Satire
Par Castro Desroches*
Soumis à AlterPresse
« L’homme de pouvoir révèle des sentiments profondément infantiles. D’une excessive fragilité narcissique qui le rend dépendant du regard d’autrui, il trouve dans la gestion de la vie publique un moyen privilégié pour cacher la folie cachée qui l’habite. Ainsi, les personnes qui ont le plus besoin de détenir le pouvoir sont-elles les moins capables de l’exercer sainement ». Maurice Berger, La Folie Cachée des Hommes de Pouvoir.
C’est dans le cadre de sa politique de générosité et de recherche du bien-être collectif qu’à l’occasion des fêtes de « faim » d’année, le Chef Suprême avait décidé de distribuer des enveloppes bourrées de billets verts et des conseils salutaires aux journalistes attachés au Palais national. C’était « une grande première » dans les annales de la Présidence, avait promptement déclaré le directeur sortant de la Télé Nationale, Dr Hernie Hérisson, qui essayait désespérément de s’accrocher à son poste de propagandiste avant le prochain remaniement par BBM.
Grand protecteur de la liberté d’expression, le Suprême manifestait la plus grande affection envers les travailleurs de la presse à qui il donnait parfois de petits noms affectueux et qu’il invitait souvent à des séances en tête-à-tête dans la douillette intimité de son Palais. Un grand pas en avant avait été accompli dans le couloir de la tentation…totalitaire. Au lieu de recevoir des centaines de coups de « chaplèt » à la tête ou du plomb dans la peau, les journalistes récoltaient désormais du pognon et des propositions… indécentes. Selon le docteur Hérisson, l’argent liquide, administré à petite cuillerée à café, a des effets thérapeutiques et sédatifs sur les velléités subversives des journalistes fouille-apporte dont les reportages quotidiens constituent des activités attentatoires à la bonne marche des Institutions et à la sureté intérieure de l’État. Dans une envolée lyrique, le très zélé nouveau Premier ministre (Son Excellence M. Compère Plume, connu aussi sous le sobriquet d’Evans Paul) qui portait encore sous son nœud papillon, ses sous-vêtements roses et sa lévite dernier cri des cicatrices encore vivaces, s’exclama : « Si l’on pouvait choisir sa vie, je choisirais d’être journaliste et comédien sous le règne du Suprême ! ». Les distingués invités applaudirent à tout rompre cette remarque du PM qui venait de démontrer qu’il avait gardé intact son sens de l’humour en dépit des sévices passés et des circonstances compromettantes dans lesquelles il se trouvait présentement à cause de l’épineuse question…d’argent.
Malheureusement, ce geste de générosité tout à fait désintéressé du Suprême avait été interprété comme une nouvelle tentative de corruption et une initiative de fort mauvais goût du responsable en chef de la Communication du Palais national qui avait organisé cette gentille petite réception en l’honneur de ces jeunes journalistes qu’il considérait encore comme des cons/frères. Comme l’indiquait son visage bien replet de fonctionnaire gavé de gâteau, il avait trouvé sa « voix » dans les avenues sirupeuses du pouvoir et voulait initier les autres journalistes aux joies de la collaboration avec le régime alimentaire kale tèt. Il avait « juré » d’en finir une fois pour toutes avec le razeurisme chronique qui l’avait amené au bord de la détresse avant l’avènement providentiel du Rédempteur de la Patrie : le Suprême.
C’était, selon lui, un cas flagrant d’intolé/rance et de persécution politique…à rebours. Le Suprême était critiqué à tout propos et hors de tout propos pour tout ce qu’il faisait ou ne faisait pas. Ses moindres déclarations étaient analysées à la loupe dans les laboratoires de la subversion. Ses photos, sa physionomie, ses gestes, sa chevelure étaient passés au peigne fin afin de prouver à la « farce » du monde qu’il n’est pas un homme d’État du 21e siècle mais plutôt un animal préhistorique échappé d’une caverne : une crapuleuse réincarnation de Homo Erectus. L’opposition radicale, par la voix de son líder máximo en « ex-île » (votre très humble serviteur) critiquait tous les péchés mortels et véniels du gouverne/ment. De la mort subite du juge Serge Joseph à la censure des groupes musicaux contestataires.
