Par Fritz DESHOMMES, Vice-Recteur élu de l’Université d’Etat d’Haïti - aout 2002
Le Ministère de l’Education Nationale de la Jeunesse et des Sports (MENJS) n’a pas d’état d’âme. Il y a eu une décision de justice concernant l’Université d’Etat d’Haiti et son Conseil Exécutif. Il devait l’appliquer. D’ailleurs lui aussi a été assigné par les " citoyens-étudiants ". Il n’y est donc pour rien. La seule issue qui reste c’est que " les contestataires doivent aller en appel ".
Voilà plus ou moins la position exprimée par les responsables du ministère. Les choses se sont-elles vraiment ainsi passées ? Se pourrait-il que le Ministère ait eu une attitude plus active ? Ou même, n’est-il pas possible de démontrer que l’action ministérielle est allée au-delà des " injonctions " réelles du Juge des Référés ?
Le MENJS et la Procédure Judiciaire
Reprenons les choses dès le début. C’est vrai que le Ministère n’a pas été l’instance à avoir introduit l’action en justice. C’est également vrai qu’il a été lui aussi interpellé : dans l’affaire, il figure comme défendeur au même titre que le Conseil Exécutif de l’UEH. Mais quelle a été son attitude en la circonstance ?
D’abord a-t-il eu le même traitement que le dit Conseil Exécutif en ce qui a trait à la réception de l’assignation ? A-t-il eu l’occasion de se défendre ou de faire entendre son point de vue ?
Si oui, il serait intéressant de connaître la position adoptée en la circonstance. A-t-il reconnu la compétence du Tribunal des Référés ? Admet-il d’être ainsi interpellé par dix " citoyens-étudiants " ? S’est-il enquis des raisons pour lesquelles le Conseil Exécutif de l’UEH n’était pas présent ou n’a pas su se défendre ?
Quant au fond, le ministère aurait pu brandir la Constitution et les " Dispositions Transitoires " régissant l’UEH. Ce dernier document pourrait être méconnu par le juge, les étudiants pourraient en ignorer l’existence mais le ministère, en étant dûment signataire, ne peut ne pas s’y référer toutes les fois qu’il s’agit de l’UEH.
Rappelons que les " Dispositions Transitoires ", constituent un accord signé en 1997 entre le Ministère de l’Education Nationale et le Conseil de l’Université d’Etat d’Haiti.. Elles portent notamment sur :
les fondements et les éléments constitutifs du statut d’indépendance et d’autonomie de l’UEH ;
les principaux organes de l’UEH, leurs attributions respectives, le mode de désignation de leurs dirigeants.
A moins que le Ministère n’ait pas non plus reçu l’assignation et ait été mis devant le fait accompli. Dans ce cas, ne devrait-il pas automatiquement protester contre la violation de son droit de se défendre et d’exprimer son opinion sur une matière qui le concerne au premier chef ? Sans compter les autres vices de procédure déjà signalés.
Mais, dirait-on, pourquoi le Ministère s’embarrasserait-il de tant de scrupules face à une institution avec laquelle les rapports ne sont pas toujours cordiaux, si l’on en croit sa titulaire ? L’ordonnance qui en est résultée ne tranche-t-elle pas en sa faveur ?
Pourquoi ? Par principe. Pour la vérité. Pour l’éthique. Pour l’honneur. Car il s’agit bien de l’Etat. Et pas n’importe quel organisme de l’Etat : le Ministère de l’Education Nationale, de la Jeunesse et des Sports. C’est bien l’Etat qui " veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population ", nous dit la Constitution en son article 32. Retenons deux adjectifs : morale et civique.
Le Ministre a des raisons personnelles pour agir en ce sens. Dans un article paru dans " Le Nouvelliste " du 6 aout dernier sous sa signature, n’a-t-elle pas insisté sur sa qualité d’ ancienne secrétaire générale de l’Université et professeure de carrière " ? N’a-t-elle pas reconnu qu’il " s’agit d’une institution qu’il convient de renforcer en raison du rôle majeur qu’elle est appelée à jouer dans le processus de construction de la démocratie chez nous ".
Pourquoi donc ne l’a-t-elle pas fait ? Raison d’Etat ?
Entre la décision de justice et le communiqué du MENJS
En tout cas, le ministère a préféré appliquer la dite ordonnance. Il a estimé devoir obéir à une " décision de justice ". Célère et péremptoire. La dite décision est proclamée le 26 juillet, un vendredi, et le 27 juillet, un samedi, comme s’il y avait péril en la demeure, le communiqué du ministère tombe comme un couperet.
