Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 12 mars 2015
Dans son histoire chaotique, Haïti a souvent organisé des élections sur mesure en exploitant un processus électoral vicié dans son essence. Sous le tyran François Duvalier, les élections sont organisées sans listes électorales et avec bourrage des urnes. Les résultats sont connus d’avance. Aux élections de 1961, Duvalier est réélu pour 6 ans avec 100% des votes. À l’occasion du referendum de 1964 pour la présidence à vie, les résultats sont : 99.8% oui et 0.2% non. En s’appropriant le pouvoir à vie et de manière héréditaire, Duvalier rationalise le pouvoir comme valeur suprême dans les consciences. Il s’est développé dans la classe politique la conception absurde qu’on doit acquérir le pouvoir par tous les moyens. Ainsi, Duvalier exploite « le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite [1]. »
Avec cette façon de voir, la fraude est inscrite dans le processus électoral à toutes les étapes autant dans l’émission de la carte électorale que dans la création du fichier électoral, autant dans la gestion du scrutin que dans la proclamation des résultats. Ces élections sur mesure ne font qu’exacerber les tensions qu’elles auraient dû calmer. Quand il y a une exception, alors les forces du statu quo s’organisent avec l’armée et tuent les électeurs comme aux élections de novembre 1987. Avec la même désinvolture pour le crime, les forces populistes qui s’imposent aux élections de 1990 ne peuvent empêcher la réactivation du dispositif sanguinaire qui aboutit au coup d’État du 30 septembre 1991.
Lumpenisation des masses et des élites
La dépravation des esprits réalisée systématiquement par les 30 ans de Duvalier n’a pas fait que promouvoir la culture des tours de reins (gouyades) de Ti Simone sous de multiples déguisements. Le duvaliérisme a lumpenisé la pensée et le mode d’action politique. La corruption idéologique est allée plus loin que les danses endiablées du lumpenprolétariat en guenilles dans les carnavals. Duvalier n’a pas uniquement déchiqueté la société haïtienne avec la sauvagerie de ses tontons macoutes, forçant même ses adversaires à participer à la conspiration du silence. Ses pratiques impitoyables de malheur ont excellé dans l’apologie de la médiocrité. Ti Bobo a remplacé Price Mars. En provoquant la fuite des cerveaux, Duvalier s’en est pris aux fondamentaux de la société haïtienne tout en facilitant l’avènement de la dimension ludique et distractive à la Sweet Micky. Cette opération de délitement des valeurs et de dénaturation de la vérité a contaminé la jeunesse. C’est ce qui explique l’échec programmé de toute façon de ceux qui épousent aujourd’hui la maudite cause des tontons macoutes.
La lumpenisation des campagnes a eu lieu à travers l’accaparement des terres de l’État par les tontons macoutes à la Zacharie Delva dans l’Artibonite [2] ou les pratiques d’extorsions d’un Astrel Benjamin dans le Sud. Sans compter, après 1986, les massacres de paysans de Jean Rabel, Milot, Piatre, Labadie et Gervais par les grands dons qui sont documentés par les organisations telles que Tèt Kole Ti Peyizan Ayisyen [3]. Duvalier a procédé à une lumpenisation extrême de la population en faisant venir dans les villes des milliers de paysans, au cours des 22 mai, 22 septembre et autres 22, lesquels vont constituer les bidonvilles dans toutes les agglomérations urbaines. Exploitant à mauvais escient les croyances animistes populaires, Duvalier a renforcé une logique porteuse de représentations archaïques du monde comme fondement d’une politique d’intimidation, de peurs et de crimes.
La déliquescence qu’on constate aujourd’hui est le résultat de la politique de lumpenisation systématique appliquée par Duvalier pour constituer la base de masse du fascisme tonton macoute. La corruption envahit l’espace social et tout est dénaturé. Le duvaliérisme provoque la décomposition des classes sociales et l’installation d’une pourriture qui se répand et dirige la société. Il s’en suit la clochardisation de l’État qui fait la promotion du nivellement par le bas en tordant le cou à la qualité et en légitimant l’arbitraire. Politique de lumpenisation des masses mais aussi et surtout des élites.
L’encanaillement macoute
L’échange, par émissaires interposés, entre la première dame Michèle Bennett et le propriétaire de l’entreprise d’aménagement paysager Oasis, Pierre David, est à cet égard significatif. C’était à l’occasion du transfert des restes de Toussaint Louverture au Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH) en 1983. Désireuse d’embellir les environs du musée, Michèle Bennett fait demander à l’entrepreneur de poser des rouleaux de gazon à la dernière minute. À la réception du devis qu’elle juge exagéré, la première dame s’exclame :
— David fou ? Eske se ak pwèl milatrès lap fè travay-la (Est-ce que le travail sera fait avec des poils de pubis de mulâtresses).
