Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 25 mars 2015
L’abêtissement de la classe politique provoquée par le duvaliérisme a créé une précarisation de la pensée dont la forme la plus évidente est le refus d’inventaire. Dans la logique exprimée par la formule « celui qui paie décide », le peuple haïtien est tenu de se plier au verdict des bailleurs de fonds aussi bien nationaux qu’internationaux. À côté de la constance dans les mauvais coups, il y a un refus de profondeur qui se manifeste dans le fonctionnement à plein de la mécanique de la perte de sens écartant toute réflexion sérieuse voire de recherche approfondie. La subjectivité des progressistes et démocrates s’en retrouve affaiblie surtout à la lumière des revers subis depuis 1986. Mais il importe de ne pas se laisser abattre. Les enjeux sont éminemment politiques et il ne faut surtout pas faire le jeu d’un système global qui combat le sens critique en développant sans cesse de nouvelles formes d’assujettissement.
L’annonce d’élections en Haïti en 2015 a eu un effet d’entraînement faisant pousser les candidats comme des champignons après la pluie. Le pouvoir à prendre au moindre niveau justifie toutes les abdications ! Pour éviter de se faire distancier, même les lucides rentrent dans le jeu. Tout est orchestré pour amener les acteurs politiques à participer au processus qui les détruit. Sur la même musique. Le même air. 192 partis avec prédicateurs et idéologies faisandées s’engagent dans la course. Une campagne électorale est l’occasion de se refaire une jeunesse. C’est marche ou crève ! Haïti marche sur la tête ! Mais loin de sauter dans le vide, des victimes veulent déjouer la politique du statu quo et se présentent assurés de leur victoire. Les Fanmi Lavalas, Pitit Dessalines, Mopod refusent de laisser le terrain électoral aux forces conservatrices et inquiètent ces dernières avec leur façon d’envisager l’avenir. Auront-elles la vision pour faire front commun avec sérénité ? Initiative désespérée ou mutation inéluctable ? Dans tous les cas, le déferlement des forces de cette multitude crée une sorte de fascination déjouant la matrice classique des discours électoraux. Toutefois, à moins de refuser tout retour sur soi, le manège déréglé des élections frauduleuses ne cesse de faire des ravages dans la société. Qui plonge à chaque occasion dans une danse folle et dans un néant dont elle a le plus grand mal à recoller les morceaux.
La mission qu’Haïti s’était donnée à ses origines consistait à lutter pour l’avènement d’un monde plus juste débarrassé de l’exploitation de l’esclavage. Cela n’a pas échappé aux puissances esclavagistes telles que la France, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique qui ont dressé autour d’elle un premier cordon sanitaire. La cause haïtienne était entendue au point que le président américain esclavagiste Thomas Jefferson se devait d’écrire : « Après le général Toussaint, un autre gouvernement despotique sera nécessaire. Pourquoi les trois gouvernements ne s’unissent-ils pas pour confiner la peste dans l’île ? Pourvu que l’on ne permette pas aux Noirs d’avoir une marine, nous pouvons leur permettre sans danger d’exister et nous pouvons de surcroit continuer d’avoir avec eux des relations commerciales lucratives [1]. » Les puissances esclavagistes ont suivi la recommandation de Jefferson et se sont unies contre la République d’Haïti, fondatrice de la liberté pour les Noirs.
Malheureusement, les Haïtiens n’ont pas pu se ressourcer à leur passé glorieux et se sont laissés aller à des rivalités de pacotille. Les luttes de pouvoir ont fait sauter les solidarités, transformant les êtres humains en caricatures qui démolissent tout sur leur passage. La vision du monde despotique s’est enracinée au détriment de la grande majorité de la population, ignorante autant des éléments de base de l’existence que de ce que sera son prochain repas. L’espace public est devenu le lieu par excellence d’une triomphante mise à sac. Entre le « plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » de Dessalines et le « voler l’État, ce n’est pas voler » de Pétion, Haïti plonge dans le désastre. Deux conceptions imbriquées l’une dans l’autre qui inspirent les violences intestines de notre État malsain. La pesanteur du pouvoir absolu a développé cette forme de cannibalisme connue sous le nom de chen manje chen. Ainsi Haïti a forgé son propre malheur en inventant un système qui torture et trucide les honnêtes gens.