Dans son souci constant de réconcilier la Nation avec elle-même, le Suprême avait tendu le rameau « d’Olivier » aux membres de l’opposition. Pour calmer les appréhensions des redresseurs de tort internationaux, il avait promis de contrôler ses instincts de grand fauve lâché dans la savane et de passer de la tigritude à la mimitude. Il avait même abandonné sa morgue habituelle pour inviter les membres de l’opposition à fumer avec lui le…calumet de la paix. Malheureusement, les éléments « anarchistes » qui pullulent comme des champignons après la pluie, ne pensaient qu’à renverser les tôles rouges et les résultats spectaculaires de la politique d’austérité du gouvernement qui avait suscité l’émerveillement du Fond Monétaire International. Joignant le geste à la parole, le Suprême avait volontairement réduit son propre salaire et coupé les dépenses dans tous les Ministères. Les per diem de $20.000 étaient descendus si bas que le Suprême avait dû se contenter du menu à 99 centimes de Mc Donald’s lors de sa dernière tournée à New York. Au lieu d’un hôtel de luxe à $14.000 par nuit, il avait passé son séjour à Cherry Street, dans le boudoir de son ami intime, Jojo Lucky. C’était un bel exemple de frugalité et d’abnégation qui avait fait la une du Wall Street Journal et qui était susceptible d’encourager les bailleurs internationaux à décaisser les fonds en souffrance dans les coffres-forts de la Banque Mondiale. Enfin, on avait trouvé un chef d’État de la République Famélique qui ne confondait pas la caisse publique avec son compte…courant. Réduit à une peau de chagrin et à une diète de patates ti savien, le Ministre plénipotentiaire de la Communication, Rudy Poméro, bâillait souvent de faim mais c’était pour la bonne cause :
Pour le pays,
Pour la Patrie,
Jeûner est beau,
Jeûner est beau,
Dans nos rangs, point de goinfres,
Du ventre soyons seul maître.
En deux temps et trois mouvements, le Suprême avait mis fin au pillage et au gaspillage des maigres ressources de l’État et à toutes ces pratiques délétères qui étaient monnaie courante sous les gouvernements précédents. Le bruit assourdissant des sirènes qui indiquait autrefois le passage quotidien des « zotobrés » était devenu un distant souvenir. Les grosses cylindrées et les interminables limousines du cortège présidentiel avaient été toutes remplacées par des Smart Cars, des Tata Nano et des mobylettes. Dans sa sagesse infinie, le Suprême eut même l’idée d’importer des chevaux, de l’herbe verte et des bourriques en vue de réduire la pollution, de diminuer les embouteillages et le prix du carburant. Au cours d’un conseil de Gouvernement tenu à Miami, le Ministre de la Culture protesta vigoureusement contre cette idée inédite en déclarant : « Que chaque bourrique braie dans son propre pâturage ! Moi, j’y suis, j’y reste ! »
Devant l’obstination des « petits avocats pauvres » à vouloir contester à la Première dame, Sophie St Alban, et au prince héritier le droit de faire main basse sur la caisse publique afin d’assurer le bien-être du peuple des bidonvilles, le Suprême commençait à perdre patience et avait même menacé de soumettre sa démission. Ceci provoqua un vent de panique générale parmi les Faméliques de la République qui venaient d’apprendre par voie de presse que leur situation s’était grandement améliorée au cours des trois dernières années. Ils apprirent que l’insécurité avait été vaincue sur son propre terrain malgré les nouvelles alarmantes qui laissaient croire le contraire ; malgré les nouvelles selon lesquelles des criminels élargis par le Suprême à la fin de l’année avaient recommencé à semer le deuil et la désolation au sein des familles. Le cas le plus spectaculaire étant celui d’un « libéré » qui, voulant se venger de son ancien geôlier fit feu sur lui sans sommation dans l’enceinte d’une église et qui blessa aussi le pasteur afin de satisfaire son quota de sang pour la journée. Au beau milieu de la prière, les fidèles et les infidèles durent interrompre leur conversation avec le Grand Maître pour se mettre à couvert en se disant que les balles à tête chercheuse ne font pas de distinction et prennent souvent les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages.
Les Faméliques apprirent également que le Suprême n’allait pas se reposer sur ses lauriers et ses hibiscus. À partir du mois prochain, il avait l’intention d’abolir par décret : le grand goût rose, la soif de connaissance sur les détournements de fonds, l’analphabétisme, le cholera de la Minustha, la flambée des prix et du caoutchouc, le chômage, etcetera et rats. N’avait-il pas déjà fait ses preuves en créant 400.000 emplois au Ministère de l’Imagination ? N’avait-il pas envoyé près de 2 millions d’enfants à l’école buissonnière ? Des enfants à la mamelle qui avant son arrivée au pouvoir étaient armés jusqu’aux dents.
