Par Anil Louis-Juste [1]
Soumis à AlterPresse le 18 octobre 2004
Avant l’invasion de Christophe Colomb en 1492, les communautés Arawaks et Caraïbes d’Ayiti disposèrent de plus de 95% de couverture forestière ; l’or y coulait à flot des eaux de surface. La colonisation espagnole a presque tari les mines aurifères, mais c’est durant la colonisation française qu’a véritablement débuté la déforestation du pays. A la veille de la grande révolte des esclaves de St Domingue, le territoire accusait plus de 50% de couverture forestière. Si, jusqu’en 1956, celle-ci s’estimait à 20%, il serait plausible que l’équilibre écologique [2] ait été rompu après l’Indépendance.
La crise écologique d’Haïti n’est pas du tout étrangère aux politiques territoriales de Geffrard et d’Hyppolite : les premières concessions de forêt avaient eu lieu sur leur gouvernement. Mais, l’acuité du problème semble être due à la politique économique systématiquement anti-populaire des gouvernements post-occupation. Entre 1956 et 1978, nous avions perdu 11% de ce qui nous restait de forêt, soit 0,5% chaque année ; entre 1978 et 1989, la perte s’élevait à 7%, mais la vitesse de déforestation s’accélérait en même temps : 0,64% par an. Pourtant, depuis la fin des années 70, on n’a pas cessé d’intensifier des activités de reboisement à travers le pays. La politique de reforestation semble ne pas correspondre avec la gestion publique de l’environnement : l’exploitation de la mine de cuivre Mémé (Terre Neuve) s’est opérée de manière irrationnelle. Ni la compagnie minière de Terre Neuve (Edmond Roumain), ni la Société d’Exploitation et de Développement Economique et Naturel (SEDREN) n’ont pas reconstruit l’environnement de Terre Neuve. De plus, aucune politique sociale n’a été menée en faveur de la population qui vit aux alentours du gisement.
La Politique Economique comme élément fondamental de toute politique sociale et territoriale
Il faut croire que la politique territoriale spéculative d’Haïti s’est développée à partir de la formation coloniale du pays. La mentalité de conquête de l’espace, fondée sur l’appropriation de nouveaux espaces, l’appauvrissement des couches majoritaires de la population et l’enrichissement rapide d’une minorité, ne prédispose pas à la protection du cadre physique de vie. Au lendemain de l’Indépendance, l’oligarchie en formation avait préféré s’approprier les bonnes terres agricoles et caféières pour les exploiter en rentière au lieu de développer l’agro-sylviculture [3] ; son régime politique a continué la politique d’économie extravertie en lieu et place de la réalisation du projet de Liberté et d’Egalité nourri par les esclaves et marrons de St Domingue. La propriété économique a été tout simplement refusée aux paysans qui sont les véritables descendants de ces derniers.
Plus tard, on abattra le cheptel porcin créole sous prétexte de lutte contre la peste porcine africaine [4] en 1981 ; on libéralisera l’économie à partir de 1986 et délaissera les productions paysannes à la merci d’une concurrence féroce et déloyale.
Auparavant, la politique fiscale du pays n’a pas encouragé la production agro-sylvicole. Toutes les dettes anciennes ont été garanties sur la production caféière [5]. Le revenu caféier continuait à s’éroder. De 71% en 1951, il était tombé à 29% en 1971. Comme une loi interdisait la destruction des caféteries, de petits paysans caféiculteurs ont fait preuve d’intelligence en irrigant les racines avec de l’eau bouillie. Ainsi, la culture de haricot, érosive sur les pentes, se substituait aux plantations de café [6]. Le gouvernement a beau éliminer les taxes de marché pour encourager la production caféière, mais les décisions paysannes étaient irréversibles. Qui pis est, la taxe sur le chiffre d’affaires n’a pas allégé le fardeau du paysan : entre 1984 et 1991, les prix des produits manufacturés s’élèvent 6 fois plus vite que ceux des récoltes paysannes [7]. Toute la politique économique de nos gouvernements stimule le prélèvement sur le stock forestier en vue de faire face aux problèmes sociaux rencontrés par les paysans dans leur reproduction sociale.
De la gestion spéculative de l’environnement en Haïti
Nous disposons de 37% de superficie à 20% de pente, soit environ 785000 carreaux de terre à vocation plus ou moins agricole. Le reste du territoire est en majeure partie constitué de sols à vocation sylvicole. Pourtant, la gestion publique de l’environnement va dans le sens de l’appropriation des ressources naturelles par une oligarchie avide d’enrichissement rapide, et liée à la bourgeoisie internationale.
