Par Robert Berrouët-Oriol*
Soumis à AlterPresse le 8 juillet 2015
Les sociolinguistes, toutes écoles de pensée confondues, soutiennent en règle générale que la langue est une institution sociale historiquement articulée et qu’elle exprime de différentes façons les réalités de son époque. À ce titre, les mots du lexique peuvent être « marqués », objets d’une singulière connotation (au sens de : « Ensemble de significations secondes provoquées par l’utilisation d’un matériau linguistique particulier et qui viennent s’ajouter au sens conceptuel, fondamental et stable, qui constitue la dénotation. Ainsi, cheval, destrier, canasson ont la même dénotation, mais ils diffèrent par leurs connotations : destrier a une connotation poétique, canasson une connotation familière ») (Larousse). Il en est ainsi du sens connoté, en anglais comme en français, des termes « nigger » et « nègre », termes qui ont récemment fait couler beaucoup d’encre sur les autoroutes différenciées de la sémantique et des médias.
Suite au massacre de Charleston le 17 juin 2015, aux Etats-Unis, on a pu voir Barak Obama monter au créneau et se faire le chantre d’un discours rassembleur durant lequel il a ouvertement employé le terme « nigger ». La presse américaine l’a amplement souligné et le magazine français NouvelObs s’en est fait l’écho par deux articles publiés successivement les 24 et 25 juin 2015 : « Nigger" : pourquoi le "N word" rend fou aux Etats-Unis [1] », et « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis [2] ».
Ces articles renvoient aux connotations historiques de « nigger » en anglais et ils contribuent à mettre en lumière celles de « nègre » dans le champ de « l’industrie éditoriale » de langue française comme en témoigne également l’article « Moi, nègre[Moi, nègre ». NouvelObs, 20 janvier 2011.]] » de François Forestier publié dans Le Nouvel Observateur du 20 janvier 2011.
À lire de près ces articles et à consulter d’autres sources, chemin faisant, il sera tout aussi éclairant d’interroger le terme « nèg » en Créole haïtien.
L’article « Nigger" : pourquoi le "N word" rend fou aux Etats-Unis » expose comme suit son propos :
« Scandale, Barack Obama a osé prononcer le mot "nigger" dans une interview radio ce week-end. Revenant sur l’attentat de Charleston, le président a constaté que l’héritage esclavagiste et raciste reste dans l’ADN américain. Et "s’abstenir par politesse de dire nigger en public" ne suffit pas à se débarrasser d’un mal vieux de 300 ans, a-t-il expliqué. La plupart des journaux américains, qui rapportent l’affaire ce mardi, n’osent même pas imprimer le mot maudit. Ils écrivent donc "N word", le mot en N. C’est que Nigger, nègre, est un des mots les plus tabous du vocabulaire américain. Il est le Hulk des gros mots. »
Et l’article de poursuivre en pointant l’« Étrange destin que celui du mot Nigger. Pourquoi est-il devenu aussi sensible, davantage même que tous les mots racistes désignant un noir ? "Cet épithète racial est plus blessant encore que des insultes comme youpin, niakoué, boche ou chinetoque", constate Randall Kennedy dans son introduction à un livre qu’il lui a consacré ("Nigger : The Strange Career of a Troublesome Word", "Nigger : le parcours étrange d’un mot causeur de troubles").
À noter que le simple titre de ce livre, "Nigger" avait créé en 2002 une polémique à sa sortie, le professeur de Harvard étant pris à partie par certains de ses collègues. »
Pour sa part, l’article « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis » pose avec autant d’acuité qu’
« On ne l’écrit pas. On le prononce encore moins, sauf si on est rappeur. Le "N-word" ("N....") pour "nègre", dont l’utilisation sans artifice par Barack Obama a viré au débat national, est le mot le plus tabou des États-Unis, symbole de racisme et d’une histoire douloureuse.
