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Célébrer la mémoire de Gérard !

Par Marie Carmel Paul-Austin [1]

Soumis à AlterPresse le 20 octobre 2004

« Je ne suis pas de ceux qui ont une carrière,
mais de ceux qui ont une vie » / Edgar Morin

« J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et
toute ma personneÂ…J’ignore ce que peuvent être
des problèmes purement intellectuels » / Nietzsche

Les funérailles ont eu lieu. Tout le gratin de Port-au-Prince a défilé devant sa bière en signe d’amitié, de reconnaissance, de devoir envers cet homme dont la notoriété et la réputation dépassent les limites de notre quadrilatère national.

Oui Gérard est parti. J’ai eu la nouvelle sur les ondes de la radio et tout de suite, ne pouvant pas le croire et comme pour me rassurer, j’appelle Michel Hector. Il confirme.
Il y a peut-être 3 à 4 ans depuis que je n’ai parlé à Gérard, mais je ressens le coup. La nouvelle me terrasse littéralement. Trop tôt ! Dans ces moments douloureux, one ne sait trop à quoi passer. Toute l’absurdité de l’existence nous remonte à la surface. Nous sommes si fragiles devant la vie, et si sûrs de mourir qu’on devrait y faire attention, prendre garde, être prêts. Pourtant, nous ne pouvons que constater à quel point « nous sommes intimement concernés quoique intellectuellement démunis » (A. Finkielkraut).

Gérard n’est pas grand pour avoir écrit, pour avoir laissé des œuvres majeures, mais pour avoir ouvert ses portes à plus d’un. En effet, il a ouvert les portes de son centre de recherches, les portes de sa bibliothèque, les portes de son foyer, les portes de ses connaissances et amitiés. Et c’est là , une des caractéristiques de Suzy et de Gérard Pierre-Charles, quand on les rencontre, quand on les connaît, on entre dans leur intimité, leurs œuvres, leur savoir, leur maison. Chose combien rare chez nous ! Mon parcours personnel doit beaucoup à ces deux intellectuels. Rien n’est plus simple que de dire qu’ils m’ont marquée.

Féministe sans conteste, Gérard l’était sans emballage ni extravagance. Travaillant, collaborant avec lui, il n’accordait pourtant aucun privilège ou prérogative à notre condition ; il se contentait de demander de l’une comme de l’autre la même rigueur, le même engagement, le même horaire, avec toutefois cette flexibilité humaine inhérente à sa nature et à son construit social et idéologique. Malgré la présence d’un Collectif Femmes au CRESFED, il n’y avait point de Section Femmes, -la problématique étant transversale- et nulle n’était contrainte d’y adhérer. Ceci nous permettait d’apprécier, de mesurer le degré de conviction de Suzy, comme celui de Gérard. Une conviction éprouvée, et non à prouver. Ce genre d’attitude et de disposition d’esprit, avec le recul du temps, nous émeuvent encore plus, quand on connaît les faux radicalismes et les convictions creuses qui peuplent notre faune actuelle. Les seuls pré-requis de toute interrogation, au Centre, étaient : intégrité intellectuelle, démarche rationnelle, claire et méthode matérialiste. Il devenait uniquement impératif de chercher à définir les causes, à aller au-delà du contexte et faire surgir les structures sociales et économiques qui engendrent et alimentent les maux auxquels notre pays fait face depuis si longtemps. trop longtemps. Pas de dérobades, ni de faux-fuyants. Les circonstances et les conditions de travail n’étaient pas toujours heureuses, car nous ne départions pas de nos contradictions sociales, de nos contradictions politiques, voire sémantiques. Mais il demeure incontestable que seule la voi(x)e dialectique primait.

