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L’État contre le citoyen dans le domaine énergétique en Haïti (2 de 3)

Par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 5 février 2015

«  Tout est lié et il est totalement futile de penser pouvoir faire une gestion saine dans un secteur donné quand la gestion globale est pourrie  ».

Créée, en 1971, pour prendre la relève de la Compagnie d’Éclairage Électrique - établie en 1910 et dirigée en 1960 par l’américain Everett Shrewsbury -, l’entreprise Ed’h avait hérité des installations désuètes de cette dernière.

Les coupures d’électricité étaient, alors, telles qu’il fallait toujours avoir, sous la main, allumettes, bougies, lampes et tèt gridap.

Sachant que son contrat allait se terminer dans dix ans et ne serait pas renouvelé, la compagnie de Shrewsbury n’avait fait aucun investissement dans la capacité de production et de distribution. À cette époque, le Sénat avait encore, en son sein, des personnalités d’une certaine indépendance d’esprit et qui n’avaient pas vendu leur âme.

C’était un plaisir, pour les élèves du secondaire, de s’y rendre pour écouter les joutes oratoires des tribuns sénateurs usant de leurs prérogatives, défendant leurs dossiers et n’avalisant pas forcément les directives du Palais national.

On se souvient, en juin 1960, des interventions des sénateurs Victor Nevers Constant et Ulrick Saint-Louis ainsi que celle de mai 1960 de Lamartinière Honorat, Ministre des Travaux publics, recommandant à l’État haïtien d’acheter la Compagnie d’Éclairage Électrique pour 2 millions de dollars américains.

Réfutant l’argument que l’État avait des arriérés de 700,000.00 gourdes (US $ 140,000.00 dollars) envers la Compagnie, Lamartinière Honorat avance, chiffres à l’appui, que la Compagnie faisait suffisamment de profits pour entretenir sa capacité de production.

Les arguments du ministre Honorat sont repris, un mois plus tard, par les sénateurs, qui contestent le chiffre des pertes figurant au bilan de l’entreprise et soutiennent que cette dernière a engrangé des profits de 400,000.00 dollars pour l’exercice 1959-1960.

En juin 1960, la Compagnie d’Éclairage Électrique n’avait que 22,000 abonnés. Elle évoquait déjà des vols d’électricité, dénommés Cumberland (konbèlann), pour justifier le faible entretien des équipements et les tarifs élevés du kilowatt.

Contrôleur financier américain, au cours de l’occupation américaine, de 1924 à 1927, William W. Cumberland avait été impliqué dans d’évidents conflits d’intérêts, dans la corruption, tant au niveau du développement de la culture de sisal que dans le domaine financier avec l’achat de titres de dette de l’État haïtien [1].

D’où le mot konbèlann servant à désigner le vol de deniers publics et toute manœuvre frauduleuse ou geste posé dans l’intention de tromper. Au niveau politique, les konbèlann ont culminé dans le renforcement du pouvoir exécutif, du présidentialisme absolu et l’affaiblissement du Parlement et du système judiciaire.

Parmi les manifestations concrètes de l’omnipotence du pouvoir exécutif, il faut citer, en juin 1960, le refus du ministre de la Santé Publique, Dr Carlo Boulos, de répondre à une convocation de la Chambre des députés.

André Garnier, député de Hinche et Premier Secrétaire de la Chambre des députés, soutenu par Rameau Estimé, président de la Chambre des députés, avait invité le Dr Boulos à répondre aux questions concernant des problèmes d’équipement à l’hôpital de Hinche. Le ministre Boulos avait simplement expliqué à Rameau Estimé qu’il avait d’autres chiens à fouetter : il revenait d’un voyage à l’étranger et devait rendre compte au président de la République, puis visiter des hôpitaux de province.

Il ne se rendrait au Parlement qu’après avoir accompli ces tâches, qu’il estimait prioritaires. C’est ainsi que les valeurs, fondant la gouvernance, étaient bafouées, avilies et trahies au profit de pratiques arbitraires connues et reconnues comme telles, mais tolérées par tous en Haïti.

Par la suite, Boulos s’est montré très conciliant, s’excusant et se présentant au Parlement.