"C’est le mot le plus lourd de sens de la langue anglaise", dit à l’AFP Geoff Harkness, enseignant de sociologie au Morningside College (Iowa), "un mot profondément entremêlé des questions d’origines et de racisme". »
(…) C’est un mot qui a toujours été controversé, car toujours utilisé par les Blancs pour rabaisser les Noirs", indique Neal Lester qui enseigne l’anglais à l’Arizona State University. Dès 1619 et l’arrivée des premiers esclaves noirs en Amérique, "il a eu une connotation négative", ajoute ce spécialiste de littérature afro-américaine. »
On le voit bien, depuis fort longtemps le terme « nigger » est péjorativement connoté en anglais et son utilisation par Obama relève de la transgression d’un tabou linguistique : oser faire parler autrement un terme au lourd passé, violemment répressif et mortifère, un terme au présent singulièrement réducteur (négatif) de l’homme noir assigné à une prétendue sous-humanité.
Car, ce terme « nigger » -comme tous les mots des langues naturelles-, est porteur de mémoire, de sédiments divers, mais ici ce terme est réceptacle d’une mémoire de souffrances et de sous-humanisation dans l’enfer des plantations coloniales. L’équivalent français « nègre » draine lui aussi la même douloureuse mémoire coloniale, et nous verrons plus loin de quelle manière sa connotation péjorative s’est banalisée notamment dans le champ de la littérature.
Le terme « nègre » dans le Code noir [3] apparaît à de nombreuses occurrences et dans des environnements phrastiques où il est quasi-synonyme d’« esclave ».
Cet « Édit du roi Louis XIV, sur les esclaves des îles de l’Amérique (1680) » atteste le déni d’humanité de l’esclave assimilé à un bien meuble et légalement propriété de son maître qui a droit de vie ou de mort sur son « avoir » :
« ART. 48. — L’esclave puni de mort sur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura été condamné sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants de l’île, qui seront nommés d’office par le juge, et le prix de l’estimation en sera payé au maître ; et, pour à quoi satisfaire, il sera imposé par l’intendant sur chacune tête des nègres payant droits la somme portée par l’estimation, laquelle sera régalée sur chacun desdits nègres et levée par le fermier du domaine royal pour éviter à frais. »
Selon l’encyclopédie collaborative Wikipedia,
« Le terme « nègre » apparaît au XIVe siècle sous la forme adjectivale signifiant de « couleur noire ». Ce n’est que deux siècles plus tard, en 1529, dans le Voyage à Sumatra des frères Parmentier, qu’il apparaît pour désigner une « personne de couleur noire ». Les Portugais ont été les premiers Européens à avoir déporté des noirs comme esclaves dans leurs propres pays, en 1442. Après la Reconquista, les Portugais ont chassé les occupants arabes et ont fait des prisonniers. Des Arabes ont alors proposé d’échanger ces prisonniers contre des esclaves.
Les Espagnols ont été les premiers Européens à déporter des Noirs comme esclaves, aux Amériques. Ils désignent alors les noirs par le mot negro, qui signifie « noir » en espagnol, comme l’illustre une scène du film Amistad. En français, on désignait ces populations d’abord par le mot neir (1080) puis par le mot « noir ». L’emploi du mot « nègre » était rare avant le xviiie siècle.
