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Quelles élections pour Haïti en 2015 ?

Par Gotson Pierre

P-au-P., 10 avril 2015 [AlterPresse] --- Est-il possible aujourd’hui, dans les conditions institutionnelles et sécuritaires actuelles, de réaliser de bonnes élections en Haïti ? C’est la question qui interpelle plus d’un, au moment où des partis et des candidats se bousculent pour prendre part au cycle électoral législatif, municipal, local et présidentiel prévu cette année.

Une mise en perspective de la problématique électorale a été effectuée dans le numéro 31 de la revue Rencontre du Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement (CRESFED). Dans cette conjoncture, il importe de revenir à cette publication qui tente de caractériser le processus électoral haïtien « sous tutelle dans une démocratie sous surveillance ».

L’article central de ce numéro retient particulièrement l’attention : « Elections en Haïti et dynamiques démocratiques », débat animé par Suzy Castor avec la participation de Jean André Victor, Rosemond Pradel et Cary Hector.

Dans l’analyse des processus électoraux pour en relever les principales caractéristiques, Suzy Castor met l’accent sur des paradoxes : « Etat faible, gouvernement omniprésent », « Société fragilisée, élections couteuses », « Elections nationales, tutelle internationale » et « Elections officiellement satisfaisantes, mais toujours contestées ».

L’historienne souligne que « le gouvernement cherche toujours à opérer une mainmise sur l’appareil électoral, qui peine à s’institutionnaliser depuis près d’une trentaine d’années ». Il en ressort un problème insoluble qui est celui du calendrier des élections et de l’irrespect des échéances électorales.

Faut-il ajouter que la tendance dominante des dernières décennies est qu’en général, les administrations en poste font tout pour empêcher la tenue des élections tant qu’elles ne s’assurent pas de pouvoir les remporter ? La constante demeure la même aujourd’hui encore.

Un aspect crucial du processus électoral haïtien est son coût de plus en plus élevé, alors que les demandes sociales restent insatisfaites. De 19 millions de dollars en 1995 à 34 millions dans les années 2010. Les élections de 2015 risquent de battre tous les records. Que dire de la « facture élevée des campagnes, financées entre autres par l’argent sale » ? Alors que le candidat se fait un maillon dans ce que Suzy Castor appelle la « redistribution clientéliste ».

Le clientélisme est bien au cœur de la pratique politique haïtienne avec de graves conséquences sur la représentation citoyenne. Il contribue à dévoyer le rôle même des élus, en particulier les députés, en recherche constante de petits projets pour leurs communes, afin de s’assurer de leur réélection. Dans cette démarche ils oublient leurs prérogatives de contrôle de l’action gouvernementale.

Dans ces conditions, on en vient même à s’interroger avec beaucoup d’inquiétudes sur la valeur de la notion de suffrage universel dans le contexte haitien.

Bien entendu, le clientélisme, c’est aussi la multiplicité de programmes présidentiels dont l’impact sectoriel demeure extrêmement limité… L’instrumentalisation de groupes d’individus des qu’il s’agit d’accéder à un poste par délégation… Y compris au Conseil électoral provisoire (Cep). Rappelez-vous les péripéties pour parvenir, au début de l’année, au choix de certains des actuels membres du Cep, sensés être librement selectionnés par des secteurs constitués de la société.

Suzy Castor soulève également le problème des entités internationales qui pèsent lourdement sur le processus électoral et son financement, « alors qu’il s’agit d’un acte de souveraineté par excellence ». Elle rappelle les formes successives de présence des missions des Nations-Unies jusqu’a la Minustah et prévient que le phénomène risque de se poursuivre au delà du centenaire de l’occupation américaine.

Voilà la communauté internationale et les instances officielles qui proclament toujours leur satisfaction de ces élections globalement acceptables, « mais toujours contestées », puisqu’en réalité, les élections sont remportées « avant même la tenue du scrutin ». Ainsi saute-t-on d’une crise à l’autre, sans pouvoir trouver l’apaisement nécessaire à la construction socio-économique.

Croit-on vraiment au processus démocratique ?

La question électorale reflète évidemment un problème plus profond qui interpelle l’historienne :
« Croit-on vraiment au processus démocratique et à l’Etat de droit ? », s’inquiète-t-elle. Cette question entraine une autre : « Quels sont les ressorts de notre population pour construire une nouvelle société ? »

Réponse : « il faut déconstruire les noeuds qui bloquent l’action des acteurs sociaux et empêchent un nouveau démarrage au pays. » Autrement dit, Suzy Castor rappelle l’importance de donner du sens au social dans la pratique politique. Point de départ, point d’arrivée, sans chercher à dénaturer le (champ) politique !

Pour l’agronome Jean André Victor, dirigeant du Mouvement patriotique dessalinien et populaire (anciennement Mouvement patriotique de l’opposition démocratique - Mopod), dans la recherche d’alternative, il faudrait « intensifier et formaliser le dialogue entre les partis pour parvenir à un programme minimum ». Mais, cette dynamique tiendra-t-elle compte des sensibilités idéologiques ?

Le dialogue entre les partis politiques est le chemin qui conduira vers le dialogue national, suivant le point de vue exprimé par Jean André Victor.

Néanmoins, tout ne paraît pas si linéaire, puisque, comme le souligne Rosemond Pradel de la Fusion des sociaux démocrates, « les partis politiques n’ont pas les moyens pour vulgariser leurs projets et n’arrivent pas à orienter une population pour sa part désintéressée aux partis ». Les partis, dit-il, « reflètent la situation du pays ». Et la boucle est bouclée ?

Au fond, les partis politiques en Haïti ne sont que des « groupement d’individus » et ne constituent pas « ce qu’est réellement un parti : organisation citoyenne, structurée, dotée d’une vision idéologique, organisationnelle et stratégique de la conquête et de l’exercice du pouvoir », précise le professeur Cary Hector.

Et on arrive à une question fondamentale qui est celle-ci : « les aspirants au pouvoir et à l’exercice du pouvoir, ont-ils véritablement intériorisé l’accès au pouvoir a travers la voie électorale instituée ? »

Beaucoup d’enseignements sont à tirer de ce débat contenu dans le numéro 31 de la revue Rencontre, qui propose également plusieurs autres réflexions. Au passage, l’exemple dominicain parvenant depuis la fin des années 90 à une forme de stabilité électorale est évoqué. Sans oublier le cas bolivien, où « les différents leaderships en cause ont pu concevoir et utiliser, de manière consciente et ciblée, les voies et moyens capables de desserrer l’étau international de la démocratie formatée » (C. Hector).

L’ensemble met en lumière de nombreux obstacles qu’il faut surmonter pour que les élections s’inscrivent véritablement dans un processus de construction démocratique et souveraine. Pour que les élections ne soient plus, comme le souligne Hector, « un menu de manipulations qui va de la fraude électorale à la manipulation médiatique ». On en est probablement très loin. [gp apr 10/04/2015 10 :00]