Voici de larges extraits d’un article du journal le New York Times, relatant le séjour en Haïti de deux botanistes américains en 1903. Un compte-rendu plus « impérial que botanique », que nous pouvons considérer comme les prolégomènes de l’occupation américaine de 1915.
Myrtha Gilbert, juillet 2015
DES BOTANISTES EN EXPLORATION EN HAITI
DES HORTICULTEURS DE BRONX ONT EU D’INTERESSANTES EXPERIENCES AU COURS DE LEUR EXPEDITION D’HERBORISATION A L’INTERIEUR DE LA REPUBLIQUE NEGRE D’HAITI
George Valentine Nash, jardinier en chef du Jardin Botanique du Parc de Bronx, accompagné de son assistant Harry Baker sont revenus d’une expédition visant à collecter des plantes en Haïti. Il s’agit de la première expédition d’herborisation jamais entreprise par une institution sur cette île. Ce fut une visite hautement intéressante, celle de cette fameuse République Noire où vont de rares américains et qui est la moins connue de toutes les îles.
L’île d’Haïti mesure 300 miles de long et comprend deux Républiques : la République Dominicaine qui occupe les deux-tiers de l’île à l’Est et la République d’Haïti qui occupe le tiers occidental. Cette dernière établie sous le leadership du fameux Toussaint Louverture en 1804 est plus densément peuplée avec une population d’environ 1million 350 000 habitants.
M. Nash a passé son temps exclusivement en Haïti et l’histoire de sa visite ressemble à un chapitre d’un conte autour d’une île imaginaire comme celle de Zenda, dont l’existence à seulement 1300 miles de New-York paraît irréelle presqu’incroyable.
Cette ile aux vastes chaînes de montagnes atteignant 8000 pieds de haut, se chevauchant, s’entrelaçant dans une inextricable confusion, dépourvues de chemins de fer, traversées uniquement par des sentiers à peine tracés, est recouverte d’extraordinaires forêts tropicales dont les splendides arbres de construction valant leur pesant d’or sur le marché mondial, meurent de vieillesse sans qu’ils soient touchés par la hache.
Partout dans ces montagnes on trouve de petites huttes en paille surplombant des falaises ou au bord de quelque ravin, ce sont les maisons des paysans noirs qui cultivent leur jardin de bananes où ils mènent une vie presqu’aussi primitive que celle de leurs ancêtres, au cœur de l’Afrique. C’est une terre de sommets en aiguilles, et ces pics élevés, clairs au soleil du jour, s’élevant comme des îles brumeuses au milieu d’une mer houleuse d’un après-midi nuageux, offrant une vue imprenable d’une sauvage et magnifique scène de montagnes. C’est une terre d’or, d’argent, de cuivre, de fer et de charbon… une terre aux possibilités infinies qui ne pourra jamais être développée dans les conditions actuelles : une terre dirigée par l’homme noir, non par le mulâtre, mais par l’homme noir.
Partout dans la République d’Haïti, la population est noire, aussi noire que les plus noirs des américains noirs. Les quelques mulâtres viennent de la Jamaïque ou de la République Dominicaine voisine. L’homme blanc est exclu par des lois rigoureuses de la possession de la terre. L’homme noir entend conserver le pouvoir dans ce pays pour lui-même. Dans la capitale Port-au-Prince, cet homme noir quand il a plein pouvoir, est un homme cultivé, raffiné, teinté de culture française, il a étudié à Paris et fréquente assidûment cette ville, il habite une coquette villa, conduit une belle voiture, parle souvent à de distingués étrangers blancs qu’il invite à dîner. Au fond des montagnes, cet homme noir, absolument illettré continue à organiser les cérémonies vodou et s’adonne aux sacrifices humains au cœur de la forêt.