Avant l’esclavage, on désignait également les personnes mélanodermes comme des « maures », même si tous les maures ne sont pas noirs. Le terme « nègre » a diverses variantes : « négro », « négrillon », etc. Le mot est peu à peu remplacé par « Noir », avec une majuscule éventuelle quand on souhaite insister sur l’idée de peuple (vers 1960). Les expressions telles que « personne de couleur » ou, dans le langage familier, l’anglicisme « black », sont devenues courantes. »
Dans « Pour une généalogie des écrivains fantômes [4] » (Arthur Cravan - B. Traven - Roberto Bolaño), David Collin arpente amplement le phénomène :
« Écrivains fantômes par définition, les nègres bénéficient en anglais de la belle appellation de ghost-writers. Auteurs sans visages, ces écrivains ne signent pas, ils consentent en se cachant derrière un nom qui ne leur appartient pas, à l’anonymat qu’impose le métier d’écrire à la place des autres. Ils s’effacent à l’ombre d’une personnalité, ils se mettent dans la peau d’un autre en ne risquant jamais la leur. Des êtres qui, face aux critiques comme face aux lecteurs, avancent toujours dissimulés derrière un paravent, dans le secret que leur impose cette fonction ingrate. Jusqu’au jour où le nègre en sait trop. Ainsi, dans L’Homme de l’ombre de Robert Harris, adapté au cinéma par Roman Polanski en 2010 (The ghost-writer), un nègre est assassiné. Curieux, son successeur qui transgresse la loi du secret et prend tous les risques, découvre au hasard de ses investigations des photographies qui l’intriguent, qui induisent une énigme. La résoudre tel un détective, en reliant les incipits des chapitres qu’avait rédigés son prédécesseur, le conduira à sa perte. »
(…) Le nègre est cet écrivain fantôme à qui manque la parole. Un masque qu’il n’est pas facile de porter, même si devant la qualité dévoilée de leur plume, certains nègres obtiennent de leurs éditeurs de mettre en valeur le travail des écrivains de l’obscurité qu’ils sont devenus. En adoptant une double signature à l’intérieur de l’ouvrage. Il s’agit alors d’une collaboration à visages découverts. Assumée. »
Pour sa part, le philosophe Claude Ribbe, dans son article « Racisme français : pour en finir avec l’expression de « nègre » en littérature [5] », appelle à l’abolition de cette « expression de négrier » :
« [Ce terme] est apparu au XVIIIe siècle, au moment où la France surexploitait ses colonies en y déportant des millions d’Africains qui mouraient en quelques années. En ce sens, il véhicule la glorification la plus éhontée de l’esclavage et du racisme le plus primaire, car l’expression "nègre littéraire" est également un terme de mépris, correspondant au mépris qu’on vouait aux esclaves et qui s’attache encore trop souvent aux personnes à la peau noire, bien longtemps après que l’esclavage a été aboli. L’expression « nègre » au sens de collaborateur littéraire a été répandue en France en 1845 par Maison Alexandre Dumas & Cie, fabrique de romans, un pamphlet raciste du prêtre défroqué Jean-Baptiste Jacquot qui se faisait appeler Eugène de Mirecourt. Ce texte ordurier et calomnieux, qui visait Alexandre Dumas, a valu à son auteur, à la demande d’Alexandre Dumas, d’être condamné à six mois de prison et à une forte amende, alors que n’existait même pas encore le délit de diffamation à caractère raciste. Mirecourt éprouvait évidemment une jouissance particulière à utiliser le mot « nègre » à propos d’Alexandre Dumas, homme à la peau colorée et fils d’esclave. [...]
Il me semble qu’au XXIe siècle, il est plus que temps de faire entrer dans la tête des Français que le mot "nègre" ne peut plus, en aucun cas, être utilisé impunément pour désigner un être humain qu’on exploite d’une manière ou d’une autre et qui serait méprisé du fait de cette exploitation [...] »
Il faut bien comprendre le plaidoyer de Claude Ribbe qui continue d’exiger l’abolition du terme stigmatisant « nègre » en littérature ainsi que son pendant dans les dictionnaires de langue courante où le racisme sous-jacent se trouve banalisé. Ce plaidoyer est également évoqué dans l’article « Ewan McGregor, nègre ou « ghost writer [6] » ? » du Nouvel Observateur en date du 3 mars 2010, qu’il convient de citer longuement :
« Faut-il abandonner l’expression de « nègre littéraire » ? Le philosophe Claude Ribbe le réclame dans une tribune publiée aujourd’hui, alors que la version française du « Ghost Writer » de Roman Polanski emploie ce terme à l’hérédité lourde.