Un an plus tard, les pratiques malsaines, que le tyran Duvalier met au pinacle, continuent avec la dissolution du Sénat, en avril 1961.

Les sénateurs même duvaliéristes, tels que Luc Stephen, Jehu Garnier, Jean Bélizaire, Jean David durent prendre le chemin de l’exil.

Thomas Désulmé put s’échapper facilement, car il était en voyage en Europe. Mais Duvalier devait s’en prendre à sa famille et tuer ses deux fils.

Quant à Yvan Emmanuel Moreau, il fut arrêté et disparut en prison.

La dictature réprimait les gens de culture, même quand ils étaient duvaliéristes.

La machine de l’acharnement de l’État contre le citoyen était mise en branle. Le tyran Duvalier a développé une haine instinctive pour les meilleurs et appliqué, à la lettre, le principe napoléonien qui dit : « On gouverne mieux les hommes par leurs vices que par leurs vertus ».

D’où la chasse à l’intelligence et la promotion de la racaille, qui devient la locomotive de la société. D’où surtout l’inclination à faire marche arrière avec les tontons macoutes et leurs rejetons.

Tout est lié et il est totalement futile de penser pouvoir faire une gestion saine dans un secteur donné quand la gestion globale est pourrie .

Avec l’inauguration de la centrale hydroélectrique de Péligre, en 1971, la capacité de l’Ed’h a augmenté considérablement et l’entreprise a pu desservir 25% de la population. Avec un personnel de 2,300 employés, l’Ed’h a alors pour mission de produire, de distribuer et de vendre le courant électrique. Toutefois, l’offre d’électricité a toujours été inférieure à la demande, de sorte que les coupures de courant ou délestages sont monnaie courante en Haïti.

Jusqu’en 1986, ces pratiques n’étaient pas toutefois la norme à la capitale, mais, par la suite, la situation s’est graduellement détériorée.

De 1990 à 1994, l’offre d’électricité à la capitale, par exemple, est tombée à 15 heures par jour, puis de 2007 à 2013, elle a chuté à seulement 7 heures par jour [2].

Le blackout est alors devenu un mode de gestion, utilisé par l’Ed’h pour fournir le service sur une base de rotation par quartier.

Dès la fin des années 1990, le rationnement de l’électricité a provoqué de nombreuses manifestations publiques dans diverses villes du pays.

Selon l’entreprise Sogener, « les villes de province, telles que le Cap-Haitien, Saint-Marc, les Cayes et Petit-Goâve, étaient presque sur le sentier de guerre contre la vénérable entreprise publique, l’Ed’h, qui n’arrivait plus à répondre à leurs besoins en matière d’énergie. En effet, des manifestations de grande ampleur étaient souvent organisées dans ces villes, par des citoyens en colère, réclamant leur droit à une vie normale, une vie où le courant électrique ne devrait nullement être un luxe  [3] ».

L’Ed’h est épinglée également par le comportement autoritaire de ses dirigeants, qui ne veulent rien entendre des dégâts causés par sa mauvaise gestion. L’Ed’h n’inspire pas confiance et l’image de la société publique souffre des multiples scandales, occasionnés par des chutes de tension « chez des milliers d’entreprises privées et des ménages par son incapacité à fournir un service de qualité. Des centaines de milliers d’appareils sont endommagés, faute de transformateurs répondant à la demande de consommation des zones spécifiques » [4].

La pesanteur gouvernementale est responsable des malheurs de la compagnie.

Selon Jean Nathan Aristil, secrétaire général du syndicat des travailleurs de l’Ed’h, « c’est le gouvernement qui est la cause des plus gros problèmes, auxquels est confrontée actuellement l’Ed’h. Par exemple, le gouvernement laisse toutes les productions de la compagnie se détériorer. Il donne la centrale - que la compagnie avait à Varreux - en cadeau à une compagnie privée, qui l’exploite pour nous vendre du courant, en retour, à un prix exorbitant. […] Qui pis est, à chaque fois qu’un directeur général entreprend quelque chose qui ne va pas dans le sens du gouvernement, même si c’est dans l’intérêt de la compagnie, il le renvoie, comme ce fut le cas avec Andress Appolon » [5].