Un futur gisement de prébendes
La communauté internationale est au cœur du nouvel épisode de la grande farce électorale qui se prépare à être jouée à nouveau en Haïti en 2015. Ceci n’empêche pas, Jose Miguel Insulza, secrétaire général de l’OEA, de stigmatiser les 192 partis politiques inscrits au CEP en disant que ce fait était en soi « scandaleux » [2]. Aussi scandaleux que la décision de la communauté internationale d’intimer l’ordre au Conseil Electoral Provisoire (CEP) de choisir Michel Martelly comme le gagnant aux élections de 2010. Des élections qualifiées de « farce monumentale » par le journal Le Monde [3].
Dans ce genre d’exercice, c’est bien la communauté internationale qui détermine les candidats qui resteront sur le carreau. On recrée toujours ce qu’on faisait avant, avec les mêmes illusions et en maintenant le même modèle économique. On continue de singer les mauvais exemples comme nos aïeux le firent en copiant Napoléon. On renouvelle les mêmes pratiques d’impunité et on refuse de prendre conscience de la nécessité de changer de système.
C’est la communauté internationale qui finance les élections et qui produit non seulement les résultats mais aussi les nouveaux agencements sociaux au sein de la polis. Tout se fait selon ses valeurs et sa logique propre. Les élections de décembre 1990 n’ont pas échappé à cette logique de malheur. Comme le souligne correctement Robert Bénodin :
« Au lendemain de la fin de la guerre froide, on a eu simultanément aux élections du 16 décembre 1990, un phénomène différent, inédit, deux volontés d’immixtions concurrentes, des États-Unis et de la France, qui se sont affrontées à l’avant-scène politique d’Haïti. L’ex-président Jimmy Carter était venu comme observateur étranger, avec mission de garantir la victoire à l’urne de Marc Bazin. L’ambassadeur de France, Raphael Dufour, en prenant promptement une action politique, finançant et organisant un plébiscite, a inéluctablement damé le pion à Jimmy Carter [4]. »
À ce carrefour historique, les Haïtiens en tant qu’entité n’ont pas su faire leur propre coalition pour tourner à leur avantage l’étreinte exercée par la communauté internationale. C’est un autre débat de tenter de comprendre pourquoi ils n’arrivent pas à le faire depuis deux siècles. Soumis à la tyrannie de leur désir de pouvoir, ils se sont révélés incapables jusqu’à présent de relativiser l’urgence d’avoir du pouvoir pour se sentir exister. D’où ces rapaces, anciens et nouveaux, qui foncent pour être « élus » et avoir une satisfaction immédiate en plongeant tête baissée dans ce qui est miroité comme un futur gisement de prébendes de toutes sortes. Exit tout lien social véritable. Bienvenue au fantasme de la prétendue toute puissance de l’Exécutif qui rend impossible la séparation, la limitation et la division des pouvoirs.
Le dialogue nécessaire entre les Haïtiens pour sortir le pays de la banqueroute est écarté par les calculs politiciens qui concourent à effriter ce qui reste d’État. Sa matérialité est d’autant plus galvaudée que les bailleurs de fonds qui sont à son chevet n’agissent pas du tout avec un élan d’altruisme. Les élections de 1990 constituent une illustration patente de la désaffection du contrat qui lie l’État aux citoyens. « Bien qu’Aristide ait été beaucoup plus populaire que Bazin et que, selon les normes démocratiques il devrait naturellement remporter la victoire à l’urne sans coup férir, il a fallu obligatoirement cette immixtion française d’une part, pour assurer son accession légitime au pouvoir, au lieu de Bazin. Mais d’autre part malheureusement cette immixtion française a créé et laissé des traces qui ont hanté le pouvoir d’Aristide. Au lendemain du coup d’état du 30 septembre 1991, on a trouvé dans les soubassements de la Villa d’Accueil, la quasi-totalité des urnes scellées avec leurs procès verbaux, alors que les résultats officiels accusaient une victoire à 67% des suffrages [5]. »
La porte est ainsi ouverte à la promotion de la corruption sous toutes ses formes et pas uniquement sous sa forme financière qui est la plus visible. Le résultat net est la mise à mal de toutes les conditions indispensables à la vie collective. Et ainsi on arrive au genre de situation décrit par le philosophe Alain Badiou où « la nécessité de la corruption en son sens intellectuel, soit l’harmonie qu’on suppose entre les intérêts privés et le bien public, cesse de devoir se dissimuler, et cherche à ce qu’on puisse même en faire étalage [6]. »