Il le révèle au « Figaro » : Ewan McGregor, le plus hollywoodien des Britanniques, a déjà eu recours à un nègre lorsqu’on lui a demandé de relater ses tours du monde à moto en 2004 et 2008. On le comprend ; écrire un livre sur un tour du monde à moto est sans doute moins drôle que de faire le tour du monde à moto. L’acteur, qui incarne ces jours-ci le porte-plume d’un avatar de Tony Blair, s’exprime ainsi : « Avant même d’incarner un nègre devant la caméra de Roman Polanski, j’avais déjà eu un avant-goût de ce genre de profession. »
On sait qu’Ewan McGregor partage sa vie avec une Française et qu’il est en train d’apprendre les rudiments de notre langue. Comme ils sont, paraît-il, difficiles à acquérir, on peut supposer qu’il a fait cette déclaration en anglais. Or, lorsqu’il traverse la Manche (ou l’Atlantique), le « ghost writer » devient « nègre ». Il n’est plus l’ectoplasme qui hante les traces de son commanditaire, visible seulement de ceux qui connaissent son existence. Il est l’esclave qui turbine pour le maître, celui qui sue sans recevoir le prix de sa sueur. »
« (…) Faut-il se débarrasser du mot « nègre » ? Cette question en appelle d’autres : quel mot « nègre » ? Celui de Théodore Canot ou celui de l’abbé Grégoire ? Celui qu’employait Maurice Barrès, celui utilisé par Simone de Beauvoir, ou encore celui que s’est approprié Aimé Césaire ? Expiera-t-on le passé esclavagiste de la France en se débarrassant d’un mot et de tous ses dérivés ? Rappelons que les Noirs ne sont pas plus noirs que les Blancs sont blancs, et que le premier homme à avoir associé une couleur à la peau des Africains ne l’a pas fait innocemment. Le noir n’est pas n’importe quelle couleur. Notre langue est truffée d’expressions héritées des brutalités de l’Histoire. Peut-on mettre fin aux atrocités du passé tout en continuant à parler leur langue ? »
L’enfermement est patent. Toute la charge péjorative et dévalorisante des mots « nègre » et « nègre littéraire » s’exprime avec ironie dans l’article « Moi, nègre [7] » de François Forestier paru dans le NouvelObs daté du 20 janvier 2011. Lisons donc attentivement ce témoignage lui aussi révélateur :
« Il [François Forestier] est la plume de gangsters, comédiens, Miss France… Critique de cinéma à « l’Obs », François Forestier écrit, chaque année, une dizaine de livres signés par d’autres. Pourquoi ? Comment ? »
« J’adore ce métier. Perché sur un tabouret de cuisine, affalé dans un fauteuil bancal dans une bergerie des Landes, rencogné dans un canapé Empire à Tourcoing, j’écoute, pendant des heures, des auteurs : plongeur sous-marin ayant découvert le trésor de Rackham le Rouge ; dentiste inventeur de la première molaire en carbone 14 ; policier intègre passionné par sa collection de piastres byzantines ; médecin sodomite acharné à démontrer le plaisir des patients abusés ; vedette de la chanson escroquée par « la société du spectacle » ; anarchiste en chambre persuadé de la grandeur d’Eric Cantona ; gourou d’une secte microscopique estimant que l’eau du robinet est, à l’évidence, d’essence diabolique…
Tous, ils ont un livre à publier, une existence à raconter, un message à faire passer. Certains ont du mal à écrire, je leur tiens la main. D’autres sont incapables d’épeler leur nom et leur adresse, je le fais pour eux. Il y a des poètes, des romanciers, des essayistes, des prophètes, tous velléitaires : dans l’ombre, je les aide, j’enregistre, je couche sur le papier. C’est émouvant : ils me confient leur vie, je leur rends des pages d’encre. Ils me livrent des anecdotes, des souvenirs, des espoirs en vrac. Je mets de la grammaire dans leur mélancolie, des virgules dans leur histoire, j’accorde les participes avec les participants. Je suis un arpenteur des rêves littéraires. Moi, nègre. »
