Texte de David Gonzalez du New York Times, traduit de l’anglais par Vario Sérant - aout 2002
Le terrain est jonché de détritus. Les sources sont couvertes d’une écume grise. Les villas où des gens fortunés venaient se détendre au bord de la piscine ont fait place à des forteresses en brique. Le lieu de repos n’est plus.
Mais, tout aux alentours, la vie est là . Trop de vie qui s’éteint.
Le terrain, une forêt fraîche de vignes pendillant et d’arbres géants qui fournissent des écorces médicinales et des fruits juteux, est occupé par un gang armé et des centaines de squatters qui ont ravagé ce qui était jadis une rare oasis.
Katherine Dunham, l’anthropologue et danseuse américaine qui vit actuellement à New York, mais qui aime beaucoup Haïti et sa culture, possède depuis plus de 60 ans ce havre de 22,50 hectares au cœur de P-au-P.
Jusqu’à présent, elle rêve d’accorder son jardin au peuple haïtien. Elle a réussi à le faire reconnaître comme le seul jardin botanique dans un pays ou la pauvreté sévit durement et entraîne, entre autres conséquences, une coupe effrénée des arbres, lesquels sont vendus sur le marché sous forme de charbon de bois.
Le jardin peut paraître insignifiant au regard des problèmes récurrents d’Haïti sur les plans social et environnemental. Mais, le combat de Mme Dunham pour préserver cette parcelle de la culture traditionnelle au milieu d’un paysage miséreux est la preuve que la politique et la pauvreté peuvent faire obstacle aux meilleures intentions.
" La ville et l’île ont besoin d’une sorte de reconnaissance de leur importance ", déclare Mme Dunham, qui est âgée de 94 ans, dans une entrevue téléphonique depuis les Etats-Unis. " Je perçois le jardin comme l’une des choses qui pourrait aider.
Son aventure avec le jardin est née de son histoire d’amour avec Haïti qu’elle a visité pour la première fois en 1930 pour faire des recherches sur la danse sacrée. Le domaine appartenait jadis à Pauline Bonaparte, la sœur de Napoléon, et Charles Leclerc, que Napoléon avait envoyé en Haïti pour réprimer la révolte des esclaves qui allait déboucher sur l’indépendance de la nation en 1804.
A travers les années, le jardin a été un lieu qui abritait (sous les arbres) les rituels africains connus sous le nom de vaudou. Dans les années 70, Mme Dunham a affermé le terrain à un hôtelier français qui l’a transformé en Habitation Leclerc, un endroit de villégiature pour les nantis, qui comprenait 35 villas. Mme Dunham et son époux ont emménagé dans une propriété plus petite qu’ils avaient de l’autre côté de la route.
L’effervescence de l’automne, à l’approche de la fin de la dictature de Duvalier, en 1985, a obligé l’hôtel à fermer boutique. Il a été saccagé par des employés. Mme Dunham a alors transformé la forêt en un jardin botanique, et a réussi à obtenir la reconnaissance internationale pour l’Etat aux environs de 1995. Elle l’a visité pour la dernière fois en 1996, dit-elle.
L’année suivante, deux botanistes britanniques, faisant des recherches sur le terrain, ont été attaqués et volés par des membres d’un gang qui se nomme "l’Armée Rouge". Ils sont allés jusqu’à occuper le terrain et terroriser le voisinage de Martissant.
Cameron Brohman, un canadien qui a aidé Mme Dunham à préserver-la forêt, a déclaré que le gang a très vite commencé à utiliser celle-ci comme une cachette (pour se protéger de la police). Le gang fait de la squattérisation des anciennes villas un commerce lucratif.
M. Brohman a essayé pendant plus de deux ans de le déloger, et a réussi à obtenir (de la justice), l’année dernière, un ordre d’expulsion. Maintenant, il fait face à un dilemme : la police dit qu’elle ne fera rien tant que la propriété est un jardin botanique fonctionnel, tandis que d’éventuels donneurs et groupes de chercheurs souhaitent la sécurisation des lieux pour y retourner.
"Un jardin botanique est maintenu en otage par un gang criminel", a-t-il dit. "La police ne fait rien pour freiner les menaces à l’encontre de ce qui pourrait être un centre important de développement des politiques destinées à juguler la crise environnementale".
Pour les défenseurs de Dunham, l’inaction du gouvernement haïtien relève de l’irresponsabilité. Ils se rappellent qu’elle avait observé une grève de la faim de 47 jours, il y a de cela 10 ans, pour protester contre la politique américaine de rapatriement des boat people haïtiens.
Maintenant, M. Brohman paie des membres de la police anti-émeute pour patrouiller la zone et répondre à son appel quand il apprend que quelqu’un envisage d’abattre un arbre.
"Je les paie pour engendrer la peur chez les membres du gang et leur faire savoir que nous avons de plus grosses armes qu’eux", a-t-il dit.
Le leader de l’Armée Rouge a transmis un message à M. Brohman disant que son groupe protégeait la forêt et devrait être rémunéré pour son travail.
Qu’est-ce qu’ils protégeaient ?, s’est demandé M. Brohman tandis qu’il se promenait récemment, un beau matin, dans la forêt et apercevait un jeune homme qui lui demandait un dollar.
Les anciennes écuries sont une coquille couverte de graffitis. Une volière (grande cage à oiseaux), qui se nichait dans un "plazza", est maintenant une cage à poule couverte de feuilles. Le vieux casino et disco est sombre, mais les gens continuent de s’y aventurer pour remplir leur seau d’eau de source.
Comme Mme Dunham, M. Brohman et ses collègues s’accrochaient obstinément à leur rêve (vision) pour le jardin. Pour eux, la forêt a une personnalité et un pouvoir, pas seulement pour guérir le corps à l’aide de remèdes naturels, mais aussi pour sauver l’âme et l’esprit. Les arbres dénommés mapou qui émergent des sources sont un signe de la providence, ont-ils précisé.
" Ils sont la maison des esprits ", a dit Maxo Rimpel, un agent de sécurité de Mme Dunham, tandis qu’il guidait. Ces arbres, a-t-il dit, nourrissaient et guérissaient ses ancêtres. "Si vous détruisez-la maison des esprits, alors vous périrez".
Une visiteuse, Janine Pierre, qui habite tout près, a dit qu’elle est venue dans la forêt après un songe (rêve).
"Hier soir, j’ai rêvé que la source était propre", a-t-elle dit. "J’ai rêvé que j’ai nettoyé la source. Cela veut dire que je dois la nettoyer. C’est une cour sacrée".