Les valeurs négatives de l’impunité
Rescapé du champ de massacres duvaliéristes, Jean-Claude Bajeux, directeur du Centre œcuménique des droits de l’homme, a eu le mal courage pour faire le bilan du gauchisme chrétien en 2001 tout en exprimant ses craintes sur l’avenir. Acteur d’un mouvement qui revendique le changement sans démagogie, Jean-Claude Bajeux refuse toute pratique en trompe-l’œil et fait la critique de la fièvre populiste qui n’a pas su vivifier le tissu social en y instaurant la justice. Loin de tout désarroi, avec cette fibre sensible du militant des droits de l’homme, il exprime son sentiment d’échec en s’interrogeant sur le sens de cette fièvre d’impuissance qui envahit le corps social face aux organismes de déréliction dénommés Conseil Électoral Provisoire (CEP). Il écrit :
« Ces CEP qui se succèdent ne font que renforcer les frustrations des citoyens de toute catégorie et nous attirer la dérision de l’opinion internationale. En fait, il faut dire qu’on n’a jamais voulu de résultats sérieux et crédibles, car au fond, pourquoi des élections quand le « peuple » a déjà voté ? Et qu’importe que moins de 200,000 personnes se soient déplacées pour les dernières élections si la voix officielle proclame que 61% (de quoi ?) ont voté. Le refus de la vérité des procès-verbaux, donc le mensonge officiel, se trouve lié à la conviction insolente que le pouvoir appartient « nèt ale à un petit reste », mais contrairement au sens biblique attaché au mot « anawim », « les pauvres de Yahvé », le petit reste ici, ce sont les « plus malins », analogue au petit groupe de dirigeants décrit par Dostoïevski dans la Légende du Grand Inquisiteur, qui avaient trouvé plus intelligent d’accepter les offres du démon pensant que Jésus avait été bien sot d’avoir refusé. Voici donc la cinglante leçon que nous ont donnée les dix dernières années. Un rendez-vous manqué. Une chance gaspillée [7]. »
La réalité a donné raison à Jean-Claude Bajeux. La nouvelle gouvernance pour laquelle il a tant lutté avec ses confrères Antoine Adrien, Jean-Marie Vincent, Max Dominique, Karl Lévêque, Jean Pierre-Louis s’est plutôt révélée « un échec flagrant moral, politique et économique » [8]. En effet, dans le monde infernal haïtien où tout mal est permis, le dictateur Jean-Claude Duvalier est revenu cavalièrement en Haïti sous le gouvernement de René Préval le 16 janvier 2011. Ce retour lui permettait ainsi de recouvrir des millions volés qui étaient bloqués dans les banques suisses [9]. Dans le même temps, Duvalier est venu renforcer par sa présence les valeurs négatives de l’impunité. Il a même été l’invité d’honneur et le parrain d’une promotion de juristes de l’École de droit des Gonaïves [10]. N’était-ce des protestations à travers le pays et en diaspora, il aurait même eu des funérailles nationales à sa mort le 4 octobre 2014.
Ce qui est perçu comme chaos insupportable est nourri et entretenu par des gens qui ne veulent pas que les choses changent. Ce n’est pas la moitié du pays qui critique l’autre moitié. Ceci est absolument faux. Ce qui est critiqué avec raison, c’est le système qui produit des inégalités grandissantes depuis 211 ans. Ce système inégalitaire dans lequel 80% de la population vit avec moins de deux dollars par jour ne peut pas être amélioré par des changements cosmétiques. Il importe de mobiliser le peuple afin qu’il prenne conscience que sans une grosse force de frappe, ses enfants sont condamnés à périr à un rythme encore plus grand qu’ils ne le sont maintenant. Ce sont ces idées-là qu’il s’agit de diffuser au maximum pour que le rêve d’une autre Haïti se réalise un jour.
C’est ce qu’un Franklin Delano Roosevelt (FDR) avait fini par comprendre aux États-Unis d’Amérique dans les années 30 à un moment où la grande dépression de 1929 avait jeté au chômage plus d’un quart de la population en âge de travailler. Devant la combativité du peuple américain manifestant dans les rues, organisant des grèves et appelant à de nouvelles valeurs émancipatrices, le président américain FDR se décida à trancher le nœud gordien en adoptant un nouveau pacte social dénommé « new deal ». FDR annonce la bonne parole et fait descendre du ciel une nouvelle répartition des revenus pour le bien du peuple américain mais aussi pour celui du reste de l’humanité.
