêts et qui, dans une optique de gratuité, mettent à disposition de l’un des membres du groupe leur force de travail, leurs moyens de production, pour un temps limité [4] » Qui sont aujourd’hui capables d’organiser une coumbite en leur faveur ? L’escouade n’est-elle pas la forme adaptée qu’épouse la solidarité des paysans dans l’organisation de leur vie et de leur travail ? Il est à observer que cette « réunion de pairs » a beaucoup à voir avec la structure agraire qui conditionne cette rencontre pratique : sur les places à vivres, des esclaves se mettent ensemble pour travailler, après avoir travaillé jusqu’au coucher du soleil dans les plantations des maîtres ; des paysans vendent ensemble des journées de travail et travaillent à tour de rôle sur leur lopin. Ainsi s’organisent-ils ensemble pour ne pas perdre la « saison ». Ceux qui participent dans la coumbite organisée par le grandon, peuvent être obligés de le faire, sous peine de perdre l’avantage du fermage ou du « deux-moitiés [5] » Donc, nous pouvons comprendre qu’un concept n’a pas de vie propre ; il peut avoir une origine et se développer autrement dans le temps. Par exemple, « communautarisme » et « communisme » partagent la même origine, mais le terme commun s’est développé différemment, selon que l’on est dans une logique d’aliénation ou que l’on revendique la possibilité de l’émancipation sociale. De même, formellement, on n’est pas obligé de participer à une coumbite organisée par des grandons, mais en réalité, le grandon spéculateur qui organise une coumbite, attend la « participation » de ses deux-moitiés. Sinon, ils seraient morts de faim de la terre ou de l’alimentation [6]
Personne ne peut nier que le coumbitisme a été l’expression de la solidarité dans l’histoire nationale d’Haïti. Mais, de là à l’ériger en vision qui a toujours inspiré les pratiques sociales dominantes, c’est une autre chose. L’ « esprit communautaire » qui est vivant dans les campagnes haïtiennes, est tout à fait différent du communautarisme qui se pratique dans les relations injustes de coopération internationale. Dans le premier cas, il s’agit de la réalisation pleine de l’individu, tandis que le second témoigne de l’objectif de reproduction ou de restauration du capital. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer les pratiques néo-libérales du FMI et de la Banque Mondiale dans l’aide au développement ! Les paysans haïtiens pratiquent la vision du travail comme médiateur de l’équilibre entre la terre et leurs ancêtres, tandis que les institutions économiques internationales agissent dans le sens du déséquilibre de l’homme et de son environnement. Alors, comment préconiser le coumbitisme au sein des relations sociales antagoniques ? Encore une fois, nous avons la preuve qu’une généralité n’exprime pas la vérité en tout temps et en tout lieu : la vérité est d’abord particulière, parce qu’elle s’exprime dans des relations singulièrement concrètes. Elle montre toujours deux dimensions : le réel et l’idéel, même si la seconde est aussi active que la première. C’est en ce sens qu’il est difficile de se représenter un Etat capable de « protéger les plus vulnérables » en dehors de la configuration des forces sociales dont cet Etat est l’expression ; la même difficulté s’expérimentera à vouloir dissocier l’esprit de coumbitisme des conditions matérielles dans lesquelles s’opère la coumbite.
Une pratique sociale peut toujours avoir un objectif de départ, mais à la longue, elle peut bien être développée dans un tout autre registre. C’est ainsi que la coumbite a été absorbée non seulement par le féodalisme haïtien, mais aussi par le capitalisme. Par exemple, la culture de vivres a été pratiquée contre la culture de denrée qui symbolise la dépendance aux yeux des paysans ; la première représente la quête de l’autonomie. Cependant, dans le métabolisme du capital, la culture de vivres fut encouragée en quelque sorte, et à un moment de la durée, pour faire baisser les salaires des ouvriers de la sous-traitance. Aujourd’hui, la culture de vivre est remise en cause par le capital à travers ses recettes néo-libérales.
De même, la révolte des esclaves et marrons de St Domingue pour la liberté pleine et la révolte des cultivateurs du Nord contre les pratiques agraires de Toussaint ne sont pas représentées avec la même charge politique par les dirigeants de la Révolution. En ce sens, on ne doit pas parler de trahison quand il s’agit d’approcher les comportements de ces derniers. Ils font partie des élites haïtiennes ; et l’élitisme est fondé sur la séparation entre gens faits pour commander et gens faits pour obéir : l’unité dialectique dominant/dominé, travailleur manuel/travailleur intellectuel participe du même processus de la reproduction du capital. Et l’école haïtienne est chargée de reproduire ces inégalités sociales. En ce sens, ce serait une erreur de dissocier totalement les intérêts des élites économiques, politiques et intellectuelles haïtiennes de ceux du capital transnational qui gère aujourd’hui le monde sans partage. Le profit des élites va à l’encontre des masses populaires, mais rencontre l’intérêt du capital. En d’autres termes, ce profit est la forme d’expression supérieure de la dominance des intérêts de la bourgeoisie transnationale.
