Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 15 mars 2015
Le cas de l’Ile-à-Vache est justement ce qu’il ne faut pas faire si on veut réaliser un vrai développement en milieu rural. Sans la participation de la population à la base, les sommes d’investissement quelles qu’elles soient dans des programmes conçus au sommet n’ont pas de chances d’aboutir. Le développement est essentiellement une question de pouvoir et d’épanouissement des personnes concernées. Dans ce cadre, le capital le plus important est le capital social, c’est-à-dire la confiance entre les gouvernants et les gouvernés et, encore plus important, la confiance dans les gouvernés.
Avec l’apparence d’une naïveté sans pareille, l’obstination à vouloir copier le développement touristique en République Dominicaine, ne semble pas tenir compte des dérives multiples en termes de débauche, prostitution et pédophilie qui accompagnent cette industrie [1]. Francisco Domínguez Brito, le procureur général dominicain, n’a pas manqué de dénoncer à Puerto Plata le 16 juin 2014 les effets délétères du tourisme sexuel en vigueur dans les villes de Sosúa, Cabarete, Las Terrenas et Boca Chica [2]. Loin d’être une source de revenus pour les femmes, le tourisme sexuel est une menace pour la république voisine qui est, selon Francisco Domínguez Brito, le premier pays au monde pour le nombre de prostituées per capita. Le procureur dominicain a été chaudement applaudi par l’organisation Asociación Dominicana de Prensa Turística (ADOMPRETUR) dans sa critique des cartels de prostitution et de drogue qui opèrent dans plusieurs villes dominicaines.
La drogue se mêle au trafic sexuel car une prostituée doit consommer des stupéfiants pour lui permettre d’avoir des relations sexuelles avec trente (30) hommes dans une journée, comme l’a souligné le procureur dominicain. Exit dignité et intégrité. La prédilection pour la débauche a fait que des opérateurs internationaux ont investi pour développer des centres d’exploitation sexuelle qui, de par leur renommée sulfureuse, chassent systématiquement le tourisme en famille. Haïti ne peut pas s’engager dans l’esclavage moderne des femmes et des mineurs avec la jungle du tourisme sexuel. Il ne faut surtout pas retourner au temps maudit des années 70 et 80 sous Duvalier où Haïti était devenue la capitale du tourisme sexuel [3] et homosexuel [4]. Le projet du gouvernement Martelly semble reprendre le fil du tourisme sexuel des années de Jean-Claude Duvalier tout en rejoignant celui du tyran François Duvalier. En effet, ce dernier avait aussi fait du tourisme son arme favorite pour se faire de l’argent. Comme une grenade, les éclats de cette arme à double tranchant se sont incrustés dans les chairs et les os des chercheurs de rente d’aujourd’hui.
Duvalier ne se contentait pas de dire à ses miliciens de taillader les opposants avec leurs machettes. Se donnant tous les pouvoirs, il découpait Haïti comme bon lui semble pour des projets touristiques. Avec la dictature et la corruption, à l’insu du peuple haïtien, le dictateur maléfique avait signé un contrat de bail de l’île de la Tortue pour 99 ans avec un texan nommé Don Pierson [5]. C’est ce que vient de réaliser la ministre du Tourisme, Stéphanie Balmir-Villedrouin, en essayant de recruter la compagnie de croisière Carnival Cruise Lines pour investir 70 millions de dollars dans un projet touristique à l’île de la Tortue. Elle a dû renoncer à tout triomphalisme en cessant de sonner les trompettes et d’allumer les projecteurs. Le duvaliérisme maudit poursuit Haïti sans relâche ! Ayant perdu ses repères, notre pays est encore pris dans ce tourbillon de malheur et peine à retomber sur ses pieds.
Cinquièmement, les projets sportifs. Ce dossier scandaleux est constitué par les multiples terrains de sport construits à travers le pays par Olivier Martelly, le fils du président Martelly. Le tableau 1 présente les 189 millions de dollars américains provenant des fonds PetroCaribe qui ont été dépensés et décaissés dans ce secteur, soit quatre fois le montant dépensé dans l’agriculture. Pourtant, il faut d’abord manger avant de faire du sport. Ces investissements démesurés dans le sport n’empêchent la sélection des U-17 d’enregistrer une cuisante défaite de 7 à 0 du Panama le 3 mars 2015 et d’être le bon dernier dans le cadre du championnat de la CONCACAF.
Instrumentaliser les projets sociaux à des fins de ristournes personnelles
Sixièmement, les projets sociaux. Là, on est en plein dans l’amalgame. Au lieu d’investir les fonds empruntés de PetroCaribe dans des projets générateurs de plus-value, le gouvernement Martelly décide de consommer ces montants et ainsi d’hypothéquer encore plus l’avenir d’Haïti. Les sommes empruntées n’ont aucun effet levier. Les montants empruntés dans le cadre du projet PetroCaribe sont destinés à être investis dans des projets générateurs de revenus (cash flow) afin de couvrir les frais financiers générés par l’emprunt et de le rembourser.