Malgré les sacrifices personnels et les signes évidents de l’intégrité à toute épreuve du Suprême, les critiques acerbes se multipliaient du côté de l’opposition radicale, qualifiée à juste titre de « zoblòd » par l’éminent professeur Sauveur Pitite-Caille. Ce dernier qui, pince-sans-rire, s’affirmait de plus en plus (parmi les membres de sa famille) comme le grand favori des prochaines élections pestilentielles, multipliait les appels au calme et à la collaboration avec le Suprême afin de sauvegarder les acquis de la Révolution Rose. Force tranquille, homme de peu de mots, il avait su conserver, dans ce climat d’agitation générale, son assurance coutumière en dépit des rumeurs persistantes de tentative de coup d’État dans son propre parti en faveur d’un certain….Salvador Lolo.
Cependant, les attaques sans fondements contre la famille présidentielle se poursuivaient sans pouvoir se rattraper. Le fils ainé du Suprême n’avait-il pas abandonné une brillante carrière de noceur fainéant afin d’entreprendre de longues années d’études de génie à Gembloux, en Belgique ? Lauréat de sa promotion, n’était-il pas revenu au bercail en vue de mettre béné/volement son expertise au service de son pays ? Il avait le don magique de pouvoir bâtir avec un budget restreint des stades olympiques sur des mouchoirs de terrain. Il avait clairement l’étoffe d’un futur chef d’État et d’un bâtisseur de citadelles. Ses talents remarquables d’architecte de la nouvelle Haïti avaient fait beaucoup de jaloux au Ministère des travaux publics et parmi les minables plumitifs de l’opposition radicale.
La Première dame, de son côté, ne distribuait-elle pas aux déshérités du sort du lait condensé Nestlé qui jaillissait à profusion de son sein généreux ? N’avait-elle pas déclaré la guerre à la pauvreté en accumulant des millions qu’elle s’apprêtait à mettre à la disposition du Peuple ? Elle voulait ainsi tracer un bon exemple pour les Faméliques de la République à qui elle disait souvent : « Vous aussi, si vous le voulez, vous pouvez devenir riches comme Crésus. Si mon mari a pu devenir Président, n’importe quoi peut arriver dans ce pays. » Avec ses œuvres philanthropiques, elle avait dépassé de mille coudées l’ancienne bienfaitrice de la Nation, l’honorable Michèle « bien-être » Duvalier.
Si le Suprême voyageait souvent en avion privé, c’était tout simplement parce que de proches amis, grands commerçants de farine et de Coca Cola, avaient mis gracieusement à sa disposition un petit joyau de la flotte aérienne dominicaine. Homme de cœur et père de famille prévoyant, il voyagea jusqu’aux fins fonds de la forêt amazonienne, au Suriname, pour aller présenter ses condoléances au Président Dési Bouterse, lorsque son fils fut arrêté au Panama et transféré aux États-Unis pour trafic de stupéfiants. Dans le cadre de leur politique d’immigration, les vilains Américains avaient forcé fiston Bouterse à accepter une carte verte pour un séjour prolongé dans les pénitenciers de Miami Vice. Secoué par cette expérience, le Suprême se promit, sans trop y croire, de garder son nez propre, de diminuer sa consommation avant les rencontres officielles. Dans un rare moment de lucidité, il se rappela également que : lorsque la barbe du voisin prend feu, il vaut mieux mettre sa barbe à la trempe. C’est dans cette perspective, qu’il avait dû, à contrecœur, sacrifier ses amis intimes Ethéart Souson et Evinks Dada. Le premier était interné sans espoir d’être jugé et condamné au pénitencier de la Croix-des-Bossales, tandis que le second avait tout bonnement disparu de la circulation automobile. Selon les sources combinées de l’hebdomadaire Haïti Observation, Evinks aurait été transféré comme Ambassadeur de la République Famélique au Pays Sans Chapeau.
