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Sortir Haiti de la transition sans fin…

Lettre à la nation

Document soumis à AlterPresse le 25 mars 2015

Après trois décennies environ de dictature, notre pays s’empêtre pendant un temps équivalent dans une transition sans fin. Les forces qui se sont engagées sur le terrain pour créer un environnement différent avec l’apprentissage de vivre en régime démocratique se sont essoufflées devant la capacité de résistance du vieux système autoritaire et autocratique.

Les héritiers du pouvoir duvaliérien ne voulaient pas évidemment provoquer la rupture indispensable pour entrer en démocratie et les nouveaux arrivants sur la scène politique, les « démocrates », quant à eux, trop souvent, n’étaient pas à la hauteur pour forcer les barrières et ouvrir l’espace à l’expérience d’une société nouvelle, rythmée différemment.

Les attraits du système que d’aucuns avaient juré de changer les ont portés, à l’intérieur du pouvoir, à reproduire de préférence, les attitudes et réflexes du pouvoir haïtien traditionnel axé sur un ensemble de patrons de comportements et de valeurs propres qui moulent le contour de la vie politique haïtienne. Corruption, clientélisme, népotisme, impunité, purges et complots contre l’opposition, élections frauduleuses, dépendance de l’étranger accepté comme tuteur et grand électeur, immobilisme et crises politiques récurrentes qui éloignent le pays des routes du progrès, du développement et du changement des difficiles réalités du plus grand nombre qui survit, selon les données des institutions financières internationales, avec moins de 100 gourdes par jour.

Pendant ces trente années environ de transition démocratique, les Haïtiens se sont accommodés à vivre aux crochets de la communauté internationale. Nous avons transmis à cette dernière toutes nos prérogatives de décider, de penser et de prise en main de notre destinée. La plupart des plans mis en exécution pour sortir d’une situation de non progrès ont été conçus dans les officines de l’international. Stratégie Intérimaire de Réduction de la Pauvreté DSRP-I en 2003-2004, Cadre de Coopération Intérimaire (CCI) en 2004, Document de Stratégie Nationale de Croissance et de Réduction de la Pauvreté (DSNCRP) plus tard, Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) après le tremblement de terre dévastateur du 12 janvier 2010. Vous noterez le caractère « intérimaire » de ces programmes et où nous en sommes avec. Haïti est encore le seul pays moins avancé (PMA) de la zone et nous nous trouvons confortable dans ce statut de Pays Pauvre Très Endetté (PPTE) qui nous donne droit aux Facilités de Croissance et de Réduction de la Pauvreté (FRPC). A quand le réveil brutal pour avoir honte de cette situation et réagir en conséquence ?

Malgré tout, les situations de crises politiques ou de catastrophes naturelles n’ont pas permis de tester l’efficacité de ces programmes concoctés pour nous par les étrangers dits « Amis d’Haïti ». Quand ils sont l’objet d’un début d’application, très vite, l’on s’est rendu compte de leur inefficacité et leur non adaptation à la réalité haïtienne qui impose la définition de stratégies idoines prenant en compte les besoins, les lacunes et les véritables problèmes de la population confinée dans l’isolement de l’État, absent dans les espaces de l’univers rural.

Pendant plus d’une cinquantaine d’années, le temps s’est figé sur Haïti et les pouvoirs publics n’ont entrepris aucune initiative de transformation notable et durable de l’espace haïtien. Partout sur notre territoire, c’est l’absence de grands travaux pour rendre la terre fertile, désenclaver le pays, faciliter la communication interdépartementale et le développement régional. Cela a produit une situation de désespoir. Les résultats sont là. Nos paysans et notre force de travail traversent la frontière ou risquent leur vie en haute mer pour chercher une voie de sauvetage. Ils s’offrent comme main-d’œuvre pour créer la prospérité chez nos voisins, dans les Antilles, aux États-Unis et ailleurs. En contrepartie, ils récoltent l’exploitation, le mépris, la méconnaissance, la discrimination et le rejet des sociétés à la prospérité desquelles ils ont tellement contribué…

Cette cuisante réalité de l’émigration haïtienne est un sujet de préoccupation qui alimente des contentieux entre Haïti et ses voisins dus aux incidents et cas de maltraitance de nos compatriotes émigrés victimes de discrimination de toutes sortes, en République dominicaine, aux Bahamas, dans les territoires français des Antilles et de la part de l’administration des États-Unis d’où ils sont rapatriés sans aucun égard, régulièrement.

La nation haïtienne, tout comme la nationalité haïtienne, se trouve aujourd’hui dans une posture difficile. Les forces patriotiques haïtiennes doivent se réveiller enfin pour rapatrier leurs responsabilités et prérogatives transférées aux étrangers. Nous devons impérativement nous résoudre à prendre notre destinée en main et définir nos propres stratégies, des plans, des programmes haïtiens réalistes pour apporter les réponses appropriées à chaque problème. La misère, l’éducation défaillante, l’agriculture à réinventer, les infrastructures comme plateforme de développement, la reconstruction de notre environnement ; mettre fin à l’éternelle corvée de l’eau en la rendant disponible partout ; imposer de nouveaux choix rationnels par rapport à un ensemble de défis à surmonter ; transformer les infrastructures de santé en réalités de service de proximité ; faire sentir la présence de l’État partout sur notre petit territoire pour servir la population dans les villes, dans les bourgs et dans les plus petits espaces, aussi éloignés qu’ils soient du centre du pouvoir.

