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Haïti : La dilapidation des fonds PetroCaribe par le gouvernement Martelly (3 de 5)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 15 mars 2015

Troisièmement, l’agriculture. Ce secteur vital emploie 36% de la population active et contribue à 25% au produit intérieur brut (PIB). Mais l’agriculture n’est pas compétitive et ne fournit que 40% des produits consommés. 60% est donc importé. En effet, Haïti importe en 2013-2014 plus de 800 millions de dollars de produits alimentaires dominicains dont le sucre, les pates alimentaires, les œufs, le poulet, le riz, etc. Haïti achète un quart des exportations dominicaines comme le montre une récente étude de l’économiste dominicain Pavel Isa Contreras [1]. Nous avions déjà remarqué que « le marché haïtien constitue un débouché pour nombre de produits agricoles et non agricoles dominicains qui vont parfois jusqu’à 100% des exportations dominicaines de ces filières. C’est le cas avec les produits suivants : le riz brisé (100%), les œufs (99,9%), le poulet (99,8%), la glace (99,8%), les carottes (99,7%), les haricots (99,0%), le son (99,0%), le salami dont a dit tant de mal (98,0%), le vin rouge (98,0%), le mirliton (97,0%), la betterave (96,0%), les oignons et la ciboulette (96,0%), le malt (88,0%), les biscuits (74,0%), les citrons aigres (59,0%), les pâtes (54,0%), les noix de coco sèches (36,0%), et les autres 146 produits (100%) [2]. »

Avec un taux de chômage officiel de 60%, Haïti a la main d’ouvre disponible pour mettre en valeur les terres et diminuer les importations. Avec plus de la moitié de la main d’œuvre engagée dans l’agriculture, des investissements massifs sont plus que nécessaires dans ce secteur pour en augmenter les rendements et la productivité. En effet, selon la FAO, en termes de tonnes par hectare, Haïti a une productivité inférieure de moitié par rapport à celle de la République Dominicaine dans la production des vivres tels que la banane plantain, le maïs, la cassave et le riz. À côté de la petite taille des parcelles, seulement 27% des paysans ont accès aux engrais, 15% aux semences améliorées et 90% n’ont pas accès à l’irrigation et dépendent de la pluie. Au lieu de s’attaquer à ces problèmes cruciaux, le gouvernement Martelly préfère gaspiller l’argent dans d’autres programmes sans incidences positives sur la majorité de la paysannerie.

De plus, le rapport du gouvernement est contradictoire et ne résume pas les dépenses réelles effectuées par secteur. Dans son rapport , le gouvernement déclare à la page 45 : « Les infrastructures ont reçu des fonds pour un montant de près de 512,8 millions $ et les investissements dans l’agriculture s’élèvent à près de 38,4 millions $ » [3]. En réalité, sur un total de 1 205 962 328 dollars US dépensés dans le cadre du financement PetroCaribe, seulement 45 millions dollars US ont été alloués à l’agriculture, soit 3.7%, ce qui est une insulte au bon sens. Il faut avoir la tête dérangée pour s’en enorgueillir d’une telle allocation. Pas besoin d’être économiste pour comprendre cela en moins de deux.

On comprend alors que le mot « agriculture » soit mentionné à peine 10 fois dans le rapport de 232 pages. Même les nuls auraient alloués 10% du budget global, soit 120 millions de dollars US. Le plus grave est qu’il y a des moins-que-nuls pour applaudir à ce torchon publié par le gouvernement. Il s’agit de l’application du modèle de développement anti-paysan [4] qui est l’essence de la politique économique du gouvernement. En ce sens, Jacob Jonas Jean-François, directeur général de Institut National des Filières Agricoles, avait reconnu que « sur chaque 100 gourdes rentrées dans les caisses de l’État, seulement 3 gourdes en moyenne vont à l’agriculture. Les impôts et taxes servent au fonctionnement des grands fonctionnaires publics et non à de véritables investissements dans le secteur [5]. »

Ce n’est pas un hasard s’il n’existe pas dans le rapport un tableau récapitulatif des investissements sur la période 2011-2014 permettant de visualiser rapidement la distribution sectorielle. Le montant ridicule affecté à l’agriculture sauterait aux yeux. De même, le mot « élevage » n’apparaît qu’une fois dans le rapport et celui de « pêche » deux fois. Pourtant, c’est autour de la chaine de valeur de l’agriculture, de la pêche et du bétail qu’Haïti a un avantage comparatif avec ses vastes étendues de terrain non exploité et qui pourraient contribuer à diminuer les importations de produits agricoles. Aucun autre secteur n’est plus stratégique que celui-ci pour la société haïtienne.