Dans ces conditions, il est difficile de penser à un sursaut d’humanisme de ces catégories sociales en faveur de la restauration désintéressée de l’environnement haïtien. Pour ma part, j’estime que la justice fiscale sera un moyen sûr de récolter des fonds pour la régénération de l’environnement. D’une part, elle allègera le fardeau que représente la perception de 85% d’impôts indirects sur la vie de la majorité et luttera indirectement contre la pauvreté ; de l’autre, elle fournira des ressources financières à allouer dans des politiques sociales capables d’accompagner une autre politique territoriale. Mais toujours est-il qu’il ne faut pas subordonner toute transformation sociale à sa capacité financière, sinon on sera pris dans le piège du financiarisme qui domine aujourd’hui dans le monde. A ce moment-là , la globalisation néo-libérale apparaîtra comme étant incontournable, et l’immobilisme gagnera tous les cœurs et les esprits.
Par ailleurs, je conseillerais le Physicien Industriel Marc Archer à relire mon texte qui n’a pas oublié de considérer l’environnement comme un ensemble en traitant de la question du déboisement ; je l’ai fait, parce que c’était l’objet de la polémique qu’a ouverte Madame Fombrun avec son interprétation du désastre des Gonaïves. Tout ceci, c’est pour dire que le problème de dégradation de l’environnement survient quand on ne tient pas compte des capacités de charge des écosystèmes : ceux-ci peuvent être industriels, marins, agricoles, etc. La rationalité écologique est alors méprisée au profit de la rationalité capitaliste qui veut que le métabolisme du capital dévore et l’homme et la nature pour sa reproduction exclusive.
C’est en ce sens que la valorisation de notre environnement devient une œuvre humaine colossale. Elle dépasse la simple relation politique, puisqu’il s’agit de vivre en respectant les lois naturelles de régénération des écosystèmes. Autrement dit, la prise en compte des valeurs de l’environnement pour le bien-être des populations, signifie la résolution de l’antagonisme rationalité écologique/rationalité capitaliste. L’entreprise exige donc la mobilisation de ressources philosophique, économique, éthique, culturelle, politique, etc. Ce n’est pas une simple question de relation de l’individu avec l’Etat. C’est plutôt une quête collective vers la réalisation de la dialectique individu/société, c’est-à -dire la matérialisation du fonctionnement organique de l’individuel et du collectif. Aucune dynamique régulatrice ne peut réaliser un tel projet en dehors de la construction d’un homme nouveau. Si nous voulons réhabiliter notre environnement, nous devons à la fois agir contre les mécanismes de production de la pauvreté et éduquer les masses populaires qui sont historiquement exclues dans la société. L’ « éco-citoyenneté » me paraît un peu trop culturaliste pour pouvoir prétendre réaliser cette œuvre immense. Un autre sujet collectif s’avère nécessaire pour mettre à l’agenda politique, la question de l’alternative à la mondialisation néo-libérale qui fait peu de cas de l’environnement. Depuis 1972, des instances nationales organisent des conférences mondiales sur l’environnement. On a produit le développement soutenable ou durable, mais jusqu’à aujourd’hui, les recommandations ont demeuré lettre morte dans la civilisation du capital. L’égoïsme, la volonté de puissance, le néo-colonialisme et le mensonge doivent être combattus au nom de la générosité, de la solidarité, de la liberté et de la vérité. Donc, la libre individualité dont parlait Jean Jacques Dessalines dans son discours du 1er janvier 1804 garde toute son actualité : le libre développement de tous les individus doit devenir tout un programme pour que le coumbitisme puisse récupérer sa vraie portée.
Jn Anil Louis-Juste
27 octobre 2004.
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
[2] Physicien industriel
[3] Article de reference : La vraie portée du coumbitisme.
[4] Lire Marc A. Archer, in Dossiers et Documents de Alterpresse
[5] En general, les grandons pratiquent ces relations de production à la campagne. Mais, on peut le rencontrer aussi chez des paysans moyens aisés.
[6] On doit savoir qu’à la campagne, le spéculateur grandon est à la fois, un grand propriétaire terrien, un boutiquier et un propriétaire de moyens financiers. C’est lui qui assure la fonction d’usurier et de vendeur à crédit.