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La malédiction divine sur Haïti : un message ambigu et forcément caduc

Par Jean Gelin

Soumis à AlterPresse le 20 septembre 2004

J’ai lu avec soin de nombreux articles affirmant qu’une malédiction divine sur Haïti est la cause principale du malheur continu de la première république noire du monde, la deuxième république de l’hémisphère occidental après les Etats-Unis. [1] Ces textes et messages similaires diffusés à la télévision m’ont apporté un degré de malaise, non seulement en raison de leur ambiguïté théologique, mais surtout à cause de la légèreté avec laquelle les données historiques disponibles sont traitées. En guise d’illustration, je reprends ici les mots d’un pasteur Haïtien bien connu : Nous pensons qu’Haïti est pauvre, non parce qu’il n’y a pas de ressources dans le pays, mais parce que nous sommes sous la malédiction de Dieu. [2]

La cérémonie du Bois Caïman, qui eut lieu dans le Nord le 14 Août 1791 sous la direction de Bookman, est citée comme le contexte dans lequel un pacte aurait été conclu entre les esclaves et le Diable pour assurer le succès de la révolution. [3] Dans l’esprit des auteurs de cette idée, il est inconcevable qu’une armée d’anciens esclaves fût en mesure de mettre en déroute les forces expéditionnaires de Napoléon Bonaparte, à une époque où pratiquement personne ne pouvait freiner l’expansion de l’empire Français. Le secours du Diable est donc évoqué pour expliquer la victoire des forces révolutionnaires Haïtiennes sur les colons et soldats français qui étaient généralement considérés comme de bons chrétiens. Cette considération écarte convenablement le fait que Satan lui-même est présenté dans la Bible comme le plus grand maître et marchand d’esclaves de tout l’univers. Suis-je le seul à voir l’aspect bizarre d’un tel discours ?

En réponse à la prétendue participation de Satan lui-même dans le processus de libération des esclaves en Haïti, toujours selon ce même message, le Dieu des cieux aurait alors décidé de punir la jeune république en imposant sur elle une malédiction taillée sur mesure. En vertu de cette malédiction, Dieu (soutenu par sa puissance illimitée) œuvre constamment à maintenir la grande majorité de la population Haïtienne dans un état de sous-développement accru, d’abjecte pauvreté, et de misère chronique - d’où la descente effrénée du pays vers la destruction. Comme si l’idée même d’une malédiction divine sur Haïti n’était pas suffisante, certains auteurs vont un peu plus loin pour affirmer que ce pacte spirituel qui aurait assuré le succès de la révolution de Saint-Domingue, et sur lequel repose la totalité de cette idée, a en effet été conclu avec le Diable pour exactement 200 ans. [4] Et dans un dernier effort pour donner un peu plus de poids à leur opinion, d’autres ont cru bon de mentionner l’existence à Port-au-Prince d’une statue de porc commémorant la cérémonie du Bois Caïman. [5] Ce sont là les trois aspects fondamentaux du message.

Une telle lecture de la réalité Haïtienne me parait à la fois douteuse et dépassée. L’ambiguïté de ce message réside surtout dans le fait qu’il ne peut pas expliquer la prospérité et les progrès économiques de nombreuses nations et sociétés non chrétiennes à travers le monde, versées pourtant dans des pratiques sataniques et déshumanisantes. Sans s’en rendre compte peut-être, ceux qui véhiculent cette idée prêchent un Dieu suprême et partial, tandis que la Bible dit que Dieu juge selon l’œuvre de chacun, sans acception de personnes. [6] Sans m’étaler davantage sur la faiblesse théologique d’une telle approche, ce que j’ai fait ailleurs, [7] je pense qu’une simple analyse des données historiques disponibles suffira pour montrer que la base de ce message est tout à fait chancelante et frôle l’imaginaire.