La charge péjorative, outrageante, stigmatisante et dévalorisante s’entend ici au sens où le mot « nègre », en littérature, s’emploie d’habitude pour désigner un travail d’écriture réalisé dans l’ombre, pour lequel l’ « écrivain-fantôme », « l’auteur à gages », (le « nègre ») est payé ; mais ce travail d’écriture (roman, essai, nouvelles, etc.) est édité sous le nom d’une autre personne. Or historiquement « nègre » renvoie aux travaux forcés de l’esclave et voici que François Forestier laisse entendre qu’il effectue les travaux de l’« écrivain-fantôme » dans la jubilation et qu’il serait bien payé… Il y a donc un double détournement du sens premier du mot « nègre », et le « Moi, nègre » de François Forestier sonne (malgré lui ?) comme un appel à la banalisation du « nègre littéraire », comme une justification de la charge péjorative et dévalorisante du mot « nègre ». La banalisation de la signifiance de l’expression « nègre littéraire » s’en trouve ainsi confortée. Il y a lieu de souligner que le dictionnaire Le Robert (édition de 2001) consigne les traits d’une telle problématique comme on peut le voir à l’aide d’une image partielle de l’entrée nègre/négresse à la partie réservée à l’un des sens du mot :
« N.m. (1757) FIG. Personne qui ébauche ou écrit anonymement les ouvrages signés par un autre. Les nègres d’A. Dumas. »
Le dictionnaire Le Robert consigne plusieurs occurrences dévalorisantes de « nègre » : « Travailler comme un nègre, très durement, sans relâche. Un combat de nègres dans un tunnel. » Il donne accès au terme péjoratif « petit-nègre » (1877) : « français à la syntaxe simplifiée (où les verbes sont à l’infinitif), parlé par les indigènes des anciennes colonies françaises. Parler petit-nègre (ex. Moi pas vouloir quitter pays. – Par ext. Mauvais français. » On l’aura constaté, le traitement lexicographique du terme « nègre » consigné dans le dictionnaire Le Robert est intéressant à plusieurs titres : il balise notamment des « marqueurs lexicographiques » permettant à l’usager de comprendre la charge péjorative et dévalorisante du terme « nègre » dans certains contextes.
Qu’est-ce à dire ? Plutôt que de plaider pour la disparition pure et simple du terme « nègre » dans le sens de « nègre littéraire », j’estime fondé de plaider pour l’inscription de « marqueurs » lexicographiques ou terminologiques explicites dans les dictionnaires usuels de la langue et dans l’usage des langagiers, notamment des journalistes. Dans le temps j’avais rédigé pour la Banque de terminologie du Québec —aujourd’hui le GDT, le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française—, un dossier-synthèse portant sur le « nègre » employé pour « nègre littéraire ». Aujourd’hui les données lexicographiques dont nous disposons sont les mêmes : à l’entrée « nègre » des dictionnaires, il convient de consigner en plus de l’indicatif de pays (ex. : « terme usité en France ») des « marqueurs » de type « note terminologique » ou « attention » ou « usage péjoratif » ou « terme insultant » ou « emploi déconseillé » du terme « nègre ». À titre d’exemple, voici une synthèse de la fiche en ligne de Termium Plus, la banque de données terminologiques du gouvernement fédéral canadien :
L’on observe avec intérêt que le dossier terminologique de Termium Plus donne accès à des équivalents de ghost-writer/ghostwriter parfaitement français et qui désignent bien leur objet dans un rapport d’équivalence quasi-synonymique. Également on observe qu’au champ « note » du dossier Termium Plus a inscrit un « marqueur terminologique » qui signale « la forte connotation » du terme « nègre », « l’indicatif de pays » étant la France. L’auteur du dossier de Termium Plus aurait pu approfondir davantage le champ notionnel et préciser le caractère connoté du terme « nègre » au sens qu’il est historiquement d’un usage péjoratif réducteur (négatif) participant à la déshumanisation des Noirs/des Nègres des anciennes colonies européennes, et que ce trait péjoratif et réducteur est en usage banalisé dans le champ littéraire sous l’appellation de « nègre » et de « nègre littéraire ».