Nous avons pour obligation de faire naître en Haïti une réalité d’un seul pays finalement intégré par toutes ses composantes, d’un seul peuple vibrant sur les mêmes consignes, un peuple unifié concerné au même chef par son destin, capable d’expression et de manifestation spontanée de solidarité et de fraternité, un pays dont l’État et les dirigeants s’activent de façon perceptible et résolu à accompagner la population où qu’elle se trouve, dans un effort quotidien de traitement et de services homogènes.

Après plus de deux siècles et une décennie d’existence, la nation haïtienne doit réaliser enfin l’intégration du plus grand nombre par l’éducation et le travail, la reconstruction de la dignité, le civisme et les belles valeurs du patriotisme. Voilà autant de chantiers qui nous attendent pour entrer notre pays dans l’ère de la modernisation avec l’apport de chaque citoyen revalorisé.

Près de trente années après la sortie d’une trop longue ère de dictature qui a traumatisé la nation et après des situations qui, pendant la toute aussi longue transition démocratique, ont mis en évidence les lacunes des uns et des autres, nous devons désormais prendre les moyens de provoquer la rupture. Pendant trente ans environ, nous avons été incapables de trouver une voie entre la dictature passée et l’introuvable démocratie. Il est arrivé le temps de sortir de cette impasse pour faire tomber les murs de résistance. Haïti doit cesser d’être cette République d’individus, prise en otage par les intérêts sectoriels et particuliers pour devenir une vraie République de citoyennes et de citoyens qui consentent à fondre leurs intérêts avec ceux de la nation, dans un transfert volontaire de souveraineté individuelle à un État arbitre suprême, un État de droit en rupture totale et irréversible avec la tradition de clans, de « moun pa », de bandes. Un État fort où tous les citoyens sont égaux devant la loi, impassible, impartiale et juste.

A la veille de faire une nouvelle expérience électorale dans un contexte de décadence et de dépendance à outrance de l’étranger, nous, citoyens et citoyennes de ce pays, en Haïti comme dans la diaspora, préoccupés par les dégradations et manquements qui caractérisent notre patrie aujourd’hui, prenons l’engagement de contribuer à cette quête de rupture à travers des initiatives civiques, capables de hausser notre prise de conscience, de prévenir et de contrecarrer toutes les possibilités de manipulation, afin d’éviter à Haïti de dériver à nouveau vers une nouvelle aventure, un nouveau saut dans l’inconnu où l’amateurisme gouvernemental et le laxisme administratif l’exposeront encore à plus d’improvisations et de malheurs nouveaux.

Nous devons nous atteler à identifier les barrières qui empêchent la mise en commun des forces de progrès pour provoquer, même à cette heure tardive, l’émergence d’un leadership capable de nous conduire vers cette voie de rupture en privilégiant Haïti d’abord ! En rupture avec l’éparpillement qui jette à chaque fois le pays dans les bras d’aventuriers sans vision ni qualité, mettons ensemble nos forces pour construire et faire émerger ce leadership qui a fait défaut pendant si longtemps et qui a causé notre maintien sur le pas de tir. Soyons capables de provoquer cette fois-ci pour de bon, dans l’unité citoyenne, le décollage de la fusée Haïti en apportant toute l’énergie patriotique et la détermination collective indispensables pour son lancement et sa mise en orbite et assurer, du même coup, les conditions pour un changement d’orientation irréversible.

En trente ans environ de transition démocratique, de faux leaders ont mobilisé les forces démocratiques de notre pays sur de fausses pistes ; nous avons gaspillé tant d’énergies positives à nous entredéchirer que nous avons laissé passer de multiples opportunités de construire un pays différent. La transition a été assez longue pour permettre l’identification des imposteurs à isoler et à neutraliser, malgré leurs prétentions à nous faire revenir sur les sentiers battus stériles qui ont produit démobilisation, désenchantement, désillusions et perte de l’espoir. Aujourd’hui, choisir la voie de rupture, c’est refuser le passé comme avenir et prendre l’engagement conséquent à regarder de l’avant en prenant en compte les leçons du passé récent et un ensemble d’échecs qui menacent notre existence comme nation libre, autonome et indépendante.

Avec détermination et le souci de construire un pays sur de nouvelles valeurs et celui de transmettre aux futures générations un héritage viable, enrichi au potentiel évident, oeuvrer ensemble pour transformer Haïti en un espace d’avenir où ses citoyens confiants décident désormais d’y rester ou d’y revenir pour contribuer à son amélioration continue, voilà le défi que nous devons nous lancer dans la perspective du prochain quinquennat qui doit être celui où l’on jettera ensemble les bases d’un nouveau départ pour la reconstruction et la revalorisation de notre pays, Haïti.

Unissons nos forces pour prendre en main notre destin et entrer confiants dans Haïti, autrement, un pays libre de la domination de l’étranger, un pays souverain, un pays de justice sociale, un pays en constante progression, un pays à la dimension du rêve des Pères Fondateurs !

Suivent les signatures :

Léopold Berlanger
Clément Jude Charles
Émile Hérald Charles
Marvel Dandin
Patrice Dumont
Cary Hector
Pauris Jean-Baptiste
Hérold Jean-François
Frandley Julien
Édouard Paultre
Ancelot Vénort
Lemète Zéphyr
Myria Charles