Deux aéroports construits à 10 kilomètres l’un de l’autre

Quatrièmement, les aéroports. Les exemples de gaspillage ne comptent plus. L’argent est jeté par la fenêtre. Nous avons démontré cela à partir de l’exemple des deux aéroports construits dans le Sud à quelques kilomètres l’un de l’autre. À ce propos, nous avions fait le 16 novembre 2014 dans La corruption rose et les fonds PetroCaribe (2 de 5)  [6] l’analyse suivante :

« Les choix des projets sont faits sur des bases totalement farfelues. Il s’agit de dépenser l’argent dans des projets inutiles ou à rentabilité douteuse, conçus par des politiques qui ne mènent nulle part. Par exemple, deux aéroports limitrophes dans le Sud sont financés, l’un aux Cayes au coût de vingt-six millions de dollars UD et l’autre à l’Ile-à-Vache au coût de cinq millions de dollars US. La distance entre les Cayes et l’Ile-à-Vache n’est que de dix kilomètres par mer. C’est à croire qu’Haïti a des ressources financières inépuisables ou encore que les irresponsables dirigeants n’aucune notion de la notion d’optimisation dans l’utilisation des ressources rares [7]. »

Les fonds pour ces deux aéroports ont été décaissés à 99% pour l’Ile à Vache et 95% pour les Cayes. Les habitants de l’Ile-à-Vache sont ulcérés par les médiocres intérêts qui sont derrière le projet touristique de cette ile de 14 000 habitants dans laquelle sont engloutis 230 millions de dollars provenant en grande partie des fonds PetroCaribe [8]. Depuis le démarrage du projet, cent millions de dollars ont été décaissés sans la réalisation et la publication du moindre audit financier ou technique par un cabinet indépendant. C’est l’opacité la plus totale sur les comptes des fonds PetroCaribe. Personne ne connaît ce que contiennent les postes des projets et s’ils sont certifiés conformes par un commissaire aux comptes. Les zones d’ombre sont impénétrables !

Dans le cadre d’une bonne gestion, les comptes devraient être publiés chaque année sur l’internet afin que chaque citoyen puisse constater l’usage qui est fat des moyens financiers qu’il devra rembourser au cours des 25 prochaines années. On ne sait comment les entreprises exécutant les travaux ont été choisis. Toute prestation supérieure à un certain montant (10.5 millions de gourdes pour les travaux et 3.5 millions de gourdes pour les services) doit faire l’objet d’un appel d’offres afin de choisir l’entreprise suivant la règle du moins-disant et non parce qu’il s’agit de l’entreprise du fils du président Martelly ou d’un de ses amis. Des rumeurs circulent sur le montant des frais de déplacement des officiels qui vont à l’Ile à Vache et sur les embauches de complaisance. La gestion des moyens financiers échappe à tout contrôle.

Le programme intitulé « Destination Touristique Ile à Vache » lancé en août 2013 est un projet de développement à facettes multiples. Sur une île de 45 kilomètres carrés située dans le Sud d’Haïti, avec une population de 15 000 habitants, le projet prévoit la construction d’un aéroport international avec une piste de 2.6 kilomètres ; la construction d’un axe routier ; le dragage du port, ainsi que l’électrification et l’éclairage. Le projet a des dimensions diverses et inclut la construction de plusieurs hôtels totalisant 1 500 chambres et villas ; d’un centre « communautaire » ; et d’un centre d’urgence, ainsi que d’un terrain de golf [9]. Mais dès les premiers travaux, le projet est l’objet de contestations de la part des habitants de l’île car « les institutions démocratiques locales n’ont pas été consultées, ni mises en œuvre, alors que la nouvelle loi de décentralisation prévoit pourtant une vraie consultation et la participation des citoyens pour tout projet économique d’aménagement [10]. »