La première loi minière date du 28 novembre 1860, et les premières exploitations minières remontent à 1901. Depuis, des entreprises multinationales n’ont cessé de puiser irrationnellement des matières premières dans le sous-sol haïtien sans aucun souci de respect pour les capacités de charge de nos écosystèmes. C’est que la rationalité écologique est étrangère à la loi d’accumulation et de reproduction du capital.
Ce même métabolisme du capital, qui préside aux échanges entre l’homme et la « nature » de l’Haïti indépendante, a conditionné la concession des îles adjacentes du pays : la Tortue, à Vaches, la Gonâve, à des citoyens français, états-unien et haïtien, entre 1862 et 1866. Plus tard, en 1890-1898, des négociants et banquiers allemands, et un Anglo-haïtien recevront respectivement la concession de la Gonâve et de la Tortue pour y exploiter des bois précieux tels que gaïac, campêche, acajou, etc.
L’exploitation de la Forêt des Pins a débuté en 1920 avec la Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole (SHADA) ; elle a duré 27 ans sans que l’entreprise ait même pensé à la reforestation. Le gouvernement de Paul Eugène Magloire a transformé l’espace en lieu de villégiature [8] . C’est plutôt François Duvalier qui livrera la Forêt à l’appétit de son beau-frère, Jean Tassy. Quand ce dernier sera mis en disgrâce, la fille du président, Marie Denise Duvalier en deviendra l’usufruitière.
D’un côté, l’oligarchie haïtienne alliée la bourgeoisie internationale, a fait de substantielles ponctions sur le stock forestier national ; de l’autre, elle a contribué à désertifier la fertile plaine du Nord Est. La SHADA avait bénéficié de la concession de 116279,07 carreaux de terre pour la culture de l’hévéa et du sisal [9]. La Plantation de Sisal à Fort Dauphin a désertifié la zone, le sisal étant une plante vorace en eau.
La grande propriété spéculative d’Haïti sert à valoriser le capital et à dévaloriser la quête de bien-être de la population. Cette politique agraire oligarchique s’est accompagnée d’une totale absence de politique maritime. Malgré la disponibilité de 30000 km2 de côte, la pêche n’est pas scientifiquement organisée dans le pays. Nous ne disposons ni d’une Ecole Piscicole, ni d’une flotte maritime. Aussi le réseau de communication maritime est-il sous-exploité dans tout le pays.
Politique Sociale et Impacts Environnementaux
L’érosion de nos sols, la déforestation, la désertification, le déclin des réserves d’eau, etc., sont tout à fait contenus dans les politiques économique et territoriale [10] de nos gouvernements, tout comme le rapport de ces derniers vis-à -vis des besoins sociaux des couches majoritaires de la population. C’est la politique économique qui distribue d’abord et avant tout, les richesses produites dans la société. Dans le procès de production, les rapports sociaux sont déjà mis en mouvement.
En Haïti, la Politique Sociale s’apparente à la politique de développement. Nous devons rappeler que la Politique Sociale est devenue une composante des politiques publiques à l’issue de la deuxième guerre mondiale [11]. C’est à la même époque que le Développement a émergé comme le mot magique pour traiter des problèmes sociaux dans les pays anciennement colonisés. En d’autres mots, la politique sociale est portée chez nous, sur les fronts baptismaux, sous le nom de Développement Rural. Le Projet Marbial de 1948 prétendait apprendre à des paysans de la 9ème Section Communale de Jacmel, les vertus de l’agriculture scientifique, de l’hygiène corporelle et de l’alphabétisation. L’expérience sera reprise en 1949, dans la Vallée de l’Artibonite, pour devenir aujourd’hui, sous une autre forme, le type d’assistance sociale privilégiée en Haïti.