C’est précisément cette banalisation de l’outrage à la mémoire des Noirs/des Nègres, charrié par l’emploi réducteur (négatif) du terme « nègre » dans le sens de « nègre littéraire », qu’exprime également l’article « De quoi PPDA est-il le nom ? [8] » publié le 20 janvier 2011 par le NouvelObs :
« Sous les pavés, le plagiat. Dans l’industrie éditoriale, l’usage de collaborateurs et autres nègres se banalise, au risque de provoquer des contrefaçons. Enquête sur les coulisses du copier-coller.
(…) Cette drôle d’histoire est une nouvelle de Luc Baranger, parue en 2005 au Canada (1). Toute ressemblance avec des personnes réelles est bien entendu le fruit du hasard. Baranger, qui « fait lui-même le nègre à l’occasion pour des personnalités » n’a jamais travaillé pour Patrick Poivre d’Arvor. Mais, « vu de très loin », il s’est dit que tout, dans ce « personnage », le prédisposait « à se faire rouler dans la farine par son nègre ». Six ans plus tard, l’affaire de plagiat révélée par « l’Express », qui accuse PPDA d’avoir copié une centaine de pages dans une bio d’Hemingway écrite par Peter Griffin dans les années 1980, pourrait bien lui donner raison. »
Enfin, pour conclure, il faut savoir que le « nègre littéraire » n’apparaît pas comme un concept ayant un équivalent en langue créole. Le mot « nègre » en créole haïtien signifie généralement « homme ». Cette acception générique se retrouve dans les exemples suivants : « Nèg sa a se moun Okap li ye » ; « Se pa de nèg non k al Jakmèl ! » ; « Gade kantite nèg k ap defile sou Channmas la ». De manière spécifique, « nèg » s’entend au sens de « nègre » ou de « personne » et selon le contexte il est un quasi-synonyme de « moun » ; ex. : « Nèg sa a renmen kafe », « Moun sa a renmen kafe » ; « Depi nan Ginen nèg rayi nèg » ; « Nèg sa a se pi gwo foutbolè mwen janm kontre nan vi m » ; « Nou wè dis nèg leve kanpe ». Le fait mérite d’être souligné, aucun sens péjoratif ou réducteur n’est accolé par les locuteurs créolophones au terme « nègre » (« homme ») en créole haïtien. Il en est de même de la forme féminine non marquée « negès », « négresse », qui signifie « femme » de manière générique, ainsi que « négresse » de manière spécifique. Exemples : « Katrin Flon se te yon negès vanyan » ; « Manman m se yon bèl negès » ; « Ala madre negès sa a madre ».
