Portrait
Par Wooldy Edson Louidor
Soumis a AlterPresse le 3 mars 2015
La démocratisation de la communication et la défense de la langue Créole : ce sont, en résumé, les deux principaux fronts de bataille de Sony Estéus, un pilier du mouvement social et populaire en Haïti, qui vient de s’écrouler à l’âge de 50 ans, dans sa résidence familiale, au cours de la nuit du premier au 2 mars 2015.
Sony Estéus, « kanmarad » pour les proches et amis, a vécu un engagement social actif en faveur des radios communautaires au sein de la Société d’animation et de communication sociale (Saks), dont il a été le directeur exécutif durant les dernières années.
Son horaire de travail débute à 6:30 du matin, au bureau de la Saks, où on le trouve religieusement assis en face de son ordinateur. Avec son petit appareil de radio « ondes courtes », sorte de relique, qui l’a toujours accompagné.
Ce journaliste écoute, chaque matin, les nouvelles du pays. Un homme d’actualité. Il frappe très souvent à la porte de ses collègues de travail pour nous annoncer des « évènements », ou, tout simplement, pour partager avec nous, entre rires et préoccupations, ses commentaires autour des faits, des déclarations et des cyclones tissant la trame quotidienne de la vie politique du pays.
Sony est, avant tout, un journaliste informé et qui informe ses collègues de travail, ses amis et tous ceux et celles qui le côtoient. L’information était pour lui plus qu’une profession : c’était une passion. Mais, l’information de qualité et passée au crible de la critique citoyenne !
Le droit à l’information, ce n’était pas pour lui une rhétorique vide, un discours creux, mais une réalité qu’il vivait au quotidien. Promouvoir et défendre ce droit dans tous les coins d’Haïti, voilà une autre passion de Sony.
Il parcourait le pays, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, dans le but d’accompagner et d’encadrer les radios communautaires et les organisations qui les ont fondées ou qui les accompagnent. Sony connaissait Haïti. Il adorait son Sud natal, mais aussi le Sud profond (de Port-Salut à Jérémie) et le Grand Nord : des Gonaïves à Port-de-Paix et Ouanaminthe.
Dans son agenda de travail, toujours surchargé, figuraient ces activités : le dialogue avec les organisations de base (généralement paysannes) autour de leurs besoins de communication, l’explication des conditions pour la mise en place de radios communautaires encadrées par la Saks, la formation technique des techniciens, locuteurs et reporteurs communautaires et la formation sur des thèmes fondamentaux, tels que les droits humains, la démocratie, la participation.
Sony voyageait beaucoup en Amérique Latine et à travers le monde à titre de membre de l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (Amarc). Il était une référence en matière de communication populaire et de radios communautaires en Haïti et dans les Caraïbes.
Cependant, il priorisait le service aux organisations communautaires, à leurs radios et aussi à la formation des cadres techniques en vue du bon fonctionnement de ces radios.
Sony croyait dur comme fer que la communication populaire est un outil essentiel pour « le mouvement populaire », dont les radios communautaires constituent un fer de lance pour sensibiliser et mobiliser toutes les couches sociales en Haïti, surtout ceux et celles qui vivent dans les zones les plus reculées, qui ne savent ni lire ni écrire, ou qui n’ont pas accès aux médias beaucoup plus complexes, tels que la télévision, l’Internet et les autres radios commerciales et même la Radio Nationale d’Haïti.
Le plaidoyer pour l’avant-projet de loi sur la reconnaissance légale des radios communautaires en Haïti, dont il était le principal instigateur, cristallise son rêve de voir concrétiser la démocratisation du droit à la communication et à l’information, dans un pays où l’analphabétisme règne en maître et où un grand nombre de compatriotes (surtout paysans) n’ont pas accès aux médias requérant de dispositifs technologiques moins rudimentaires.
L’engagement de Sony, pour la mise en place de radios communautaires à travers le pays, se situe à l’horizon de sa lutte pour une nouvelle Haïti inclusive, démocratique et équitable, que mène le mouvement populaire haïtien depuis les années 1970.
La lutte pour la reconnaissance sociale de la langue Créole constitue le deuxième cheval de bataille de Sony.
La discrimination de la langue Créole, dans les espaces officiels et les principaux champs d’activités et institutions du pays, le faisait tant souffrir.
Son engagement ne se limitait pas seulement à réaliser des activités de commémoration à l’occasion de la Journée internationale de la langue Créole, le 28 octobre.
Sony promouvait le Créole en tant que linguiste de formation.
Il luttait de tout son cœur d’haïtien, de créolophone et de linguiste pour la création de l’Académie de la Langue Créole, comme premier pas vers l’institutionnalisation et la reconnaissance sociale de notre idiome vernaculaire.
Sony était un professeur de la langue Créole pour tous ceux et celles qui l’ont connu et qui ont eu l’heur de collaborer avec lui.
Moi, en particulier, j’étais son élève à la Saks, où j’ai travaillé en tant que directeur de programmes de janvier à décembre 2009. Il a corrigé et édité tous les textes que j’ai élaborés pour les programmes des radios communautaires, les brochures de présentation de Saks, le portefeuille de services offerts par l’institution et les articles que j’ai écrits pour le site web institutionnel.
Le dernier texte, que j’ai traduit du Français et du Portugais en Créole et dont il a édité la traduction créole à la fin de l’année 2013, est le livre « Ayiti pale » de l’agence d’information brésilienne ADITAL. Ce livre est paru et lancé officiellement à Port-au-Prince en mars 2014.
Dans sa simplicité, il corrigeait le texte, épurait le Créole et proposait des tournures, dont seul un fin connaisseur de la langue Créole, comme lui, possédait le secret. Chapo ba pour son érudition comme créoliste !
Sony parlait bien l’Anglais et l’Espagnol, outre le Français.
Il a été, pendant plusieurs années, correspondant du réseau de l’Association latino-américaine d’éducation radiophonique (Aler) pour Haïti. Sa passion pour le créole n’éteignait pas son amour pour les autres langues. Il contribuait grandement à la diffusion de l’actualité haïtienne en Amérique latine.
Sony Estéus : les mouvements sociaux en Haïti, tes amis et proches collaborateurs, nous sommes en train de déplorer et pleurer ton départ prématuré.
Tu as été un camarade, respectueux, gentil, joyeux, simple, humble et, surtout, fier de ton pays et de ton origine sociale.
Que la terre te soit légère !