Commentaires de Roger Edmond [1] sur un article de Jooneed Khan paru dans le quotidien La Presse de Montréal le vendredi 8 octobre 2004
Soumis à AlterPresse le 11 octobre 2004
Ceci n’est pas un éditorial. Les propos qui vont suivre se veulent surtout, au point de départ, une réponse bien incomplète, j’en conviens, à l’article paru dans le quotidien La Presse en date du vendredi 8 octobre écoulé sous la plume de M. Jooneed Khan et qui s’intitulait : « Les violences sont de la provocation pour réprimer les secteurs populaires », selon un ancien conseiller d’Aristide.
Le journaliste, pourtant bien connu pour son expertise des questions touchant la politique internationale, s’est contenté d’une source anonyme pour avancer une telle déclaration. Comme s’il ne pouvait lui-même décanter le vrai du faux. S’agit-il de sensationnalisme ou de recherche soutenue de la véracité des faits ?
Les manifestations des derniers jours, qui ont culminé à une démonstration non équivoque et sans précédent de force à Port-au-Prince, ont été clairement identifiées, associées à la mouvance lavalassienne et revendiquées par elle. De plus, des jeunes de la même allégeance ont déclaré à la presse locale qu’ils avaient justement lynché des policiers pour manifester leur refus de l’ordre post-aristidien établi.
Des corps décapités, des représentants de l’ordre public tués, le chauffeur du premier ministre du gouvernement intérimaire antérieurement assassiné, nous voilà retourner à plus de deux cents ans dans l’histoire tumultueuse de notre pays, alors que nous franchissons pleinement le seuil du XXI ème siècle. Que faut-il de plus à un observateur avisé pour tenter de comprendre l’état des lieux ?
« Des policiers ont été tués. Or, les policiers étaient devenus sous Aristide les meilleurs protecteurs des habitants de bidonvilles. Les chimères, comme on appelle les militants lavalas, n’ont pas intérêt à tuer des policiersÂ… » En rapportant cette phrase, M. Khan, peut-être sans le vouloir, laisse planer la confusion pour ne pas dire qu’il l’entretient.
Les téléspectateurs du monde entier ont constaté que durant les manifestations commandées par l’opposition au gouvernement d’Aristide, certains policiers pourchassaient les étudiants, les aspergeaient de gaz lacrymogène, les bastonnaient, tandis que les organisations dites populaires agissaient au grand jour, librement, en matraquant les opposants d’alors.
Il faudrait comprendre aussi que la force militaire étrangère présente en Haïti n’avait pas reçu jusqu’à récemment l’ordre de combattre l’insécurité. Elle s’était timidement installée pour ne pas froisser les susceptibilités ou pour d’autres raisons que nous ignorons tous. Ce qui laissait le champ libre aux perturbateurs de l’ordre public.
Et si le 30 septembre dernier constituait un test qui augurerait des jours plus sombres pour Haïti ? La déclaration de l’ambassadeur chilien en Haïti concernant les entrepôts d’armes meurtrières fraîchement débarquées dans un coin de la presqu’île du Sud ne doit pas être prise à la légère.
Le gouvernement provisoire et la communauté internationale ont un grand défi à relever : celui de sécuriser la nation haïtienne et l’Etat, afin d’installer les fondements pouvant permettre le démarrage. Tout le monde semble y croire. Tous les honnêtes citoyens veulent apporter leurs pierres à l’édification de l’œuvre que l’on voudrait, une fois pour toutes, stable. Mais les obstacles demeurent majeurs. Nous devons malheureusement l’admettre.
Selon M. Khan, l’ancien conseiller du président Aristide lui reproche de « s’être entouré de profiteurs de tous bords qui se sont enrichis en trempant dans toutes les corruptions. » Mais il pardonne, du même coup, au président d’avoir détourné des fonds parce qu’il les avait consacrés à des projets d’alphabétisation, de santé, d’éducation au profit du petit peuple. Là encore, le bon sens fait défaut et la logique est faible, pas habile du tout. On peut même s’aventurer à dire qu’il y a antinomie entre les expressions : détournement d’argent et exécution de projets à caractère social.
Que je sache : un président de la république en exercice a formellement le droit sinon le devoir de pourvoir aux besoins fondamentaux de son peuple. Selon le multi-dictionnaire de la langue française, le terme détournement signifie : action de détourner de son usage, de sa route. Si les fonds destinés au peuple lui ont été remis, il n’y a pas eu de détournement. En revanche, si l’argent de l’Etat qui devait servir aux systèmes de santé, d’éducation a pris d’autres directions, on peut alors affirmer sans ambages qu’il y a eu détournement, malversations et gabegie administrative. On pourrait étendre indéfiniment le raisonnement qui conduirait inéluctablement à la conclusion et au constat navrants que voici : certaines gens n’ont encore rien compris des réalités du pays d’Haïti.
« Ce qu’Aristide a réussi, comme théologien de la libération issu du petit peuple lui-même, c’est d’avoir inculqué aux masses la confiance qu’ils pouvaient être des acteurs de l’Histoire, pas d’éternels victimes. » En ce qui concerne ce passage, je laisse aux théologiens le soin de définir la théologie de la libération dont l’ex-président prétendait être un fervent apôtre. J’ajouterai au passage une simple remarque : je ne crois pas que la théologie de la libération préconise ou ait préconisé l’armement de bras d’enfants de douze ans. C’est à ce spectacle déchirant qu’on a assisté durant les jours qui ont précédé et suivi la chute du président Aristide.
Par ailleurs, j’éprouve beaucoup de difficultés à saisir la justesse des propos de ceux qui parlent d’Haïti et au nom de son peuple. Le rappel, par ce conseiller anonyme, de la lutte qui apposé dans l’histoire de notre pays les deux partis politiques : le pati libéral et le parti national, s’inscrit mal dans la cassure dont ce pays est menacé aujourd’hui. Il y a une nécessité absolue que des partis trop souvent identifiés à un chef se regroupent formant ainsi de grands ensembles porteurs de projets sociaux véritables. En effet, on a vu surgir un parti libéral, un grand parti socialiste qui seront accompagnés d’autres rassemblements. Car il s’agit, à travers la divergence d’idées, de trouver un point d’appui pouvant procéder à l’institutionnalisation de la société haïtienne.
Enfin, était-il besoin de faire rebondir au sein de la communauté haïtienne d’ici les rancoeurs, les ressentiments qui couvent sous la cendre des mois passés ? Les haïtiennes et les haïtiens de Montréal, du Québec, du Canada, toutes tendances confondues, se sont donnés la main dans un élan de solidarité jamais vu jusqu’ici pour courir au secours de leurs compatriotes des Gonaïves. Faudra-t-il briser ce chant du cœur pour parler d’un homme, d’un seul ?
Trois mille, cinq mille personnes, peut-être, sont mortes emportées par les eaux. Une population de plus de cent mille âmes attend d’être secourue, sauvée de la famine et des épidémies. N’est-il pas étonnant et même odieux qu’au même moment, des bandes armées réclament le retour au pouvoir d’un homme, d’un seul ?
Le pouvoir au profit de qui ?
Le pouvoir pour quoi faire ?
Roger Edmond, 10 octobre 2004
[1] Specialiste en éducation et Journaliste de Konbit Flanbwayan, programme hebdomadaire sur la radio communautaire montréalaise CIBL. Konbit Flanbwayan est partenaire du Groupe Médialternatif