Le projet démontre comment des rapports d’hostilité peuvent se développer entre le micro et le macro. En matière de développement, les fins sont aussi importantes que les moyens. Les réalisations tangibles ne sauraient écarter le processus de prise de décision. Des terrains ont été appropriés de force et la répression a été mise en marche pour museler les opposants au projet. Les dirigeants de l’organisation Konbit Peyizan Ilavach (Kopi) sont harassés. Marc Donald Lainé, président de KOPI, meurt le 25 octobre 2014 d’un accident de moto. Entretemps, le policier Jean Mathulnès Lamy, vice-président de KOPI et animateur de la radio communautaire VKM, est arrêté le 21 févier 2014 et emprisonné neuf mois avant d’être libéré [11] suite à des manifestations le 12 décembre 2014.

Les manifestations de plusieurs milliers de personnes dans l’île dont la dernière eut lieu le 11 février 2015, continuent au cours desquelles les protestataires réclament le retrait de l’arrêté du 10 mai 2013 transformant l’île en une zone touristique [12]. L’arrêté annule également les droits de propriété des habitants et légitime nombre de pratiques arbitraires dont la coupe des arbres fruitiers, le saccage des jardins par les bulldozers sans le moindre souci de justice. C’est une vraie érosion sociale aux résultats désastreux car les occupants des terres ne sont même pas notifiés d’avance et ne reçoivent aucune compensation financière [13]. Les habitants de l’Ile à Vache sont victimes de la mauvaise répartition du pouvoir par rapport aux autorités gouvernementales centrales.

(à suivre)

……

*Économiste, écrivain


[1Pavel Isa Contreras, Bymary de León y Virginia Melo, « Novedades de productos y mercados en las exportaciones dominicanas : ¿hacia un nuevo patrón de comercio ? », Ciencia y Sociedad, vol. 39, num. 4, Santo Domingo, Republica Dominicana, 2014.

[2Leslie Péan, « Construire l’avenir des relations entre la République Dominicaine et Haïti (3 de 4) », AlterPresse, 16 octobre 2014.

[3La transformation d’Haïti à travers les grands travaux de reconstructions avec les fonds PetroCaribe, op. cit., p. 45.

[4Frédéric Thomas, Haïti : un modèle de développement anti-paysan, Bruxelles, Entraide & Fraternité, 2014.

[5Jacob Jonas Jean-François, « Haïti : une agriculture toujours à la traîne ! », Le Nouvelliste, 13 février 2015

[6Leslie Péan, « La corruption rose et les fonds PetroCaribe (2 de 5) », Alterpresse, 16 novembre 2014.

[7Thomas Lalime, « Deux aéroports dans le sud, un gaspillage de ressources », Le Nouvelliste, 4 avril 2014.

[8« Nouvelle mobilisation à l’Ile à Vache contre le projet "Destination touristique" », AlterPresse, 4 février 2015.

[9Île à Vache, Proposition Préliminaire de développement touristique, Gouvernement de la République d’Haïti, Ministère de la Planification et de la Coopération Externe ? ; Beverly Bell, « Reconstruction or Haiti’s Latest Disaster ? Tourism Development on Ile à Vache Island », Huffington Post, 07/21/2014.

[10Haïti : le dirigeant d’une radio communautaire emprisonné au pénitencier de Port-au-Prince, Médias Citoyens, 28 février 2014.

[11Haïti : Nouvelle mobilisation à l’Ile à Vache contre le projet « Destination touristique », AlterPresse, 4 février 2015

[12Haïti-Tourisme/Ile-à-Vache : Des maisons détruites pour la construction d’un port à Madame Bernard, AlterPresse, 12 mai, 2014 ; Haïti/Ile-à-Vache : Dénonciation constante du projet touristique et demande de libération de Jean Matulnès Lamy, AlterPresse, 25 août 2014 ;

[13Dady Chéry, « Bataille pour l’Île-à-Vache : Interview avec Jérôme Genest de KOPI », Haïti Chéry, 31 mai 2014.