Ma rencontre avec Gérard est déterminante dans ma vie de militante. Formée aux sciences dites exactes, j’ai pu réaliser, avec plus de facilité et d’aisance le passage, le saut qualitatif dans le domaine des sciences sociales. Un passage plus flexible, moins ardu, avec l’encadrement du maître, du professeur. Nous avions quelques difficultés à converger nos objectifs, mais nos hypothèses de travail étaient les mêmes. Le questionnement, parfois argumenté et le souci méthodologique nous servaient de passerelle de communication, sans dogmatisme ni paternalisme de sa part. Au cours des réunions hebdomadaires du Conseil technique, nos vues s’entrecroisaient ; le professeur n’était nullement atteint dans sa science et lâchait souvent du lest devant notre fougue, notre jeunesse, notre enthousiasme. C’était un privilège d’avoir appartenu à une équipe pluridisciplinaire d’un tel calibre. Oui, un privilège, car quand j’ai quitté le Centre, les leçons apprises malgré moi, m’accompagnent et me poursuivent.

Beaucoup de temps a passé. Et avec lui, beaucoup de choses. Mon parcours idéologique et politique y a connu un renforcement et non un détour. J’ai pu, à l’ombre du professeur, confronter mes dogmes, relire certains classiques, discuter librement, travailler avec quelqu’un qui, à aucun moment, ne marchandait son temps, sa science. Il était réceptif et dire cela d’un éducateur, d’un formateur frise l’offense. Mais le dire chez nous, c’est témoigner. Car, ils ne sont pas légion ceux qui osent mettre leur science à contribution, passer la barre, comme on dit dans les courses de relais. Une expérience riche, richesse dont je découvrirai la profondeur et l’immensité quand, dans mon parcours j’aurai à croiser un autre grand disparu, Roger Gaillard. En effet, ayant déjà fait l’expérience « dans la cour des grands », la digestion était devenue aisée et l’écoute avisée.

Parlant de la contribution du Centre, de l’amitié de Gérard, il m’a été également heureux de rencontrer Alfredo Wagner, un anthropologue brésilien rentré du Brésil pour diriger un séminaire sur les droits de la paysannerie, au CRESFED. M. Wagner était aussi président de la Commission de la réforme agraire de son pays et il vivait, depuis 15 ans dans le nord-est du Brésil, avec les paysans « sans terre », victimes eux aussi d’expropriations, de tueries massives. Ici, nous sortions à peine du massacre de Jean-Rabel. Avec Alfredo, en marge de son travail d’animateur-formateur, nous avions constitué un petit groupe de travail pour analyser non seulement les conséquences mais aussi les manifestations de ce massacre, le contexte et finalement les causes..
Son éclairage était d’une acuité et d’une lucidité tranchantes, car il refaisait avec nous le cheminement historique et social de la lutte paysanne dans le continent ; il nous permettait ainsi de mettre en perspective ce qui se dessinait déjà à l’horizon : la décapitation de cette classe de travailleurs. Après l’éradication des cochons créoles, l’éviction sur les terres, l’absence d’une réforme cadastrale, c’était la base de notre économie qui était sapée dans ses fondations. Alors que la grande presse de l’époque, et même beaucoup de progressistes n’y voyaient que querelles foncières, abus de droits fondamentaux -(les organismes de défense des droits humains se sont vite emparés du dossier)-, personne n’a re-mis en contexte la débâcle de la classe paysanne, pour ce qui en restait. Le passé récent, malheureusement, aura confirmé ce qui s’annonçait. Cette rencontre sera marquante dans ma formation critique, à savoir, passer au crible de la méthode dialectique tout évènement, toute action. Ne rien laisser au « hasard »
Ceci, je le dois à Gérard, au CRESFED, ce vivier, ce ferment qu’il avait fondé avec Suzy.

Quel sens donner à ces rappels ? Sinon que témoigner humblement du passage d’un individu peu ordinaire, qui a marqué son temps, qui a marqué la vie de beaucoup de personnes. Il a conservé sa science en la partageant, en la multipliant. De culture matérialiste, profondément humaniste, Gérard a rempli sa journée. Beaucoup d’entre nous avons appris à ses côtés.


[1Professeur FMP/UEH et ancien Ministre de l’education nationale