Éviter la pourriture des rapports sociaux
Cette nouvelle politique se fait non pas en Russie ou en Chine communiste mais aux Etats-Unis d’Amérique. Les revendications pour de meilleures conditions de vie et une meilleure redistribution des richesses deviennent les seuls mots à la bouche du peuple. Une révolution se fait toujours avec le peuple. Pour l’avoir bien compris, « FDR propose de prendre l’argent des riches pour améliorer le sort du peuple mais il demande en échange à ces groupes de ne plus parler de révolution. En effet au cours de cette période, FDR obtient de l’argent des riches pour aider les pauvres avec la création de la sécurité sociale pour donne aux gens de plus de 65 ans un chèque par mois. Le président Franklin Delano Roosevelt (FDR) a modifié le cours de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique en remettant un chèque chaque semaine aux gens qui sont au chômage. Avec cette politique dénommée le New Deal, FDR augmente le salaire minimum, et, le plus important, crée plus de 50 millions d’emplois en construisant des parcs publics. Pour cela, il décide de taxer les riches et les grandes entreprises [11]. »
Pour éviter la pourriture des rapports sociaux, FDR a accepté de renégocier le contrat social et de modifier le rapport de force entre capital et travail. Lucide et engagé, il n’a pas essayé de désorienter les consciences. Il a demandé une trêve. Cette pilule a été difficile à avaler par les militant les plus aguerris du mouvement populaire américain qui savent que l’on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs. En se présentant comme un ami des travailleurs, FDR a imposé aux forces du grand capital une redistribution plus juste des profits et ainsi permis au capitalisme américain de se réorganiser pour faire de nouvelles conquêtes. En ce sens, nous avons écrit :
« Roosevelt décide de taxer les riches 100%, c’est-à-dire chaque dollar au-dessus de 25 000 dollars va à l’État, soit 350 000 aujourd’hui. Les démocrates et républicains refusent, mais finirent par accepter 94%. Cela signifie que dans chaque dollar gagné au-dessus de 25 000 dollars, 94 centimes revenaient à l’État et 6 centimes allaient à l’individu ou l’entrepreneur. Depuis lors, les riches sont revenus à l’assaut pour remettre en question la réforme fiscale de FDR. Les riches ont fait du lobbying pour diminuer la régulation et avoir leur « tax cut ». Le taux d’imposition des plus hauts revenus commence alors à diminuer. Il est de 70% en 1960 sous les président Kennedy [12] et Johnson, puis de 50% sous Reagan et il est de 39% en 2015 [13]. »
Tout comme les Américains ou les Français, les Haïtiens sont des êtres humains doués d’intelligence et de capacité de raison. Il s’agit pour eux d’organiser la société haïtienne suivant des règles et des lois qui permettent leur épanouissement. Ils ne doivent pas se laisser faire avec la répression et le décervelage pour se croiser les bras et accepter le triste sort qui leur est imposé. Le saupoudrage humanitaire ou philanthropique peut bien les aider pendant quelques jours et les empêcher de mourir d’inanition. Mais ce qu’ils ont besoin c’est un changement véritable dans les rapports sociaux, une révolution éthique et une conscience à la hauteurs de leurs ambitions.
[1] Rayford Logan, The Diplomatic Relations of the United States with Haiti, 1776-1891, Kraus Reprint, 1941, p. 126.
[2] « Le secrétaire général sortant de l’OEA José Miguel Insulza estime scandaleux l’inscription de 192 partis politiques pour participer aux prochaines élections : le sénateur Andris Riché rapporte avoir dénoncé l’ingérence de l’OEA dans les résultats des élections en Haïti, lors d’une rencontre au Sénat », Agence Haïtienne de Presse (AHP), 23 mars 1915.
[3] Wilson Saintelmy, « Elections en Haïti : une farce monumentale cautionnée par la Minustah », Le Monde, 09.12.2010.
[4] Robert Benodin, « L’Analyse Hebdomadaire de Robert Benodin sur la Crise Politique Haïtienne », Orlando le 27 avril, 2014.
[5] Ibid.
[6] Alain Badiou, De qui Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2007, p. 124.
[7] Jean-Claude Bajeux, Nul ne peut servir deux maitres à la fois, Tanbou, Cambridge, Mass, Printemps 2001.
[8] Ibid.
[9] Ginger Thompson, « Some See a Cash Motive in Duvalier’s Return », The New York Times, January 21, 2011.
[10] Isabelle L. Papillon, « Jean-Claude Duvalier : un inculpé à l’école de droit des Gonaïves », Haïti Liberté, vol. 5, numéro 24, 28 décembre 2011 au 3 janvier 2012.
[11] Leslie Péan, Manifestations de masse et révolution fiscale (2 de 3), AlterPresse, 9 mars 2015.
[12] Sam Pizzigati, Greed and good – Understanding and Overcoming the Inequality that limits our lives, The Apex Press, New York, 2004, p. 445.
[13] Leslie Péan, Manifestations de masse et révolution fiscale (2 de 3), op. cit.