Se ravalant à son niveau, l’entrepreneur répond du tac au tac :
— Si c’était le cas, ça aurait coûté moins cher.
Elle revient à la charge.
— Comment ça ? Kote’l tap jwenn yo ? (Où les trouveriez-vous ?)
— Dans les boites de putes dominicaines de la route de Carrefour !!! et ailleurs.
L’encanaillement macoute s’était donc propagé jusque dans les salons du Palais national. Avec son cortège de vulgarités, de grivoiseries et de grossièretés.
Après 1986, les duvaliéristes ont résisté avec le concours des militaires, des « attachés » et autres groupes paramilitaires qui ont semé la violence systématique du moins jusqu’en 1994. Et même après, ils ont continué d’occuper une place importante dans l’imaginaire collectif et la réalité avec les « chimères », en attendant de trouver le candidat Sweet Micky aux reins ondulants, pour relever la tête.
Au fait, le courant du gauchisme chrétien qui a pris la relève a avancé sur le même terrain en croyant « promouvoir le lumpenprolétariat pour en faire l’avant-garde des forces du changement [4]. » Haïti n’est pas parvenue à une reconversion des mentalités héritées du duvaliérisme criminel. Sur le plan électoral, la culture de lumpenisation se lit dans les multiples reports des échéances électorales, les magouilles de la classe politique et le spectacle de la fraude parfois exhibé avec des applaudissements frénétiques. C’est ce que René Préval exprimait en disant : « les élections, je ne suis pas sûr de maitriser les détails techniques pour les organiser … mais je sais seulement comment les gagner » [5]. Superbe !
La population boycotte la farce électorale
Depuis le massacre des électeurs à la Ruelle Vaillant du 29 novembre 1987, les élections ne suscitent pas l’enthousiasme de la population. On peut en juger par les taux de participation qui sont de 4% en 1988, 60% en 1990, 31% en 1995, 8% en 2000, 60% en 2006 et enfin 23% en 2010, soit une moyenne de 31% de participation aux élections présidentielles depuis la fin de la dictature duvaliériste en 1986. En clair, la population boycotte la farce électorale. Le CEP qui aurait dû être permanent tel que stipulé dans la Constitution de 1987 continue d’être provisoire gaspillant ainsi les ressources financières du pays. D’ailleurs, c’est la mendicité internationale qui finance les élections.
La comédie ne s’arrête pas là. Le CEP décide de disqualifier les candidats qu’il veut dans l’arbitraire total. Lors des élections de 1990, le candidat Leslie Manigat est disqualifié par le CEP sous le prétexte qu’il est un ancien président et doit attendre cinq ans avant de pouvoir se présenter à nouveau comme candidat selon la Constitution de 1987. En même temps, le CEP refuse de considérer Leslie Manigat comme le président légitime d’Haïti. La magouille triomphe à plusieurs niveaux.
Pour parfaire le dispositif, le gouvernement de Mme Ertha Pascal Trouillot, préoccupé par la situation, règle le tout à l’amiable en procédant à la révocation de deux juges à la Cour suprême. Le pays est témoin : toute poursuite judiciaire contre le CEP est impossible. Victime de sa « percée louverturienne » lors des élections bidon du 17 janvier 1988, en tant qu’homme de culture averti, Leslie Manigat peut comprendre ce marquage serré. Puis, c’est l’insécurité qui augmente avec les forces paramilitaires des « attachés » qui assassinent le syndicaliste Jean-Marie Montès et le conseiller d’État Serge Villard, également membre du CEP. Enfin c’est l’intervention des puissances étrangères dans le processus électoral avec M. Raphaël Dufour, ambassadeur de France, qui déclare Aristide le vainqueur du scrutin au premier tour avec 67%. Rideau ! Un scénario qui se reproduit aux dernières élections de 2010 organisées par le Conseil Électoral Provisoire (CEP) de Gaillot Dorsainvil et Pierre-Louis Opont. Alors, la Communauté Internationale (CI) descend dans l’arène ouvertement et choisit le gagnant. Une vraie mascarade. Martelly est déclaré le gagnant avec aussi 67%.