Avec l’implantation de la Politique Economique néo-libérale, c’est cette forme de service social qui prévaut chez nous. Depuis 1985, l’Etat ne contrôle plus l’instruction publique avec ses 20% d’écoles ; les centres hospitaliers du pays entrent régulièrement en crise, comme l’Hôpital Général, à cause des insuffisances de ressources financières. Plus de 60% de la population n’ont pas d’occupation économique. Tandis que la Politique d’Ajustement Structurel prônée par le FMI et la Banque Mondiale exige des coupes drastiques dans le budget social de l’Etat, ces institutions préconisent l’établissement d’une filière de sécurité sociale pour les secteurs les plus vulnérables. Autrement dit, la libéralisation du marché, la privatisation des entreprises publiques, la libre circulation du capital nient l’existence des droits sociaux, affaiblissent les capacités de politiques publiques autonomes et aggravent la domination du capital sur le travail. En quelque sorte, ces politiques nient les droits des individus à se développer librement. Quand la pauvreté grandit par suite de politiques économique et sociale anti-populaires, les pauvres font leur propre politique du territoire : ils y prélèvent ce que le marché leur a interdit pour assurer leur reproduction. Par contre, la prédation devient aussi néfaste pour eux-mêmes, dans les cas d’inondation, d’éboulement, de sécheresse, etc.)
L’assistance sociale privée qui s’opère dans les Organisations Non-Gouvernementales, est incapable de satisfaire les besoins sociaux des couches majoritaires, tout en respectant leur dignité de vivre en toute liberté. Elle ne couvre pas tous les citoyens nécessiteux (donc non-universelle), traite souvent les fidèles ou les partisans politiques en priorité (donc confessionnelle ou sectaire), se met en place souvent à l’occasion de catastrophes (humanitaire) et n’est pas connectée aux structures de la production nationale (improductive). Ces caractéristiques de politiques sociales « onégétarisées » sont donc loin d’avoir des impacts environnementaux vraiment bénéfiques pour la population. Tandis que le marché appauvrit en masse, les ONGs choisissent des échantillons de pauvres pour leur apporter des secours. C’est ainsi que la présence de l’une des puissantes ONGs du pays, la CARE aux Gonaïves, n’a pas su mitiger les risques de désastre de la ville. La prévention des risques est donc une question politico-économique, de même que la question écologique.
Jn Anil Louis-Juste
14 octobre 2004.
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
Texte d’une conférence prononcée à la Faculté des Sciences Humaines dans le cadre du Projet « A la rencontre des Victimes des Gonaïves », 7 octobre 2004. Il est à noter que le désastre des Gonaïves n’est pas totalement naturel comme voulaient le faire accroire des politiques, des intellectuels et des gouvernants. Nous n’avions aucune prise sur la tempête tropicale Jeanne, mais nous aurions pu gérer l’environnement en conservant les bassins versants de Terre Neuve et de la Marmelade, en curant les équipements d’assainissement de la ville et créant un système d’évacuation de personnes en danger. Ainsi, le pays n’aurati pas perdu 3000 personnes.
[2] Un pays est en équilibre écologique quand il dispose d’au moins 30 % de couverture forestière. Les Nations-Unies ont fixé un seuil de tolérance à 10%.
[3] Le faciès de notre environnement veut que la majorité de nos sols soient exploités selon les normes de la culture sylvestre associée parfois à la culture de quelques plantes d’ombres.
[4] Pendant ce massacre, nous étions en 4ème année de la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire, et notre professeur d’Epidémiologie dirigeait les opérations d’abattage, et celui de Production Animale était responsable du Laboratoire Animal. Malgré notre insistance pour avoir accès au Laboratoire, les intérêts personnels primaient sur nos curiosités scientifiques et nos préoccupations politiques.
[5] Voir Gusti-Klara Gaillard in L’expérience haïtienne de la dette, une production caféière pillée, 1988.
[6] Nous étions alors en 1974.
[7] Voir Janil Lwijis in Entè-OPD : Kalfou Pwojè, 1993.
[8] Nous ne disposons pas d’information sur une autre utilisation de la Forêt sous son gouvernement.
[9] Ces plantes stratégiques servaient l’industrie de guerre des Etats-Unis, à partir de 1942.
[10] Aussi avions-nous répondu à l’étudiante en Service Social qui demandait quelle stratégie à adopter pour la protection de l’environnement, que la lutte contre l’appauvrissement de la population est la meilleure stratégie anti-érosive. Nous avions ajouté qu’il ne s’agit pas de choisir des secteurs sociaux vulnérables comme filières de pauvreté, mais d’enrayer tous les mécanismes qui font d’elles des pauvres redoutables. En premier lieu se détache le contrôle du mécanisme de marché.
[11] Cependant, depuis les années 1870, le chancelier Bismarck de la Prusse luttait contre la progression des idées communistes en accordant des primes sociales à la classe ouvrière fortement influencée par la représentation communiste du monde.