A l’analyse, le Ministère ne s’est pas contenté d’appliquer l’ordonnance du juge des référés déjà en porte-à -faux par rapport à la constitution et au cadre normatif régissant l’UEH. Il en a fait une interprétation plutôt " célère " sous plusieurs aspects et est allé beaucoup plus loin. On connaît les mesures : suspension du processus électoral, mise à l’écart du Conseil Exécutif légitime et son remplacement par une commission provisoire de trois membres.
Suspension du processus électoral
Le ministère a décidé la suspension des élections. Or le juge des référés fait seulement défense aux Recteurs et Vice-Recteurs de " tenir les élections qu’ils projettent à l’effet de nommer un Recteur et deux Vice-Recteurs " (sic). Comme il a été déjà démontré, ( Voir " Le Nouvelliste " du 13 juillet 2002), les élections ne sont pas " tenues " par le Conseil Exécutif mais bien par le Conseil de l’Université, lequel n’est pas partie à l’affaire et dont l’existence et le fonctionnement ne sont nullement mis en cause. Il n’est donc pas tout à fait exact de conclure qu’une " ordonnance émise par le juge des référés nous a été signifiée, enjoignant le ministère de suspendre le processus électoral en cours ".
Nomination d’une commission provisoire
L’ordonnance enjoint-elle au Ministère de nommer une commission provisoire ? Reproduisons une fois encore la partie concernant le MENJS :
" Ordonne au Ministère de l’Education Nationale, responsable de la mise en œuvre de la Politique éducationnelle dont l’Etat a le monopole à tous les degrés, de prendre toutes les mesures jugées urgentes en vue de rétablir au sein de l’Université d’Etat d’Haiti les conditions propices à la mise en place des structures prévues par la constitution et de la loi ". Ouf !
Que vous rappelle ce membre de phrase, tellement long, tellement ampoulé, tellement solennel, tellement truffé de périodes et de circonvolutions , mais privilégiant beaucoup plus l’éloquence, le rythme, l’esthétique que la cohérence ou la vérité du contenu ?
Vous souvenez-vous de la période des Duvalier, lorsque la Chambre Législative partait en vacances ? Il y avait comme un rituel une résolution de dite chambre accordant les PLEINS POUVOIRS au Président A Vie de la République …. Consciemment ou inconsciemment, les rédacteurs de l’ordonnance ont du s’y référer. On y retrouve les mêmes caractéristiques en termes de mots (" toutes les mesures jugées urgentes "), de rythme, de contenu et de … contre-vérités (le MENJS, " responsable de la mise en œuvre de la Politique Educationnelle dont l’Etat a le monopole ").
Mais il y a un hic. Les pleins pouvoirs accordés se rapportent finalement, en dépit d’étourdissantes circonvolutions, à " la mise en place des structures prévues par la Constitution ".
Or, en ce qui a trait à l’Université d’Etat d’Haïti, la seule structure prévue par la Constitution n’est autre que " le Conseil de l’Université d’Etat ", nommément cité aux articles 211 et 289.
En fait, tout ce que la Constitution dit de l’Université d’Etat d’Haïti, c’est que :
elle est autonome et dispense un Enseignement Supérieur libre tout en la plaçant au Titre V portant sur les Institutions Indépendantes (Art. 208) ;
l’Etat doit financer son fonctionnement et son développement et qu’avec les autres écoles supérieures publiques son organisation et sa localisation doivent être envisagées dans une perspective de développement régional (Art 209) ;
le Conseil de l’Université doit donner son approbation technique préalablement à toute autorisation de fonctionnement en faveur des universités et écoles supérieures privées (Art. 211).
Par ailleurs, la Constitution encourage la création de Centres de Recherches et ordonne que " les universités et Ecoles Supérieures privées ou publiques dispensent un enseignement académique et pratique adapté à l’évolution et aux besoins du développement national ".
Ainsi la seule structure prévue par la constitution est bien le conseil de l’Université d’Etat d’Haïti. Etant donné que ce conseil est en place, comme le reconnaît le communique du 27 juillet, l’injonction du juge des référés est donc sans objet.
A la limite, on pourrait l’interpréter en se référant à l’article 209 de la constitution. Dans ce cas, le ministère devrait plutôt poser avec les autorités légitimes de l’université la problématique du financement, tellement cruciale. Les discussions pourraient également porter sur le " développement régional " auquel la Charte :Fondamentale subordonne son organisation et sa localisation. Ou encore sur les besoins en formation compte tenu de " l’évolution et des besoins du développement national ". (Art. 211.1). Mais dans ce cas, l’Etat lui-même ne serait pas prêt car tout ceci suppose l’existence d’un plan de développement global, d’une vision du développement régional, dans lequel s’intégrerait l’action universitaire.