Le son de cloche est le même chez Serge Albert, président du syndicat des travailleurs de l’Ed’h, qui ajoute que les délestages sont une « manœuvre, visant à affaiblir beaucoup plus la compagnie, en vue d’accélérer son processus de privatisation [6] ».

La politique sociale du vol de courant électrique

Cause de migraine pour l’ensemble de la population, la fourniture d’électricité est une grosse affaire financière. Un pactole. Un trou sans fond, dans lequel beaucoup d’argent disparaît rapidement.

Et, en tirant le fil, on peut ramener une pêche abondante de faits troublants.

Des clients reçoivent des factures salées, sans avoir eu accès à l’électricité. Des pertes de 20%, dues à de vieux transformateurs, s’ajoutent à des pertes dues au vol d’électricité de plus de 35% et font que seulement 45% de l’électricité produite est facturée.

En 2002-2003, la rupture de câbles haute tension cause la mort de 26 personnes. La crise énergétique de 2003, conduisant à la fourniture de deux jours de courant par semaine dans certains quartiers de la capitale, déboussole les pouvoirs publics. Le gouvernement signe, alors, un contrat de fourniture, de gré à gré, de 30 mégawatts, avec la compagnie américaine ASERVIN.

En juin 2013, les arriérés de l’Ed’h, envers les Fournisseurs privés d’électricité (Fpe), ont atteint 65 millions de dollars. Un d’entre eux, E-Power, a dû éteindre ses moteurs [7] .

Sept mois auparavant, Sogener, un autre Fpe, avait également débranché l’Ed’h, car cette dernière « n’aurait pas payé ses factures depuis près de quatre mois » [8].

En trois ans, c’est-à-dire de mai 2011 à septembre 2014, l’Ed’h a connu cinq directeurs généraux. Serge Raphael, Gary Valdema, Andress Appolon, Jean Errol Morose et Jean Gardy Ligondé sont victimes de la politique d’improvisation des mauvais jongleurs, placés au sommet de l’État. L’Ed’h ne recouvre que 22% de ses coûts de production. On ne saurait ignorer un secteur, aussi important sur le plan stratégique et qui a accumulé, au 14 janvier 2014, des dettes globales estimées à 3 milliards de dollars américains [9].

Les pouvoirs publics agissent comme si la demande était élastique par rapport aux prix, alors qu’elle ne l’est pas. Les clients sont captifs et n’ont pas d’alternatives.

Quant au prix de l’électricité, il est fixé par l’Ed’h sans considération de son coût. L’Ed’h fonctionne avec des subventions, qui faussent les lois du marché.

En subventionnant l’Ed’h, les pouvoirs publics devraient s’assurer que le consommateur final visé est le bénéficiaire des concours octroyés. Ce qui n’est pas le cas, comme le révèle, d’ailleurs, une étude du Ministère de l’économie et des finances (Mef).

Selon cette étude, 20% des plus riches bénéficient de 61% des subventions à la gazoline, alors que 20% des plus pauvres ne bénéficient que de 3% ; 20% des plus riches bénéficient de 42% des subventions au diesel, alors que 20% des plus pauvres ne bénéficient que de 7% [10].

Le consommateur moyen ne peut pas bénéficier des économies d’échelle, inhérentes à la production d’énergie par le réseau public.

Le diesel aide ceux qui peuvent se payer une génératrice, et il n’y a aucune régulation effective de la part de l’État.

En l’absence d’un minimum de réglementation, il se produit souvent des catastrophes, comme ce fut le cas aux États-Unis d’Amérique, en 2008, avec la crise des subprimes.

La subvention n’est pas ciblée ; Elle ne fait que passer par l’Ed’h pour être récupérée, en réalité, par les Fournisseurs privés d’électricité (Fpe).

Les marchés d’utilité publique doivent être contrôlés par l’État, et il faut un système ciblé de subventions.

Le département du Plateau central a l’électricité 24 heures sur 24. Pourtant, le recouvrement n’y est que de 20%, soit le plus bas de tous les départements. Certains refusent de payer en clamant que Péligre fait partie de leur patrimoine et que l’usine électrique est dans leur arrière-cour !

La corruption est collective et porteuse de pratiques délictueuses en cascade.