Le Suprême voyagea en maintes fois au Venezuela en vue d’exprimer sa gratitude envers le président Hugo Chavez qui avait établi une grande mangeoire pour les dignitaires de son régime de République Bananière. Au cours de sa première visite, il apprit avec stupéfaction que les Vénézuéliens parlent espagnol et qu’en dehors du pétrole, ils cultivent d’autres denrées alimentaires comme la pêche à la baleine. Il avait cru comprendre que, comme le Venezuela fait partie de l’Amérique Latine, on y parlait latin. Il apprit également avec amusement qu’un film qu’il avait vu (Ça casse à Caracas) lorsqu’il était bambin, faisait référence à la capitale de ce pays. À l’occasion des funérailles du leader vénézuélien, il fut le seul chef d’État à revêtir le rouge en signe de deuil et de profonde tristesse. Ceci provoqua pas mal de jalousie parmi les autres chefs d’État qui crurent de bon ton de porter des complets sombres alors que le Suprême brillait avec le rouge ton sur ton. Dans sa jeunesse, le Suprême avait été un tonton et portait à l’époque l’uniforme gros bleu et comme cravate un mouchoir rouge ajusté par une boîte d’allumettes. La presse officielle rapporta que la tenue rouge du Suprême avait été confectionnée par la modiste bien connue Catherine Flon avec des excédents de drapeaux que le Ministère de l’Intérieur avait importés l’année dernière à l’occasion des réjouissances populaires marquant le troisième anniversaire de l’avènement du Suprême à la Première magistrature. En revêtant le rouge, il rehaussa à nouveau le prestige de la République Famélique et confirma de manière définitive son sens aigu de l’originalité et sa créativité naturelle. Il voulait passer à la postérité comme celui qui avait redéfini de manière irréversible les normes et les convenances de la politique internationale. Il avait promis de rapporter dans les moindres détails dans ses Œuvres Essentielles comment il avait pu fermer le dernier chapitre de la Guerre Froide en rétablissant les relations entre Cuba et les États-Unis.
Grand protecteur de la jeunesse et des sports, le Suprême était en même temps un homme réaliste. Il avait bien compris que c’était inutile d’investir « son » argent dans l’équipe nationale de football dont les performances laissaient un peu à désirer. Lors des tournois internationaux, Les Grenadiers (on ne sait trop pourquoi on les appelait ainsi) recevaient régulièrement des raclées. Touché au plus profond de lui-même en son for intérieur et sa foi patriotique, le Suprême encourageait les fans du ballon rond à supporter d’autres équipes, telles que le Brésil et l’Argentine, qui défendaient avec plus de Prestige nos couleurs nationales. Il fit une distribution massive de maillots importés, à l’effigie de Messi et de Neymar, et consentit des sacrifices personnels énormes afin de permettre au peuple des bidonvilles d’assister en direct à la retransmission de la Coupe du monde. Il menaça le Directeur de l’Électricité d’Haïti de le faire fusiller en public au cimetière de Port-au-Prince et de laisser pourrir son cadavre attaché à une chaise sur la route de l’aéroport au cas où il y aurait des coupures de courant pendant les matchs de la seleção. Il versa de chaudes larmes lorsqu’en demi-finale le Brésil fut massacré par la horde barbare, alémanique sous le score de 7 à 1. Tiré à quatre épingles dans sa Guayabera rose, son pantalon blanc à pattes d’éléphants, ses bijoux précieux et son parfum vaporeux, il alla personnellement présenter ses sympathies à l’ambassadeur brésilien, João Havelange Sousa, qui avait sombré dans la dépression et qui, en compagnie d’une ribambelle de nymphettes créoles, noyait son chagrin avec des dames-jeannes de clairin vierge. Le drapeau national fut mis en berne et le Suprême proclama une semaine de deuil national. Un jour pour chaque but encaissé par le Brésil.
Dans un élan de grandeur « d’arme », il se faisait beaucoup de soucis au sujet de la sécurité des petits avocats pauvres et des « anarchistes » qui essayaient de le renverser de la chaise bourrée et de lui aménager une cellule au Pénitencier National. Il ambitionnait de ressusciter l’Armée défunte en vue de faire face à l’explosion démographique dans les bidonvilles. Il se proposait également de rétablir le quotidien officiel Le Nouveau Monde et la station La Voix de la Révolution qui, il y a un demi-siècle, avaient contribué à diffuser les idées rénovatrices de Papa Doc. Faisant valoir son expertise légendaire dans les choses de l’esprit et dans la littérature politique en particulier, le Chef Suprême répétait souvent à qui voulait l’entendre : « Je n’ai d’ennemis que ceux de la Patrie ; vouloir détruire le Suprême, c’est vouloir détruire la République Famélique ! »
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Contact : Cdesroches2000@aol.com
* Castro Desroches enseigne le français à l’université aux États-Unis depuis dix ans. Observateur attentif de la politicaillerie haïtienne, il a déjà publié de nombreux articles humoristiques sur la folie du Pouvoir. Il s’apprête à lancer en ce mois de février 2015, aux Éditions Educa Vision, une « lodyans » intitulée : Les Enfants Malades de Papa Doc.