Par Roland Bélizaire [1]
Soumis à AlterPresse le 5 octobre 2004
« Il est aussi insensé de s’attendre à ce qu’un violon émette une mélodie sans le concours d’un violoniste, que d’exiger de celui-ci qu’il joue sans violon ».
Paul Streeten [2]
En analysant ce qui se passe dans le pays depuis les évènements malheureux de Fond Verrettes et de Mapou pour arriver au drame des Gonaïves, deux conséquences peuvent être tirées de cette pensée de Paul Streeten. Primo : nous ne pouvons pas demander à la nature de nous protéger, quand nous, nous ne la protégeons pas. Secundo : il est aussi insensé que l’Etat demande à la population de stopper la dégradation de l’environnement, si lui, il ne prend pas les mesures appropriées à cet effet.
D’emblée, disons que ce drame qui est survenu aux Gonaïves le week-end du 17 septembre 2004 et qui pourrait arriver dans n’importe quels autres ville et département du pays, serait d’abord le résultat de l’irresponsabilité de l’Etat face à la dégradation plus que séculaire de l’environnement. En effet, point n’est besoin d’élaborer des modèles économétriques pour démontrer la corrélation qui existe entre la capacité, la qualité de gouvernance de l’Etat, le niveau des infrastructures et le taux de dégâts des éventuelles catastrophes naturelles. Donc, plus le niveau des premiers est faible, plus le taux du second sera élevé, et inversement.
A titre d’illustration, après le passage du cyclone Jeanne dans les autres pays de la Caraïbe comme en République Dominicaine et aux Bahamas, les incidences sont beaucoup moindres. Alors qu’aux Gonaïves, seulement le nombre de morts dépasse déjà largement le millier, autant de disparus sans compter les dégâts matériels et les multiples conséquences. Or ce « génocide naturel » n’est dû qu’à un « effet de proximité », qu’à un « effet d’espace », c’est-à -dire, c’est parce que seulement, la tempête est passée au large et de très loin des côtes Nord du pays.
Donc à l’évidence, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas chez nous ou par rapport aux autres, il y a quelque chose qui s’empire en Haïti. Autrement dit, il s’avère que l’environnement ne peut plus tolérer nos agissements de prédateurs.
Relation entre la déprédation de l’environnement
et le mode de développement instauré dans le pays
La question environnementale est une question transversale à d’autres sciences, particulièrement, la science économique. Depuis l’époque des classiques (1700-1870), Thomas R. Malthus, pasteur et grand fanatique de la petite vérole, de l’esclavage et de l’infanticide, cherchait à établir la relation entre le développement et la gestion collective [3] du sol, des matières premières et plus généralement de l’environnement. Evidemment, Malthus [4], épris de la logique du marché, ne désirait par cette gestion environnementale qu’aboutir à l’adéquation entre la production et la population en vue de parer à toute éventuelle crise de l’économie capitaliste.
Cette idée de Malthus poursuit depuis lors son petit bonhomme de chemin. Si vrai que, en paraphrasant Robert Boyer [5], après le premier choc pétrolier de 1973, les premiers modèles écologiques tendaient à montrer que de purs ajustements de marché seraient incapables de prévenir l’épuisement des ressources naturelles, ce qui conduirait à un arrêt de la croissance économique. En d’autres mot, laisser l’environnement sous la primauté du ’’ tout marché’’ serait catastrophique et constituerait un blocage à la croissance économique et au développement.
Dans les années 90, la détérioration de la couche d’ozone va favoriser lors des conférences internationales de Rio (1992) et de Kyoto (1997), un renforcement de cet argument. L’environnement est donc devenu l’un des paramètres importants mesurant la qualité de la vie. De nos jours, parler de l’environnement équivaut à traiter du développement humain et du développement durable (sustainable development).
Toutefois, cette conception contemporaine de l’environnement ou de la protection de l’environnement ne se démarque pas de celle malthusienne, guidée avant tout, par la logique du marché. Marie Théodore [6], sans grande peine, rappelle que parmi ses dimensions supplémentaires, « le développement durable introduit d’abord celle de l’environnement comme ressources naturelles (et non comme capital naturel), c’est-à -dire comme facteur de production spécifique, co-producteur en combinaison avec les ressources humaines et le capital technique, des richesses économiques. L’environnement apparaît bien comme générateur de la valeur économique, des valeurs d’usage à moins, à défaut de valeurs d’échange. Il faut donc le préserver. ».
Ainsi, la définition néoclassique de la production qui enseigne que celle-ci est fonction du capital, du travail et de la technologie, englobe maintenant l’environnement. Nous pouvons comprendre pourquoi les Etats-Unis refusent jusqu’à date de signer le Protocole de Kyoto ; car l’environnement est de plus en plus exposé à la rapacité et aux transactions des entrepreneurs ou du capital international.
Par contre, quoi dire dans le cas d’Haïti ?