Les passeports sont nécessaires
Aucun étranger ne peut fouler le sol haïtien sans détenir un passeport de son gouvernement, visé par le Consul haïtien au port de sortie. Au bureau du navire à New-York, on ne vous vend pas un ticket, si vous ne montrez pas votre passeport, car le bateau a été retenu plusieurs fois par le Consul haïtien qui refusait d’octroyer des visas pour des passeports non valides à bord. Cette formalité une fois accomplie, M. Nash est parti avec dans sa poche, des lettres de recommandations du Gouverneur des provinces septentrionales d’Haïti. Ce dernier lui a remis des lettres pour chacun des vice-gouverneurs de son département, lesquels à leur tour lui fournissent des guides officiels qui jouent aussi le rôle de protecteurs. Sans cette protection, ces voyages deviendraient dangereux, pas tellement à cause d’une mauvaise disposition des gens mais à cause de leur ignorance.
Par exemple, M. Nash était en train un jour de collecter des fleurs et des feuilles de quelques arbres quand soudain surgit un natif natal brandissant une machette… et s’adressant à lui dans un langage violent, en un patois français incompréhensible.
Mon ami chrétien lui dit le botaniste, il serait nécessaire que vous parliez anglais ou du moins français pour que nous puissions dialoguer.
Le natif ne comprenait pas et la situation devenait dangereuse, quand le guide apparut. Il expliqua qu’apparemment, le belligérant s’apprêtait à tailler M. Nash en pièces et son cadavre allait servir de fumier à la terre. La raison de cette posture belliqueuse s’explique par le fait que le botaniste avait marqué plusieurs arbres et que le natif croyait qu’il voulait revenir le déposséder par des moyens légaux de sa terre. Quand tout lui fut expliqué, il devint pacifique, et assura M. Nash qu’il pouvait prendre les échantillons qu’il voulait et même l’arbre s’il en avait besoin.
C’est là un exemple de ce qui peut arriver à un explorateur parcourant l’intérieur de ce pays sans protection…
Les gens ont une vision très correcte que l’homme blanc une fois en possession de la terre ne laissera rien aux haïtiens.
« Leur position est correcte de leur point de vue » dit M. Nash. Cependant, le pays ne peut pas continuer ainsi. Le gouvernement fonctionne à partir des emprunts aux taux de 18 à 30%...
L’Eglise dans chaque village constitue la chose la plus imposante de toute la zone. Dans l’une de ces constructions, le chœur était recouvert de tuiles importées de France. Le port le plus proche se situait à 50 000 des lieux et chaque tuile a été transportée à pied sur la tête des femmes noires.
Les petits villages sont construits autour d’une place centrale… un palmier est planté : l’emblème d’Haïti. Cet emblème se retrouve sur toutes les pièces de monnaie avec la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ». La gourde est l’unité monétaire et 50cts de gourde valent 17cts or. C’est la valeur d’une journée de travail. Les pièces d’une, de deux et de trois cts sont couramment utilisés et la dernière est la plus courante.
Une caractéristique curieuse de ces petits villages au fond des mornes, c’est la présence de petites boutiques syriennes où quelques syriens détiennent le commerce de la communauté et ce sont eux qui détiennent l’argent.
L’explorateur s’est exprimé abondamment au sujet de la seule plantation blanche de l’île. Le propriétaire est un belge et le manager M. Casse, un danois qui habite les lieux. La plantation mesure 1000 acres, plantés en caoutchouc et cacao. Les arbres à caoutchouc ne sont pas encore prêts pour la récolte. Pour protéger les jeunes arbres du soleil, des bananiers ont été plantés parmi eux. Il existe une usine de fabrication de confiture de bananes, fumées et préparés avec du sucre. C’est un produit concentré à valeur ajoutée commerciale beaucoup plus élevée que celle du fruit crû. Toute la production va en Europe. Il existe aussi sur la plantation des distilleries de rhum et de tafia…
Le jour des comptes n’est pas loin
Il est évident pour n’importe qui, que les Etats-Unis ne vont jamais permettre à aucune autre puissance de prendre possession de l’île. Il n’existe aucun pays dont l’occupation ferait autant horreur aux Haïtiens que les USA pour des raisons évidentes. Aussi, ils évitent les Etats-Unis dans le cadre de leurs voyages… Ils n’aiment pas les blancs.
The New York Times
20 septembre 1903
Titre original : Botanists explore Haiti.
(Traduction libre)
Myrtha Gilbert, Juillet 2015