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Haïti-Littérature : Bain de lune, un roman polyphonique

Par Maguet Delva

Soumis à AlterPresse le 21 mai 2015

Le nouveau roman de Yanick Lahens est composé de 42 « nouvelles » formant un ensemble romanesque imprégné d’un réalisme sans fioritures étayé par de solides argumentations sociales. D’un bout à l’autre, les règles du « réalisme » étant respectées, les 274 pages du roman ont pour décor « Anse Bleue » un village d’Haïti, où les familles sont divisées écartelées, déchirées. Les personnages évoluent à la limite de toute moralité, en proie au déchirement, sous le règne de la corruption, la concupiscence, l’injustice et la haine. Les amertumes sont à fleur de peau, les insatiables désirs de revanche palpables. Les relations amoureuses se nouent avec des arrière-pensées morbides. La politique, au sens le plus révoltant du terme, se mêle de la partie. Les Lafleur sont des victimes d’une lignée héréditaire : les Mésidor. Ces derniers s’étant enrichis aux dépends des premiers.

Yanick Lahens peint une foison de personnages dans leurs moindres détails, traquant l’ambivalence des uns, le cynisme des autres, l’hypocrisie, et le vaudou comme refuge, véritable tremplin pour conjurer le sort. D’une nouvelle à l’autre l’auteur ne cesse de faire croiser les personnages au gré des aventures. Tantôt ils sont en harmonie, tantôt leurs relations se délitent. Ils s’unissent parfois suivant des intérêts communs. La diversité des personnages — plus d’une trentaine — fait de Bain de Lune un roman polyphonique à multiples facettes. Cela fait belle lurette que l’on n’avait pas lu, dans un roman haïtien, une description aussi physique, aussi épurée de la paysannerie haïtienne. Il faudrait remonter peut-être à l’ouvrage d’Edris Saint-Amand Bon Dieu rit, paru dans les années 1950. Dans cet ouvrage l’auteur dépeint les conditions misérables des paysans haïtiens de surcroît abrutis par les croyances religieuses et superstitieuses.

Le roman de Yanick Lahens est une saga familiale savamment mise en scène, qui tient le lecteur en haleine tant elle cisèle avec une précision métaphorique des personnages typiques du terroir haïtien. Qui ne connaît pas dans son entourage ou au sein de sa famille, une figure tutélaire comme Tertulien Mésidor, grand don, descendant d’une riche lignée dont l’évocation du nom est déjà un compte en banque bien garni ? À l’inverse, une Olmène Dorival figure par excellence de la misère haïtienne et victime patentée de toutes sortes d’injustices sociales dont l’éclatante et sublime beauté attire d’une manière foudroyante Mésidor.

Un réel est plus que réalité

L’auteur a patiemment narré une histoire fugace mettant en relief les confrontations foncières récurrentes, les expulsions des sans-grade ne possédant pas de noms. À travers ces deux principaux personnages, Yanick Lahens a écrit un roman réaliste à l’instar de Balzac ou de Maupassant, sauf qu’ici le réel est plus que réalité car il s’agit de la paysannerie haïtienne : « Le désir de Tertulien Mésidor pour Olmène Dorival fut immédiat et brutal, et fit monter en lui des envies de jambes emmêlées, de doigts furtifs, de croupe tenue à même les paumes de senteurs de fougères et d’herbe mouillée, Tertulien Mésidor devait avoir dans les cinquante-cinq ans, Olmène Dorival en avait à peine seize. »

La rencontre, disons plutôt la razzia que fomente à intervalles réguliers Tertulien Mésidor sur les jeunes filles, en particulier sur la personne d’Olmène Dorival, ressemble plus à une formalité qui tient aux rapports d’un riche à une pauvre. Il faut bannir ici les mots : amour, sentiment, attirance réciprocité désir et les remplacer par droit de cuisage quasi obligatoire sur fond d’atroces misères. Le livre s’apparente par endroits à un reportage au long cours où se dégage un lyrisme débordant, où chaque personnage évolue avec ses désirs, ses contradictions, ses revanches à prendre. Le lecteur est emporté par la fluidité du récit, sa constante musicalité, son rythme envoûtant, la surprise suscitée par chacune des chutes, la beauté des évocations. Comme dans tout bon roman réaliste, les descriptions minutieuses ne sont nullement ennuyeuses. Chez Yanick Lahens, elles prennent l’allure de poèmes d’observation, où chaque paysage suscite une évocation particulière accompagnée de métaphores à couper le souffle. On retrouve la même veine sociologique qu’elle avait déjà développée dans La Petite Corruption en portraiturant avec maestria les acteurs de la vie sociale haïtienne avides de réussite, qu’importent les moyens pour y parvenir. La romancière fut la première à démontrer comment cette attitude gagnait l’espace mental de l’Haïtien.