La façon dont beaucoup d’experts traitent la question en Haïti, par ignorance ou par choix idéologique et politique, entre en droite ligne dans la logique malthusienne. En effet, il faut reconnaître qu’en plus de la gestion passive et permissive des autorités haïtiennes de ce dossier, le marché quoique exigu, ne rate pas sa mission. Certes, l’histoire du mode d’appropriation (de destruction) de l’environnement haïtien et ce mode de destruction lui-même, tiennent leurs propres spécificités.
La déprédation comme phénomène physique, c’est un processus. Il a un commencement et une fin. On peut se demander, si on est déjà arrivé à la fin de ce processus pour qu’il soit si mortel dans le pays. Et clairement, ce processus s’y opère par vagues.
La première vague remonte vers la moitié du XIXe siècle. Paul Vuibert, après une enquête menée vers la fin de 1890 et qui sera communiquée à travers son livre titré ’’ La République d’Haïti, son présent, son avenir économique’’ a fait l’apologie de la richesse du pays en ressources naturelles, notamment en épaisses forêts dans le Centre et les îles adjacentes : la Tortue, la Gonâve, l’Ile à Vache. Ces forêts, d’après cette étude contenaient une variété d’arbres comme : gaiac, bois de chandelle, mombin bâtard, campêche, acajou, dame-marie, taverneau, pinÂ…Et, il faut noter que cette richesse fusait tellement, au point que dans le panier d’exportation d’Haïti « un autre produit se détachât de l’ensemble, par son importance : les bois. L’essor sans précédent des exploitations forestières en Haïti au XIXe siècle, a été souligné par tous les témoins ». [7]
La deuxième vague s’est passée sans nul doute avec la première occupation américaine d’Haïti (1915-1934). Cette période qui est marquée entre autres choses par la prolétarisation d’une bonne partie du paysannat, par l’installation des industries sur de vastes terres (Michel Hector) et dans le cadre d’une économie extravertie, n’eût pas été sans conséquence sur l’environnement.
Les troisième et quatrième phases de ce processus sont enregistrées au cours des années 70 et 80. Cette décennie a vu le renforcement de la pénétration capitaliste dans le pays (Michel Hector [8]), laquelle combinée à la répression politique des chefs de section, la tuerie des cochons créoles en 1982, tout cela devait modifier le comportement des agents économiques et sociaux face à l’environnent ; d’où par exemple, l’apparition des bidonvilles dans les différentes grandes villes du pays (Nathalie Lamaute-Brisson [9]).
La cinquième vague de ce processus de déprédation débute depuis 1986. Cette phase est essentiellement caractérisée par l’application des politiques néolibérales dont la nouvelle version est le Cadre de Coopération Intérimaire (CCI). Ces politiques ont rendu et tendent à rendre plus bancales les institutions de l’Etat, accentuent la paupérisation de la majorité de la population et créent une situation d’anarchie et de sauve qui peut, en augmentant l’usure de l’environnement.
En revanche, cette théorie de vagues si elle nous permet rapidement et de façon concise de voir l’évolution du mode de destruction du milieu ambiant, elle nous enseigne qu’implicitement sur ce mode de destruction lui-même ; qui en fait, n’est le résultat du mode de domination de l’homme haïtien sur la nature et des rapports de classe et de domination existant dans la société et, de cette société par rapport au capital international.
Pourtant, il existe une certaine tendance à attribuer aux paysans la responsabilité des défaillances de notre système environnemental, notamment en ce qui a trait au déboisement. Ces gens-là oublient-ils que la majorité des paysans ne possèdent pas de terre ? Ne sont-ils pas non plus imbus du régime d’alimentation et de cuisine des masses paysannes appauvries ? Outre les bagasses et les brindilles que le paysan fait brûler pour cuire ses repas, s’il arrive qu’il prépare un sac de charbon de bois, quelle en est la cause ? Qui consomment le charbon de bois dans le pays, les paysans ou la majorité de gens des populations des bourgs et des villes ? Et que dire des boulangeries, des blanchisseries, du secteur de la construction, des industries, des grands commerçants qui trafiquent le bois ?
Ainsi, cette analyse ne peut venir que de ceux qui cherchent un faux-fuyant. Mais, ils s’inclinent également à prendre ou à faire prendre une infime partie du problème pour le tout, qui est un complexe de variables physiques et naturelles, institutionnelles, politiques, économiques et culturelles. Ce faisant, ils dédouanent aussi l’Etat de ses responsabilités et récusent l’état dual de l’économie haïtienne. L’expérience démontre que « le dualisme procure donc, une image fausse du fonctionnement de l’économie sous-développée si l’on persiste à considérer les deux secteurs (urbain et rural) comme des entités à part » [10]. Mais comment en sortir ?
Quelles solutions ?
Le cheminement logique de cette réflexion a mis en évidence que du fait d’imbriquer, tant au niveau national qu’international, l’environnement à la logique du marché, notamment dans une économie capitaliste basée sur le ’’tout marché’’, ne résulte qu’à sa détérioration, qu’à sa destruction progressive, soit dit, à notre destruction.
Spécifiquement dans le cas d’Haïti, le bref développement de cette aggravation de notre système ambiant, dénote d’une part, le niveau de la dépendance historique du pays du capital international et d’autre part, les conséquences indirectes des politiques économiques suivies dans le pays particulièrement depuis les années 80.
