Par Karenine Francesca Théosmy
P-au-P, 28 mai 2015 [AlterPresse] --- L’écrivain haïtiano-québécois Dany Laferrière, 62 ans (né Windsor Klébert Laferrière à Port-au-Prince le 13 avril 1953), a dialogué avec son prédécesseur italo-argentin Hector Bianciotti (1930-2012), lors de son discours d’entrée à l’Académie Francaise, ce jeudi 28 mai 2015, à Paris, a observé l’agence en ligne AlterPresse.
Pour faire l’éloge de l’écrivain italo-argentin, ancien occupant du fauteuil numéro 2, Dany Laferrière opte pour une fiction relatant leur rencontre.
Il commence toutefois par parler de Legba, maître des passages entre le visible et l’invisible, médiateur vodou représenté sur son épée par un vèvè.
« C’est Legba, qui m’a permis de retracer Hector Bianciotti, disparu sous nos yeux ahuris durant l’été 2012 […] Ce Legba permet à un mortel de passer du monde visible au monde invisible, puis de revenir au monde visible. C’est donc le dieu des écrivains », dit-il.
S’adressant à Bianciotti, Laferrière lui dit combien sa rage bien enfouie, mais visible dans ses récits, le fait ressembler à Edmond Laforest (1875-1915), un poète d’Haïti, ce « pays où l’on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes ».
Il lui dit aussi combien il est beau, tout en soulignant combien Bianciotti « aime faire plaisir », combien il est capable d’offrir son énergie et son âme.
L’on découvre alors « un homme généreux, élégant et cultivé », mais également d’une « grande fierté ».
« Vous puisez votre énergie à deux sources différentes : la fierté déjà mentionnée et l’ambition de maîtriser le Français mieux que quiconque », affirme l’auteur de l’Enigme du retour.
Au long du récit, des écrivains se signalent, tels Oscar Wilde (1954-1900), Paul Valéry (1871-1945) présent durant toute la rencontre.
L’on entend, de temps à autre, la voix de Bianciotti dans des citations finement choisies.
« Si j’ai fait ces nombreuses citations, c’est surtout pour faire entendre votre musique si personnelle, et cette érudition qui court sur la crête des phrases – le tout soutenu par un feu intérieur, sans cesse nourri par des souvenirs douloureux », s’excuse, presque, Laferrière.
La vie d’Hector Bianciotti, par ce récit, est re-dessinée en une fresque émouvante, qui fait jaillir les thèmes de la famille, la mort, l’enfance, la paysannerie et surtout l’exil.
Mais, l’enjeu de ce fauteuil numéro 2 - qui le lie à Hector Bianciotti - demeure cette histoire entre l’Europe et l’Amérique, marquée notamment par l’esclavage et les luttes pour la liberté.
« Ce fauteuil est le siège de tant d’aventures, reliées à l’Amérique, que je ne serai pas étonné qu’il devienne un jour le fauteuil américain de l’Académie », relève-t-il.
Un rendez-vous à ne pas manquer
L’éloge de Dany Laferrière à Hector Bianciotti a été suivi d’une réponse d’Amin Maalouf, l’appelant à faire en sorte « que le rendez-vous ne soit pas manqué ».
Le Franco-Libanais, 66 ans, élu à l’Académie en 2011, choisit, pour sa part, l’histoire d’Haïti avec la France et le « rendez-vous manqué » des deux révolutions.
« Haïti ne s’est jamais complètement remise de ce traumatisme initial », souligne Amin Maalouf.
« Vous dites qu’une punition pour l’exemple avait été infligée aux Haïtiens pendant deux cents ans. Une punition, en effet ; on pourrait dire une vengeance ».
Maalouf fait, ensuite, un saut dans les années 1950, en pleine dictature, où surgit le père de Dany Laferrière.
L’homme se bat, puis s’exile, et son fils - quelques années plus tard - est contraint, lui aussi, au départ de son île pour échapper à la mort.
Tentant de rejoindre son père, il se heurte à un refus de celui-ci.
« Vous aurez eu, Monsieur, votre lot de rendez-vous manqués. Celui que je viens d’évoquer, et que vous-même relatez dans plus d’un de vos livres, n’est évidemment pas le moins perturbant », signale Maalouf.
Dany Laferrière endure ensuite « les épreuves que connaissent tous les migrants ».
Mais, « l’exil, quand on parle la langue du pays d’accueil, ce n’est plus tout à fait l’exil ; quand on partage avec ses nouveaux concitoyens des lectures communes, des références communes, des valeurs et des chuchotements à l’oreille, ce n’est plus l’exil. Et si l’on a le bonheur d’appartenir à la cohorte de Borges, la vénérable cohorte de ceux dont la patrie première est la littérature, alors l’exil devient un accomplissement et une rédemption. C’est votre cas, Monsieur ».
Dany Laferrière, né Windsor Klébert Laferrière, est le 1er Haïtien et Québécois, 2e Noir à siéger à l’Académie française, après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983.
Son entrée à l’Académie française s’est déroulée sous la coupole, en présence, entre autres, du chef de l’Etat français, François Hollande, de la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (Oif), Michaëlle Jean (née le 6 septembre 1957 à Port-au-Prince), et de la ministre haïtienne de la culture, Dithny Joan Raton. [kft rc apr 28/05/2015 11:35]