Par Marie Carmel Paul-Austin, Ph.D [1]
Soumis à AlterPresse le 12 octobre 2004
La leçon de Gonaïves, c’est tout ce qu’on entend de nos jours. Mais de quelle leçon, s’agit-il ?!
Je serais plutôt tentée de dire, voire d’affirmer, l’évidence de Gonaïves. C’est évident que la catastrophe (apocalyptique) de Gonaïves n’est autre que le résultat pour ne pas dire le triomphe de deux courants qui ont dominé la vie politique et sociale de ce pays depuis ces 18 dernières années. Noter que notre période d’étude débute avec celle de la transition. Quels sont ces deux courants ? Ce sont : l’anti-étatisme et l’anti-savoir.
En effet, depuis le départ des Duvalier, sans l’effondrement du système qu’ils ont érigé, les élites de ce pays, trop pressées et non préparées pour la longue transition qui s’annonçait, se sont retrouvées face à un Etat en faillite, où les institutions qui le représentent n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes. Vidées de toute substance et inféodées à l’ancien régime, elles avaient perdu toute crédibilité et toute légitimité. Aussi le premier acte fondateur des élites fut-il de remettre le compteur à zéro par l’adoption d’une nouvelle charte fondamentale. Question de marquer un nouveau départ.
Cette initiative toute déterminante qu’elle fût, marquant la rupture formelle avec l’ordre ancien, l’ordre dictatorial, n’était pas accompagnée de mesures et de dispositions draconiennes pour extirper de l’Etat toutes les pratiques antidémocratiques et celles surtout répressives et/ou ignorantes des droits fondamentaux du sujet. Pendant toute cette longue période de transition, le slogan fut : « changer l’Etat », pas le détruire, pas le réformer non plus.
Pourtant quel était le plan, le cadre philosophique et politique pour aborder un problème aussi complexe et compliqué ? Nous sommes encore à nous demander si aucun des partis politiques, aucun groupe de réflexion, ( think-tank), si aucune cellule de recherche n’ont avancé des lignes, des pistes ou esquisses dans cet ordre d’idées. La question reste ouverte car, au moment où nous écrivons ces lignes , nous mettons en défi quelqu’un de nous énoncer les quelles lignes de repères, des idées-force des multiples et divers partis politiques qui évoluent présentement sur le terrain. Car il s’agit de cela et de rien d’autre, de l’Etat, de sa représentation, de son instrumentation, de ses manifestations plurielles. Nous disons bien, que quelqu’un ose nous rappeler les idées-force sur l’Etat à fonder ou à refonder des différentes formations politiques, de telles idées-forces qui soient en mesure de nous permettre de les identifier, les caractériser, les distinguer. L’Etat hérité, après la débâcle duvaliériste devait s’effacer et nous, comme collectivité avions pris l’engagement formel (Constitution de 1987) d’en ériger un autre, à défaut de mieux, de repartir sur de nouvelles bases. C’est pourquoi, il nous plaît de souligner que cette tâche incombe aux politiques (partis politiques, professionnels de la politique, membres d’associations, d’organisations, etcÂ…, nous évitons le vocable société civile. N’en déplaise aux technocrates !
Revenons à ces deux courants. D’abord, l’anti-étatisme.