Quant à ce mode de destruction, il en ressort que le premier grand destructeur du milieu ambiant haïtien, c’est l’Etat et les ’’entrepreneurs’’ haïtiens et non le petit paysan auquel on attribue à tort tous les maux de l’environnement (effet de migration, déboisement, consommation et commercialisation de charbon de bois, etc.). Car, le paysan n’entretient qu’un rapport de survie par rapport à l’environnement. Il n’en tire que peu de ce dont il a besoin pour survivre. Par conséquent, il est victime tant de l’Etat, du mode de développement dualiste et exploiteur du pays que de l’environnement. Et seul, le paysan n’a pas ni les moyens, ni les connaissances scientifiques minimales suffisantes pour le dominer.
Dans cette optique, sans nier l’importance de la solidarité nécessaire aux victimes des Gonaïves et tout en tenant compte de l’importance de certaines propositions et critiques émises face au gouvernement notamment en ce qui a trait à la gestion de l’aide, toute politique de protection durable de l’environnement impliquerait une rupture avec ce mode de développement basé sur la dépendance, l’application des politiques néolibérales et de l’exploitation des masses laborieuses, et ce, en faveur d’un développement non chaotique, non hétérogène et qui devrait éliminer les énormes clivages (gap) dans la société. L’établissement des relations harmonieuses entre les hommes et entre ces derniers et la nature, parait le meilleur moyen pour protéger intégralement et durablement l’environnement.
Néanmoins, pour répondre aux sceptiques, nous sommes d’avis qu’à court et moyen termes, le redressement de l’environnement devrait passer par : une meilleur prise en charge de l’Etat ; l’assainissement des villes et des bourgs ; la mise en place dans tout le pays des infrastructures (routes, ponts, drainage des routes, etc) ; l’application d’une véritable politique de décentralisation ; le renforcement de la capacité technique des ressources humaines de l’Etat et d’autres mesures appropriées.
Cependant, toute politique environnementale qui n’est pas accompagnée des mesures pouvant permettre notamment, l’amélioration de la qualité de vie de la majorité des Haïtiens, la réduction considérable de la pauvreté et de l’analphabétisme, la réalisation d’une réforme foncière et agraire efficace, est vouée à l’échec et à l’aggravation de l’environnement et aux conséquences encore plus désastreuses des catastrophes futures. Or dans le cas précis d’Haïti, ces politiques minimales ne sont pas totalement compatibles avec la philosophie néolibérale. C’est pourquoi la refonte de l’Etat et de toute sa philosophie économique et politique globale, doit être considérée comme la priorité des priorités en amont de tout processus de protection de l’environnement et d’implantation d’un autre mode de développement correspondant.
Roland Bélizaire
Economiste, M.A.
Professeur à l’Université
Notes bibliographiques
[1] Economiste, M.A.,
Professeur à l’Université
[2] Paul Streeten dans Asian DramaÂ…in Ignacy Sachs, La découverte du Tiers monde, p.139
[3] Il faut entendre par là , la gestion faite par l’Etat (et les collectivités territoriales) de l’environnement
[4] Thomas Robert Malthus (1766-1834), l’un des pionniers de la pensée libérale a publié en 1798 un pamphlet titré ’’ Essai sur le principe de la population et comment il intéresse l’amélioration future de la société’’. A travers ce pamphlet, il a développé la thèse selon laquelle, la population croit à un rythme géométrique et la production à un rythme arithmétique ; par conséquent il faut contenir la population et condamner les aides aux pauvres. (Voir Histoire de la pensée économique - les fondateurs, éd. Sirey-Dalloz, pages 66 - 70)
[5] Robert Boyer, No. 9907, Etat, marché et développement : une nouvelle synthèse pour le XXIe siècle, novembre 1998, p.4. A travers cette réflexion, l’auteur dresse une synthèse du fonctionnement de l’économie capitaliste avec la panoplie des courants de pensée, qui ne relatent en réalité que deux modes de gestion du système : le tout marché, le libéralisme, le laisser-faire à outrance, l’Etat-zéro ou l’intervention de l’Etat pour corriger les défaillances du marché. Cette même logique globale se rapporte aussi à la gestion de l’environnement.
[6] Marie Théodore et Cathy Wentz, Croissance et développement, Licence APE, 1998/99, pages 6 et 13
[7] Benoit Joachim, Les racines du sous-développement en Haïti, pages 91-92 et 202
[8] Michel Hector, dans ’’Syndicalisme et socialisme en Haïti’’ expose très bien la chronologie de montée du capitalisme en Haïti dans un premier temps lors de la première occupation américaine d’Haïti (1915-1934) et pendant les années 70.
[9] La compréhension de l’émergence des bidonvilles, conséquence du développement du secteur informel, peut être approfondie à travers (notamment, l’introduction) le dernier ouvrage de Nathalie Lamaute-Brisson, ’’L’économie informelle en Haïti - de la reproduction urbaine à Port-au-Prince’’, éd. l’Harmattan, 2002.
[10] Ignacy Sachs, La découverte du tiers monde, p.157