La consultation méthodique de plusieurs sources n’apporte aucune attestation de l’existence en créole d’une notion équivalente à celle de « nègre littéraire ». Par exemple, dans les archives en ligne du journal haïtien Le Nouvelliste, pour la période 2000 à 2015, une recherche à l’aide des mots-clé /nègre littéraire/ n’a donné aucun résultat. Tout porte à croire que l’« industrie » éditoriale que recouvre le terme péjoratif « nègre littéraire » ne correspond à aucune réalité dans la Francocréolophonie haïtienne, alors même que dans le vaste champ de la communication sociale et politique il existe sans doute quelques professionnels de la plume chargés, contre rétribution, de rédiger des discours, des conférences, des faire-part, etc. aussi bien en français qu’en créole. Et il n’est pas exclu que certains professionnels de la communication aient prêté leurs talents, contre rémunération, à des personnalités haïtiennes en écrivant leurs livres… Mais une telle activité, dans sa marginalité, n’a pas donné lieu en Haïti à une quelconque « industrie » éditoriale comparable à celle qui a cours en France et qui aurait pu produire des emprunts ou enfanter des créations lexicales en créole. Ainsi, le calque abusif *nèg literè n’a aucune réalité dans le lexique des créolophones, et il serait contre-productif de le parachuter dans le champ littéraire haïtien. Il y a lieu ici de signaler la mise en garde du poète Georges Castera dans son fameux texte « De la difficulté d’écrire en créole [9] » :
« À propos de la création de mots nouveaux, il existe depuis quelque temps déjà une approche unanimement critiquée et qui a vite suscité la moquerie. Je veux parler des nouveautés lexicales de la « Sosyete Koukouy » (Société Luciole) dont les membres vivent prioritairement ou exclusivement à Miami et à Montréal. Les membres de cette « société » pensant bouleverser le lexique créole lui inoculent des néologismes tout en miroitant des théories populistes sur la poétique créole. Ils proposent aux créolophones de remplacer, par exemple, le mot ekriven (écrivain) par ekritè, le mot entèvyou (interview) par palandwou, le mot oralite (oralité) par dyòlite le mot sans (sens) par sanste, etc. »
Le fait que le terme péjoratif « nègre littéraire » ne correspond à aucune réalité dans la Francocréolophonie haïtienne autorise la thèse selon laquelle la révolution de 1804 a été non seulement une révolution anti-esclavagiste mais elle a également été une révolution dans le langage lui-même : en rendant aux esclaves leur dignité d’êtres humains désormais libres, 1804 a de fait aboli la sous-humanisation des esclaves et permis au terme « nèg » d’accéder à la citoyenneté dans la langue créole puisque le terme « nèg » signifie « homme » de manière générique. J’y vois une profonde « coupure épistémologique », pour reprendre un concept cher au philosophe Althusser, qui a durablement installé dans la langue la dignité de la citoyenneté que recouvre le terme « nèg » depuis 1804.
Pour finir, je signale l’attestation du terme « tanbou literè » dans l’édition du 7 juillet 2015 du journal Le Nouvelliste« Marie Jocelyne Trouillot, Kreyol la se avni Ayiti ». Le Nouvelliste, 7 juillet 2015.]] publié en Haïti sous le titre « Connaître nos académiciens no 4 » : « Pour ce nouveau numéro de la rubrique « Connaître nos académiciens », nous accordons la parole à Marie Jocelyne Trouillot, éducatrice, représentante de « Tanbou Literè » et l’Université Caraïbe au sein de l’Académie. » Cette attestation devra plus tard être approfondie. Qu’à cela ne tienne, un locuteur créolophone me rappelle l’existence de l’expression « plim-e-ank », (littéralement : « plume et encre ») qu’il traduit par « écrivain public » et qui serait selon lui l’équivalent synonymique d’ « auteur à gages » et d’« écrivain à gages ». Pareille piste me semble séduisante de logique, mais il faudrait que l’enquête de terrain en apporte d’irréfutables attestations et consigne l’existence d’éventuels équivalents si le créole doit désigner ces réalités.
………….
* Linguiste-terminologue
[1] « Nigger" : pourquoi le "N word" rend fou aux Etats-Unis ». NouvelObs, 24 juin 2015.
[2] « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis ». NouvelObs, 25 juin 2015.
[3] « Le code noir ». Édit du Roi sur les esclaves des îles de l’Amérique suivi de Còdigo negro (1789) ». Classiques Uqac.ca.
[4] « Pour une généalogie des écrivains fantômes ». David Collin, dans Enrique Vila-Matas : La vida de los otros, s.d.
[5] « Racisme français : pour en finir avec l’expression de « nègre » en littérature ». Mondialisation.ca, 1er mars 2010.
[6] « Ewan McGregor, nègre ou « ghost writer » ? NouvelObs, 3 mars 2010.
[7] « Moi, nègre ». NouvelObs, 20 janvier 2011.
[8] « De quoi PPDA est-il le nom ? ». NouvelObs, 20 janvier 2011.
[9] « De la difficulté d’écrire en créole ». Par Georges Castera. Notre librairie, janvier-mars 2001.