Le président Martelly a lancé une kyrielle de « prétendus programmes sociaux » dont « Aba grangou » (A bas la faim), « ban m limyè ban m lavi » (donnez-nous de l’électricité, donnez-nous de la vie), « katye pa m poze » (mon quartier en paix), Ede Pèp (aider le peuple). Ces programmes fonctionnent dans la totale opacité. Poursuivant dans la voie de l’incohérence, sans la moindre transparence et sans études d’impact, le président Martelly a récidivé dans la mise en oeuvre de neuf (9) autres « prétendus programme sociaux » tels que Ti Manman Cheri, Kore Etidyan, Kore Peyizan, Kore Andikape, Kantin mobile, Panye solidarité, Bon Solidarité, Kantin Mobil, et Resto Pèp. Avec ces programmes bidon, Martelly transforme le profond mépris qu’il a toujours affiché pour le peuple en charité. Comme l’explique l’écrivain Lyonel Trouillot : « Le problème de Martelly, c’est qu’il propose une politique de charité. Il est incapable de concevoir un projet de refondation du pays. Son équipe est constituée d’enfants de la dictature, élevés dans le mépris du peuple [6] … »
La gestion de plusieurs de ces neuf derniers programmes est confiée par le président Martelly à son épouse Sophia et à son fils Olivier. Ceci a provoqué la riposte des avocats Mes Newton St-Juste et André Michel qui ont intenté une action en justice contre Sophia et Olivier Martelly pour usurpation de titres et détournement de fonds publics. Ces neuf programmes ont mobilisé la rondelette somme de 115 millions de dollars en provenance des fonds PetroCaribe, soit plus du double des 50 millions de dollars mentionnés par Klaus Eberwein dans son entrevue sur Radio Vision 2000 le 5 février 2015. Eberwein n’a mentionné que les programmes sociaux exécutés par le FAES qui s’élèvent à 59 542 553 dollars.
À ce montant, il convient d’ajouter les neuf projets de Ti Manman Chéri, Kore Etidyan, Kore Peyizan, etc. mentionnés antérieurement qui totalisent 55 600 930 dollars, soit un total de 115 143 483 dollars. Un vrai scandale. Les programmes de ce genre réalisés sans comptabilité, comme c’est le cas avec les 430 millions décaissés lors du passage des ouragans Isaac et Sandy en 2012, n’ont pas trompé la vigilance des progressistes qui attendent encore la production d’un rapport d’audit détaillé sur l’utilisation de ces fonds décaissés en 2012. Les programmes humanitaires pour porter secours aux sinistrés des désastres ne peuvent pas être financés par des fonds destinés à réaliser des investissements rentables. Dans le pire des cas, ces 430 millions devaient être placés dans un fonds à la banque centrale à partir duquel le gouvernement pourrait emprunter l’argent pour financer les secours.
Ne comprenant pas les transformations socio-économiques des 50 dernières années qui ont produit la pauvreté de masse, le gouvernement Martelly ne saurait en inverser le processus. Au fait, il aggrave la pauvreté en plongeant tête baissée dans la consommation des fonds destinés à l’investissement. Il le fait avec allégresse (Tèt Kale) sous le prétexte d’alléger le drame de la condition des personnes vivant dans l’extrême pauvreté, mais en réalité, l’équipe présidentielle instrumentalise l’exécution de projets sociaux à des fins de ristournes personnelles. C’est mettre un voile sur la triste réalité du dénuement causé en premier lieu par le gaspillage et la corruption.
En effet, comme le souligne en 2013 le RNDDH, « la corruption bat son plein. Des dénonciations fusent de toutes parts. Les fonds du projet Petro Caribe sont engagés dans des projets à caractère social, des tronçons de route sont rafistolés. Cependant ces fonds sont dépensés dans l’opacité la plus totale [7]. » Le peuple haïtien souhaite travailler et gagner sa vie dans la dignité. Il ne veut pas subir l’affront d’attendre des heures rester dans d’interminables queues pour recevoir la pitance donnée dans des programmes sociaux démagogiques. C’est d’ailleurs pourquoi il s’expatrie en République Dominicaine, à l’invitation des buscones (recruteurs) qui lui font croire qu’il trouvera du travail et un salaire décent.
(à suivre)
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*Économiste, écrivain
[1] Leslie Péan, Béquilles –Continuité et ruptures dans les relations entre la République Dominicaine et Haïti, Pétionville, C3Éditions, 2014, p. 312-319.
[2] Procurador Domínguez Brito critica auge del turismo sexual en zonas de Sosúa de Cabarete, Noticiasenn, Junio 16, 2014.
[3] Weibert Arthus, « Haïti/Propagation du Sida : Les erreurs du professeur Michael Worobey », AlterPresse, 31 octobre 2007.
[4] Peter Aggleton, Men who sale sex : International perspectives on male prostitution and HIV/AIDS, Temple University Press, 1999, p. 133.
[5] Jacqueline Charles, « Carnival deal for Haiti island hits snag », Miami Herald, December 4, 2014 ; Le projet Carnival Corp pour l’Ile de la Tortue en péril ?, Le Nouvelliste, 04 décembre 2014
[6] Céline Raffalli, « Haïti dépecé par ses bienfaiteurs », Le Monde diplomatique, mai 2013.
[7] « Situation Générale des Droits Humains dans le pays au cours de la deuxième année de présidence de Michel Joseph Martelly », RNDDH, 18 juin 2013, p. 45.