Aujourd’hui, Gonaïves nous crève les yeux, et avec elle, la faillite de l’Etat, notre Etat. En effet, toute cette transition (18 ans) a été marquée par un courant idéologique très fort, tributaire du courant o.n.giste des années soixante qui a prévalu dans les sociétés latinoaméricaines post-dictatoriales. Ce courant tire sa légitimité de la faillite, de la déroute des dictatures militaires de l’époque ; elle la tire également de la gangrène des institutions nationales, connue sous forme de corruption, de clientélisme, de népotisme, etcÂ…Fort de tout cela, la seule porte de sortie, la seule voie préconisée serait de transférer les compétences de l’Etat-souveraineté nationale-, à des institutions non gouvernementales. Ces Organisations Non Gouvernementales, ONG, comme elles se nomment, deviennent de fait les seuls interlocuteurs crédibles et légitimes dans toutes transactions, dans toutes actions et interventions, dans tous débats. Bon nombre des prérogatives de l’Etat seront quasiment transférées à ces institutions. La preuve et claire quand de telles officines opèrent avec des budgets qui dépassent de loin ceux des organes étatiques qui ont à charge les mêmes secteurs d’intervention ; la preuve est tout aussi claire quand les aires d’interventions de ces ONG sont en conflit latent, des fois en conflit ouvert avec celles des services publics, la preuve est enfin claire quand les objectifs de programmes sont purement des duplications, aiguisant la compétition, là où elle ne devrait point exister ; l’objectif ultime étant de livrer service à des populations, très souvent en difficulté. Il est important pour nous de souligner que la plupart de ces ONG s’établissent dans des zones très reculées, inaccessibles, et où l’Etat est absent. N’était-ce leur présence, certaines populations seraient au bord de la famine. Leurs interventions pertinentes et bien ciblées desservent et servent. Et leur légitimité n’est ici mise, ni remise en cause. Ce n’est pas du tout l’objet de mon propos. Sauf que, j’insiste pour réaffirmer qu’elles ne peuvent, ni ne doivent remplacer l’Etat. Trop longtemps ce courant a fini par pervertir notre vision de l’Etat, notre façon d’organiser la vie politique et sociale chez nous. La plus grande tragédie pour moi a été de constater que même les plus progressistes parmi nous se sont laissés prendre à ce discours creux, vidé de tout bon sens et négateur des principes de souveraineté et de légitimité de l’Etat.
Quelle est cette logique qui voudrait nous faire croire que sans l’Etat nous pourrions faire marcher notre pays. Dans quelle société moderne, a-t-on vu transférer la puissance publique à la « société civile ». Les pays qui ont nourri la propagande du moins-Etat, favorisant ainsi l’émergence, la formation, la propagation et la prolifération des ONG dans les pays sous-développés, dits périphériques, ces mêmes pays n’ont ni cédé, ni concédé un pouce de leurs pouvoirs régaliens. L’Etat dans toute sa puissance conserve et préserve ses compétences et les champs qui en dépendent, par un instrument incontesté et incontestable : La régulation.
N’allons pas faire ici la différence sémantique et ontologique entre Etat régulateur et Etat fort. Notre bon sens nous dicte que les états sont d’autant plus régulateurs qu’ils sont forts. La force a trop souvent été confondue avec la répression. Car quelle est la force d’un Etat qui ne dispose d’aucune loi, d’aucun cadre juridico-légal, d’aucune force de coercition véritable et sérieuse pour faire appliquer les lois qu’il édicte ? Quelle régulation, si les institutions (gouvernement, société civile) nationales ne fonctionnent pas, ne servent pas, ne se renouvellent pas, n’existent pas ? Ces vérités « évidentes » sont à rappeler dans cette conjoncture trouble, pour le moins qu’on puisse dire. L’Etat haïtien, aussi exangue et dépourvu, démantelé qu’il est, que peut-il réguler ? Il doit d’abord exister, se construire, se fonder, ensuite devenir , être et demeurer régulateur. « L’Etat existe aux Etats-Unis, mais il est vécu comme moins pesant qu’en d’autres lieux. Les pouvoirs publics sont fragmentés et ne détiennent chacun qu’une parcelle d’autorité, ce qui donne l’illusion de la légèreté. Additionnés, ils finissent par faire un tout fort lourd, peut-être plus qu’ailleurs. Et puis l’Etat existe autrement aux Etats-Unis : il ne se subtitue pas au marché, mais l’encadre ; il n’est pas producteur, mais tuteur. L’Etat américain, dans sa réalité et dans sa totalité, est exemplaire : pour les libéraux, parce qu’il est ; pour les colbertistes, parce qu’il est autre . » (Toinet et al., dans le « Libéralisme à l’américaine : l’Etat et le marché »).