A moins que l’ordonnance vise la " création de centres de recherches " évoquée par l’article 210 ou la répartition des compétences entre le Ministère et le Conseil de l’UEH en ce qui a trait à l’autorisation de fonctionner des Universités et Ecoles Privées dans la perspective de l’art. 211. Cela aussi passe par une discussion avec " les structures prévues par la Constitution ".
Pour revenir au texte de l’ordonnance, le rédacteur semble avoir été pris à son propre piège. Il n’a pas su garder jusqu’à la fin le contrôle de sa phrase tellement longue, tellement assourdissante, tellement étourdissante et a cru bien faire en évoquant la Constitution et la loi sans se rendre compte que la Constitution n’est pas de son côté.
L’ordonnance parle aussi de " la mise en place … de la loi ". De quelle loi ? Suffit-il de dire " la loi " pour que tout s’éclaircisse ? Là encore on pourrait dire que cette " injonction " est sans objet. Mais on peut faire des hypothèses :
Ou il s’agit de celle dont parle la Constitution en son article 212 : " Une loi organique réglemente la création, la localisation et le fonctionnement des Universités et Ecoles Supérieures publiques et privées du pays ". Auquel cas le MENJS, en accord avec d’autres instances, devrait rapidement se mettre au travail ;
Ou il s’agit de la loi organique de l’UEH et le MENJS n’aurait qu’à s’enquérir des propositions du Conseil de l’UEH sur les conditions de relance de la Commission de Réforme prévue par les " Dispositions Transitoires " tout en assurant cette fois de sa disposition à respecter ses engagements contractés à l’article 28.
Mais pour cela, fallait-il une ordonnance ?
Cela dit, il faut chercher avec beaucoup de patience dans l’ordonnance les provisions claires qui autoriseraient/enjoindraient le ministère à nommer une Commission Provisoire …
Du mandat du Conseil Exécutif de l’UEH
Le seul point de l’ordonnance qui semblerait s’accorder avec les décisions du Ministère concernerait la caducité du mandat du Conseil Exécutif. Mais le juge n’a pas prononcé cette caducité. Il dit l’avoir constatée. Bien entendu, le ministère dispose de tous les arguments du monde pour ne pas en tenir compte :
il est un principe communément admis faisant obligation au fonctionnaire de rester en poste jusqu’à son remplacement ;
le Conseil de l’Université avait lors de sa réunion du 7 mais 2002 adopté une résolution formelle en ce sens ;
La Charte Electorale de l’UEH prévoit également une telle disposition ;
Les élections du 26 juillet allaient justement mettre fin à cette situation et permettre de compléter le nouveau conseil exécutif dont un membre avait été élu le 14 juin
A ce sujet, que dirait-on des Conseillers de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif dont le mandat est arrivé à expiration depuis novembre 2001 ?
Sans parler des questions de procédure, de compétence, déjà évoquées.
La décision de justice ne saurait constituer un obstacle au retrait du communiqué du 27 juillet
En résumé,
a)le MENJS aurait dû s’opposer à la décision du juge des référés ;
b)Il semble plutôt que les décisions adoptées par le MENJS soient allées au-delà de l’ordonnance, elle-même déjà truffée de vices de fond et de forme.
Serait-ce la raison pour laquelle le communiqué du 27 juillet ne mentionne nullement la décision du juge des référés. Comme s’il serait dangereux ou inconvenant de s’y associer. En d’autres termes, le ministère serait le premier à se méfier de l’ordonnance ou à ne pas y croire. Pour des questions de procédures ? Ou parce que la dite ordonnance ne fournit finalement pas les provisions nécessaires ?
Pourquoi alors a-t-il cru devoir " foncer " ? Raison d’Etat , une fois encore ?
Dans cette perspective, il n’est pas nécessaire que soit cassée la décision de justice pour que le ministère revienne sur sa décision et fasse le retrait du communiqué du 27juillet. Il suffit qu’il reconnaisse avoir fait une interprétation abusive de la dite ordonnance qui mérite d’ailleurs d’être combattue et par le ministère et par l’université et par tous ceux qui aspirent à un véritable Etat de droit.
Au moment toutes les voix du bon sens s’élèvent pour réclamer le retour à un fonctionnement normal de l’Université, en vertu des normes constitutionnelles et réglementaires qui la régissent, au moment où est évoqué le risque de " somalisation de l’UEH " (voir " Le Nouvelliste du 14 août 2002), n’est-il pas venu le temps de faire jouer une autre raison, la raison académique, tellement présente dans l’article paru dans " Le Nouvelliste " du 6 août 2002 ?.
Nos " collègues universitaires " du MENJS entendront-ils notre appel ?
Fritz DESHOMMES, Vice-Recteur élu de l’Université d’Etat d’Haïti