Le moule infernal
Sous le titre « Crise électorale et effet d’hystérésis », publié dans AlterPresse, nous avions alors écrit le 18 décembre 2010 :
« Le groupement INITÉ, érigé en un véritable parti de la méchanceté, a décidé, une fois de plus, de voler les élections. Une fois de plus, disons-nous, en faisant appel à la mémoire, cette tablette de cire molle selon le mot prononcé par Platon dans le Théétète. La catastrophe électorale du 28 novembre 2010 a eu des antécédents, d’abord en 1997 et en 2000 à l’occasion d’élections frauduleuses organisées par le président René Préval, puis en 2006 lors des élections présidentielles. Lors des élections législatives de Mai 2000, on se rappelle que Léon Manus, âgé de 76 ans, président du Conseil Électoral Provisoire (CEP) avait dû s’exiler aux États Unis. Il devait s’expliquer, dans une lettre à Colin Powell, Secrétaire d’État américain, en date du 27 décembre 2000, pour dire qu’il avait fui pour avoir refusé de diffuser les résultats frauduleux que le président René Préval lui avait sommé de déclarer [6]. »
Ce sont ces traditions de brigandage venant de gens à tout faire agissant parfois comme des bêtes sauvages qui ne sont plus acceptables et qu’il faut bannir. On comprend ainsi le mot du Dr Charles Manigat le 6 février 2015 s’exclamant : « Qu’est-ce que vous revenez faire au CEP, Opont ? » [7]. Le Dr Charles Manigat s’en prend à Pierre-Louis Opont, ancien directeur général du CEP de 2010, devenu président de l’actuel CEP appelé à organiser des élections générales en 2015. C’était à l’Université Quisqueya à l’occasion de la table ronde sur le thème « Qui élit nos présidents ? » Nous persévérons à continuer avec le moule du système criminel instauré depuis l’occupation américaine de 1915-1934.
Ce moule infernal longtemps dans les mains de l’armée d’Haïti produit les incohérences d’un ordre mental qui ne peut pas se remettre en question et qui se reproduit de génération en génération. Avec les mêmes manipulations et les mêmes pratiques vides de sens. Qui ruinent tout espoir d’un lendemain meilleur pour une population aux abois. Avec comme l’a souligné Ricardo Seitenfus, ancien représentant du secrétaire général de l’OEA en Haïti, une communauté internationale complice dans l’organisation de mascarades électorales qui coutent cher, soit « 44 dollars le vote valide en Haïti contre 2 dollars pour un vote valide dans un pays comme le Brésil [8]. »
Arriération mentale et infantilisme
Le décret électoral de 2015 est muet sur le vote des Haïtiens de la diaspora [9]. Les mêmes réflexes archaïques d’ingratitude et de haine prévalent. Comme nous l’avons signalé antérieurement, on est en droit de se demander si « Haïtien signifie haïr les siens » [10]. Comment des gens qui contribuent à hauteur d’un tiers du produit intérieur brut (PIB) haïtien peuvent-ils être exclus de la gestion de la cité ? Quelle tournure d’esprit peut conduire à tenir à l’écart des émigrés haïtiens sans lesquels plus de la moitié du pays serait morte de faim et de soif ? Cela ne saurait être de la négligence puisque la question ne cesse d’être soulevée depuis 1986 et au cours des cinq élections présidentielles réalisées depuis 1990.
Le refus d’accorder une attention aux droits politiques des Haïtiens de l’extérieur est le reflet d’une mentalité pique-assiette, qui ne voit dans la diaspora qu’une « vache à lait », comme le mentionne Charles Ridoré [11]. Les Haïtiens de l’extérieur paient pour des parents et amis les frais scolaires, le loyer, la nourriture, les factures téléphoniques, les frais de santé et n’ont droit à aucune considération. De plus, ils ont été la cible de la première mesure arbitraire du gouvernement Martelly qui a imposé la taxe sur les appels téléphoniques entrants et les transferts financiers.
On ne saurait comprendre cette obstination à refuser le droit de vote aux émigrés haïtiens alors que, selon l’Institut international pour la Démocratie et l’Assistance électorale (IDEA) [12], 115 pays à travers le monde comme la France, les Etats-Unis d’Amérique, l’Australie accordent le droit de vote à leurs expatriés. Parmi ces pays, 28 en Afrique (dont Afrique du Sud, Mali, Soudan, Namibie, Guinée, Kenya, Ghana, Sierre Leone, Sénégal, etc.) et 16 dans les Amériques accordent le droit de vote universel à leurs ressortissants à l’étranger. En République Dominicaine, le Parlement a sept (7) députés qui représentent les Dominicains vivant à l’étranger.