Elle fait œuvre de mémoire

Mais Bain de Lune est d’un autre calibre. L’auteur juxtapose deux mondes qui se regardent, se parlent, se fréquentent mais qui n’ont rien en commun. C’est un inventaire de nos calamités sur fond d’un apartheid social que seuls les romanciers peuvent décrire, car le phénomène n’est pas saisissable de premier abord. Sur fond de misère pour les uns, de pouvoir absolu pour les autres, Yannick Lahens frappe là où ça fait mal. Ce n’est pas innocent de présenter ainsi la campagne haïtienne, le sujet étant récurrent depuis l’indépendance du pays. Pas un écrivain haïtien qui n’ait écrit sur les conditions misérables de la paysannerie : des recueils de poème, des pièces de théâtre, des romans démontrent que le problème ne date pas d’aujourd’hui. Cependant la spécificité du roman de Yanick Lahens tient au fait qu’elle en identifie la genèse. En effet elle fait une savante description historique, sa connaissance du milieu paysan est avérée. Elle campe des personnages qui évoluent à la campagne comme ce grand don Tertulien Messidor qui accapare les bonnes terres sur fond de spéculations sauvages mais l’auteur ne se contente pas seulement de décrire, d’expliquer, elle pose aussi des questions pertinentes pour l’avenir. La terre haïtienne peut-elle encore nourrir comme autrefois ? « Anastase Mésidor s’était déjà approprié les meilleures terres du plateau. Mais il en lorgnait d’autres pour les vendre à prix d’or aux aventuriers et francs-tireurs venus d’ailleurs, comme ceux de la United Indies Corporation qui, avec l’arrivée des Marines, s’étaient abattus sur l’île. Persuadés qu’ils étaient que les grandes propriétés, comme les Fincas de Saint Domingue ou les haciendas de Cuba feraient leur fortune et du même coup transformeraient enfin en paysans civilisés. »

Cet ouvrage fait aussi le point sur le passé avec l’occupation américaine dont les paysans ont payé un lourd tribut. L’auteur ne cache pas ce que représentait cette page dans l’histoire du pays, elle fait œuvre de mémoire entre les pros et les antis. Elle rappelle avec clarté ce que fut l’occupation américaine du pays. Servi par une plume aussi étincelante qu’haletante, où chaque mot est choisi avec soin, elle peint la paysannerie haïtienne avec une délectation somme toute passionnante qui donne un relief particulier à ce roman où elle fait ressurgir les problèmes, en creux des portraits de personnages à la limite de toute moralité, sur fond de règlements de compte familiaux : « Les Messidor tout à l’est de l’autre côté des montagnes surplombant Anse bleue avaient depuis toujours convoité la terre les femmes et les biens. Leur destin avait croisé celui des Lafleur et de leurs descendants, les Clémental et les Dorival, quarante ans plutôt. Un jour de l’année 1920 ou Anastase Mésidor, père de Tertulien Mésidor avait dépouillé Bonal Lafleur, aïeul d’Olmène Dorival, des derniers carreaux d’une habitation où poussait, sous le couvert ombragé d’ormes, d’acajous et de mombins, le café des maquis. Bonal Lafleur tenait cette propriété de sa mère, qui n’était pas du village d’Anse-Bleue mais de Nan-Campêche, une localité à six kilomètres des montagnes au sud d’anse Bleue. »

Comme toujours chez Yanick Lahens, la femme tient une place de tout premier plan sans qu’elle ne verse pour autant dans un féminisme sirupeux. De chapitre en chapitre, elle brosse, par petites touches successives, le portrait de ces héroïnes confrontées au regard avide des hommes. On les retrouve sur la route, formant une splendide délégation de femmes marchant à la file indienne portant toutes leurs économies et les ingrédients de la vie sur leur tête.

Comme tout roman réaliste qui se respecte dont la philosophie repose sur des suspenses du bout à bout Yanick Lahens a su tenir ses principaux personnages au bout de leurs palettes. Son livre est constitué d’épisodes successifs, autant d’histoires différentes que l’on peut isoler, mais qui mettent en scène les mêmes héros. Chez elle, la « nouvelle » est alors comme une branche dans un arbre. A ceux qui liront ce roman, ils méditeront sur « le pays en dehors » car l’auteure est plus que convaincante sur l’urgence qu’il y a à s’occuper voire même à concevoir un plan Marshall pour la paysannerie.

Bain de lune, de Yanick Lahens,
Prix Femina 2014,
Editions Sabine Wespieser