Côté cour, le gouvernement populiste de René Préval a toléré les vòlè kouran (vols d’électricité) et en a fait une politique sociale. C’est dans cet esprit que les gouvernements populistes ont subventionné le carburant.

Côté jardin, cette tolérance ne concerne pas uniquement les vòlè kouran. L’évaporation du carburant dans la nature a ses grandes heures et les magouilles se font aussi en amont.

« La quantité de carburant payée ne correspond pas toujours à la quantité utilisée pour la production d’énergie et les risques de détournement au cours du transport sont encore élevées particulièrement dans les zones fragiles » [11] , soutient le Ministère des travaux publics, transports et communications (Mtptc).

Haïti a une consommation d’énergie de 32 KWh par habitant, tandis que la République Dominicaine consomme 893 KWh par habitant, soit plus de 25 fois celle d’Haïti. Pourtant, la politique à courte vue des gouvernements haïtiens incite les Dominicains à venir en Haïti s’approvisionner en diesel subventionné.

En effet, en janvier 2014, le diesel en Haïti est presque trois fois moins cher qu’en République Dominicaine [12]. D’ailleurs, il se pratique sur la wout nèf, au vu et au su de tous, un marché noir du diesel. Comme on peut le deviner, avec le diesel de PetroCaribe détourné. La corruption se manifeste dans le secteur du carburant avec son épaisseur historique.

« La gestion de l’approvisionnement en carburant est source de trafic d’influence et de corruption, quand elle n’engendre pas l’indisponibilité des groupes diesel rapides » [13], reconnaît le ministère de tutelle.

La subvention du carburant a surtout aidé les propriétaires d’hôtels, qui ont acheté des génératrices, ainsi que les nantis qui roulent en tout terrain (SUV en Anglais), tandis que les chauffeurs de camionnettes (tap tap), qui utilisent beaucoup plus la gazoline que le diesel, n’ont rien gagné.

L’enquête, réalisée par l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique (Ihsi) révèle que 69 % des transporteurs utilisent de la gazoline, tandis que 31 % utilisent du gasoil (diesel) [14].

Cette subvention ne concerne pas, non plus, les motos-taxis qui utilisent de la gazoline.

(à suivre)

* Économiste, écrivain


[1Hans Schmidt, The United States occupation of Haiti, 1915-1934, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, p. 176.

[2Leontes Dorzilmé, Electricity of Haiti : The Case of a Failed Finance and Budgeting Management, Walden University, August 2014.

[3Sogener, Bulletin Mensuel d’Information, Groupe Jean Vorbe, no. 15, juin 2012.

[4Ecosof, Panorama de l’économie haïtienne (exercice 1996-1997), Port-au-Prince, Imprimeur II, 1997, p. 52.

[5« Ed’h : le nouveau directeur général dans l’attente », Radio Télévision Caraïbes, 10 octobre 2014.

[6« Rationnement du courant électrique, la version du syndicat de l’EDH », Ayiti News, 4 novembre 2014.

[7Roberson Alphonse, « L’ED’H endettée, débranchée, cherche du courant en République dominicaine », Le Nouvelliste, 21 juin 2013.

[8Dumas Maçon Danio Darius, « La Sogener débranche l’ED’H », Le Nouvelliste, 22 octobre 2012.

[9« Entre bilan et perspectives, l’EDH s’engage à maximiser son rendement… », Le Matin, 14 janvier 2014.

[10Ministère de l’économie et des finances (Mef), « Les principales motivations de la réforme des subventions aux carburants et ses implications », 24 Février 2014.

[11Les Enjeux et Défis de la Lutte contre la Pauvreté, Stratégie de développement du sous-secteur de l’Electricité en Haïti (2006 à 2011), Ministère des travaux publics, transports et communications (Mtptc), Bureau des mines et de l’énergie (Bme) et Électricité d’Haïti (Ed’h) 2006, p. 9

[12Ministère de l’économie et des finances (Mef), « Les principales motivations, op. cit.

[13Les Enjeux et Défis de la Lutte contre la Pauvreté, Stratégie de développement du sous-secteur de l’Electricité en Haïti (2006 à 2011), op. cit., p. 16.

[14Institut haïtien de statistique et d’informatique (Ihsi), Enquête sur les transports dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, décembre 2006.