C’est comme l’argument qui consiste à faire comprendre que la décentralisition, l’autonomie des pouvoirs locaux pouraient être des solutions pour pallier aux faiblesses actuelles des pouvoirs publics ; « cette théorie » a fait pas mal d’adeptes, elle a même fait naître des experts en la matière. Pourtant, je me pose cette question : existe-t-il un centre ? Y a-t-il un pouvoir central ? Quelles sont les compétences à tranférer ? Néant. L’effacement de l’Etat , sa faillite pour nous répéter et faire écho à ce qui se dit actuellement, était prévisible, pour les quelques raisons que nous avons évoquer plus haut. Laissons aux sociologues, aux historiens, aux politologues, aux juristes la tâche de définir, de décortiquer, d’analyser ce cheminement bicentennaire de l’effacement de l’Etat. Nous, nous avons choisi de nous démarquer de cette démarche qui consiste à toujours trouver un bouc-émissaire : la faute aux colons, la faute ancestrale, la faute aux blancs, la faute à l’autre. Comme collectif, nous avons, pendant longtemps, nourri l’idée de céder une partie ou le tout de la puissance publique aux ONG, à la société civile, et ensuite de leur en vouloir, après. Sòt ki bay, enbesil ki pa pran !
Dans cette gestion de la catastrophe aux Gonaïves, seule la puissance publique est en cause, seul l’Etat accuse son incompétence, seul l’Etat exhibe sa non-gouvernence, son a-gouvernance, seul l’Etat enfin, se trouve dépassé par les événements. Notre société, malgré son vaste élan humanitaire sans bornes, n’est pas comptable de l’aide qui doit être gérée, dirigée, distribuée aux sinistrés. Les ONG, vers qui la majeure partie de cette aide est et sera acheminée, ne seront pas tenues de donner un bilan. Les organisations caritatives nationales et internationales ne seront pas obligées de rendre compte. A tous les niveaux d’intervention, c’est l’Etat le seul responsable, donc capable de, habilité à donner réponse.
Le pays n’est pas géré, le pays est mal géré, où est l’Etat, crie t-on, ? La société civile aura vite fait de reconnaître qui est en droit d’ assumer la charge des pouvoirs publics.
Etatiste, par formation, par option et par conviction, nous avons beaucoup de mal et même beaucoup de peine à assister à cette dérive. Consciente des enjeux qui ne sont rien d’autre que la perte de toute souveraineté- encore Gonaïves, pour illustrer-, nous ne souscrivons nullement à ce courant libertaire, voire liberticide, nous pesons bien nos mots, du moins-Etat, du tout privé, privé-marchand, ni plus ni moins. Trop pressé de se débarrasser de cet Etat patrimonial, prédateur par surcroît, les élites ont vite fait de « jeter le bébé avec l’eau du bain », comme on dit. La réaction contre cet Etat-là , se comprenait fort et trop bien, et sa négation était totale et sans rémission. Toutefois, nous refusons toute concession, toute cession des instruments de la puissance publique, sous le fallacieux prétexte que l’Etat ne sait ni ne peut gérer. La garantie des valeurs républicaines, piliers des droits et libertés pour tous et chacun n’a sa source que dans la pérénnité de l’Etat. Voilà pourquoi, il y a pour nous une logique dans l’ effrondrement de l’Etat auquel nous assistons dans toute sa laideur, avec un sentiment de révolte pour certains, et donc une logique dans les divers schémas de réforme rêvés et non planifiés et la relation établie entre le rôle minimal réservé à l’Etat et celui réservé aux ONG. Mais par quoi le remplacer ?
Je ne réponds pas à cette question.
Citoyenne, révoltée par l’impuissance publique, je suis en droit de réclamer un autre type d’Etat, une autre organisation et une autre gestion de l’Etat ; serviteur public, profondément attaché à la chose publique, par conviction politique et par choix idéologique, je suis tout aussi consciente de ses limites. Cependant, une chose dont je suis sûre est que je ne suis pas prête de sous-traiter l’Etat, de le négocier, de le villipender, de l’affaiblir, donc de le rendre inopérant et accessoire. Ah, comme c’est dur d’être cohérent !