En Haïti, on est dans la schizophrénie totale face aux Haïtiens vivant à l’étranger. Surtout quand on sait qu’il existe un Ministère des Haïtiens vivant à l’étranger (MHAVE). Pourquoi les gouvernements haïtiens s’accrochent autant à l’arriération mentale et à l’infantilisme ? Il faut secouer le cocotier. Les élections ont ruiné les espoirs du peuple à élire des gens pour défendre ses intérêts. Et dans des biens des cas, le remède s’est révélé pire que mal. Dans ce genre de situation, les élections sont non seulement vidées de leur sens mais elles discréditent la communauté internationale comme c’est le cas aux élections de 2010 dénoncées par Ricardo Seitenfus [13]. Les barbares qui ont tué les électeurs bénéficient de l’impunité et n’ont jamais été traduits en justice. Quant aux victimes, elles ont appris à se résigner à tout …. et à vivre à la merci de leurs bourreaux.
En ajoutant à l’équation le rôle joué par les « agents exécutifs intérimaires » (AEI) dans les 140 cartels municipaux nommés par Michel Martelly pour remplacer les maires élus, la complicité agonisante et la mauvaise foi manifeste de la communauté internationale, on voit que les prochaines élections ne peuvent être qu’une farce monumentale. L’expérience historique révèle que rares sont les changements véritables dans la marche des sociétés qui sont sortis des urnes. Sans une révolution éthique, un soulèvement général de la population pour réclamer des changements significatifs dans le désordre actuel, les Haïtiens continueront d’être occupés par la communauté internationale qui assiste impuissante au maintien du désarroi quand elle ne l’impose pas carrément aux élections comme on l’a vu en 2010.
L’autre choix est celui de mourir à petits feux ou d’aller mourir en haute mer et dans les pays de la région à la recherche d’une meilleure vie. Un sursaut est nécessaire pour sortir de ce cercle vicieux. Cela commence par une vraie déduvaliérisation et la critique systématique de la lumpénisation. Sinon, le peuple haïtien continuera de prendre ses distances avec la comédie électorale. Haïti est arrivée à un point de rupture où le dévoiement des rapports sociopolitiques et économiques commande une interrogation pour repenser l’organisation de la société. Il faut réaliser une « révolution éthique » avant les élections sinon celles-ci ne seront au mieux qu’une nouvelle farce électorale.
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* Économiste, écrivain
[1] Michel Foucault, « Préface à la traduction américaine du livre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe : capitalisme et schizophrénie » dans Michel Foucault, Dits et Ecrits Tome III, texte n° 189, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1ère Edition 1994), p. 134.
[2] Yves Sainsiné, Mondialisation, développement et paysans en Haïti : Proposition d’une approche en termes de résistance, Presses universitaires de Louvain, 2007, p. 182-184.
[3] « Haïti-Paysannerie : Les 25 ans du massacre de Jean-Rabel », AlterPresse, 23 juillet 2012
[4] Leslie Péan, « Une stratégie électorale pour l’avenir d’Haïti », AlterPresse, 2 août 2010.
[5] Gary Olius, « Elections en Haïti ou l’art de confisquer la participation populaire », AlterPresse, 9 février 2015
[6] La lettre de Léon Manus à Colin Powell peut être lue en cliquant sur http://www.webster.edu/ corbetre/ha...
[7] « Grand déballage pour savoir qui élit nos présidents », Le Nouvelliste, 06 février 2015.
[8] Ibid.
[9] Le Moniteur, 170è Année - Spécial No. 1, Port-au-Prince, 2 Mars 2015.
[10] Leslie Péan, « Le réflexe de rejet des Haïtiens de l’extérieur mis à l’épreuve », AlterPresse, 15 et 22/ 10/ 2011.
[11] Charles Ridoré, « Réconcilier Haïti avec sa diaspora : un préalable à une refondation de la société ? » dans Jean-Daniel Rainhorn, Haïti Réinventer l’avenir, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2012, p. 269.
[12] Voting from Abroad, The International IDEA Handbook, Stockholm, 2007, p. 3.
[13] Ricardo Seitenfus, HAITI : Dilemas e Fracassos Internacionais (Dilemmes et échecs internationaux en Haiti), Editora Unijui, Université de Ijui, Brasil, 2014 ; Lire aussi Ginette Chérubin, Dans le ventre pourri de la bête, Editions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2014 ; Lire enfin Louis-Joseph Olivier, « Les pays amis prennent la place des électeurs », Le Nouvelliste, 6 février 2015.