A voir et à entendre tout ce qui se passe aux Gonaïves, je ne peux que me rappeler cette vérité de Saint-Just :
« Un peuple est libre quand il ne peut être opprimé ni conquis, égal, quand il est souverain, juste, quand il est réglé par des lois ». Ainsi Saint-Just nous renvoie à trois notions fondamentales de l’Etat : un territoire, des institutions nationales, un système juridico-légal. A nos marques, donc !
Ceci me permet d’aborder le deuxième point évoqué plus haut, celui de l’anti-savoir.
La volonté de changer , d’innover, de faire du neuf, devient un vœu pieux si elle n’est aidée de l’intelligence. Dans ce pays, on peut bien être optimiste, c’est surement un acte volontaire, mais rester intelligent, raisonné devient un acte suicidaire. Selon la Théorie Critique de Kant, la raison seule peut armer le sujet historique d’une conscience critique, d’une conscience de soi comme sujet de l’Histoire et conscience du monde comme objet, à travers une appropriation rationnelle de la nature. La raison seule devrait pouvoir guider nos actions. Cette raison critique, l’autre l’appelerait le bon sens , et dans le cas de notre pays, l’application de normes et règles établies par tous et pour tous. Une raison qui serait synomyme de la Vérité, du Bien, de la Justice, du Beau, les principes platoniciens qui sont à la base de toute quête, de tout désir de savoir, de comprendre, de connaître.
Quelles sont les manifestations de cet obscurantisme, de cette attitude contre le savoir ? Elles sont mutiples et multiformes ; nous signalerons quelques unes : a) une propension à détruire tout ce qui existait avant ; la notion de continuité de l’Etat, de sa permanence n’existent pas, sauf quand il faut en conserver et préserver certains privilèges, b) une tendance à ignorer les avis de personnes compétentes ou avisées ou expérimentées, c) une inclination à prendre ombrage de toute compétence et y voir toujours et surtout une compétition ; trop souvent ces deux termes se confondent à dessein, d) une fatalité à persister dans l’erreur, au détriment du bien collectif ; mieux vaut périr avec le peuple que de le sortir d’une situation, que de porter correction, que de réformer.
L’absence de toute science, de toute intervention rationnelle, réfléchie n’est pas sans conséquence sur notre façon de gérer la chose publique. Sans méthode et sans planification aucune, sans une connaissance de l’administration publique, à quoi servent toute l’expertise et la technique de nos dirigeants ? Tout le monde s’accorde à reconnaître que nos technocrates ont échoué. La question qu’il faudrait déjà se poser, c’est pourquoi ? ou encore pourquoi pas ?
Refus de connaître, refus de savoir, refus de re-connaître, mais surtout refus de confronter les idées de l’autre en toute liberté, sans complaisance, avec une ouverture d’esprit caractéristique de tout chercheur, chercheur de solutions, chercheur de propositions, chercheur de compromis, chercheur de connaissances. Oui, le refus est total. Il est fondateur du moi, il le crée parfois et trop souvent ; ce refus est aussi fondateur de la fébrilité de nos espaces, il est, en dernière analyse, fondateur de notre bêtise, de notre médiocrité.
De manière insidieuse et absolue, cette médiocrité a fini par habiter tous les compartiments de notre conscient et inconscient collectifs. Il nous est devenu plus ardu, plus laborieux d’aborder la moindre entreprise humaine, sans gâchis. L’improvisation permanente et la tutelle,-d’aucuns nomment encadrement, assistance technique- constituent la preuve par excellence de notre é(E)tat de faiblesse intellectuelle, d’insuffisance technique et d’incapacité stratégique. Les cadres et experts nationaux me pardonneront cette généralisation. Malheureusement, la bêtise est partout quand la science ni la raison ne se manifestent nulle part.
Ceci étant dit, sommes-nous (gouvernement, formations politiques, groupes organisés, etcÂ…) en ce moment, en un lieu, en train de réfléchir, de concevoir, d’élaborer les politiques structurantes et durables de l’après-Fonds-Verrettes, pardon, de l’après-Gonaïves ?
Lathan, ce 29 septembre 2004
Marie Carmel Paul-Austin, Ph.D.
[1] Professeur à l’Univesrsité d’Etat d’Haiti et ancienne Ministre de l’Education Nationale