Une statue de porc en l’honneur de Satan ? L’idée qu’une statue de porc existe actuellement en Haïti pour commémorer la cérémonie du Bois Caïman a été divulguée pratiquement à travers le monde entier grâce à des articles publiés en anglais sur le Web. Ceci a été présenté comme preuve irréfutable que la nation Haïtienne est reconnaissante envers le Diable - son bienfaiteur et libérateur. A ma connaissance, aucun de ces articles n’a fourni des photos ou des informations précises sur le lieu où se trouverait ce monument. Assurés peut-être de la crédulité de leur audience, les auteurs de ces articles n’ont pas jugé nécessaire d’offrir un support matériel quelconque à leur déclaration.

Sur la durée du présumé pacte. Dans toutes mes études sur l’Histoire d’Haïti, je n’ai jamais trouvé un seul indice relatif à la durée d’un soi-disant pacte qui aurait été conclu entre Bookman et Satan. Il y a cependant de nombreux articles sur le Web affirmant que l’alliance diabolique a été conclue pour exactement 200 ans, sans pour autant donner la source de cette précision. J’ai de sérieux problèmes avec cette exactitude pour le moins surprenante. Pour arriver à ces 200 ans, dois-je compter à partir du 14 Août 1791 ou à partir du 1er Janvier 1804, date de la proclamation de l’indépendance ? Dans le premier cas, ce pacte aurait donc déjà pris fin en 1991. Il faudrait alors trouver une autre explication pour les nombreux troubles qu’a connus le pays depuis cette date puisque la malédiction divine ne peut plus être évoquée, sa cause ayant été éliminée par l’usure du temps. Avec le second scénario, cette présumée alliance satanique aurait aussi déjà expiré dès le premier jour de l’année 2004, donnant alors libre cours à la bénédiction divine. Même le pasteur Joà« l Jeune, l’un des plus connus promoteurs de cette idée, a affirmé (selon un article publié il y a quelques années sur le Web) que le pays n’a plus un pacte avec le Diable, le contrat a été annulé, et la malédiction rompue. [8] Je souhaite vivement que les protagonistes de la malédiction divine puissent brandir le plus vite possible une autre explication pour le prolongement de la destruction du pays. Ne la doivent-ils pas à leurs fidèles ?

Témoins de l’alliance ? Selon les documents disponibles, il ne semble pas que Bookman ait conclu aucune alliance avec le Diable avant de lancer sa révolte. Il y eut certes une cérémonie au Bois Caïman, mais ce ne fut ni la première ni la dernière rencontre de ce genre. Quiconque est habitué avec le vodou sait que les sacrifices d’animaux constituent une partie intégrale des services, et que pratiquement tout se fait et se transmet oralement. Il n’y a donc aucun moyen sûr de savoir exactement ce que Bookman et les autres participants ont effectivement dit. Une synthèse des nombreuses traditions orales concernant la prière de Bookman est présentée à la page 43 de l’ouvrage ’Written in Blood’ publié aux Etats-Unis en 1978. [9] Selon ce document, Bookman adressa sa prière au Dieu des cieux, créateur du soleil, et implora son secours ; mais il n’essaya pas toutefois d’établir un quelconque pacte spirituel.

De nombreuses tentatives d’insurrection ont échoué avant 1791, et même les premiers habitants de Saint-Domingue ont essayé vainement de rompre les chaînes de l’esclavage. Cette dernière révolte aussi aurait probablement été étouffée par les Français après la mort de Bookman, n’était-ce l’entrée sur la scène du célèbre Toussaint L’Ouverture, suivi de Dessalines, Christophe, Pétion et les autres généraux qui ont commandé l’armée indigène révolutionnaire. De plus, les principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui ont guidé les héros de la guerre de l’indépendance ne relèvent pas de la magie, de la sorcellerie ou de l’occultisme ; ces principes relèvent de l’essence même de notre valeur humaine, et sont tout à fait conformes à la déclaration des droits de l’homme promulguée en France vers la même époque. [10] Voilà pourquoi je trouve étrange que certains auteurs ne se soient même pas contentés d’affirmer l’existence d’un pacte satanique, mais ont eu le courage d’aller jusqu’à donner la durée exacte de ce présumé contrat. Il y a, à mes yeux, trois possibilités pour une telle connaissance : 1) ils étaient présents en 1791 comme témoins oculaires, et ont traversé deux siècles d’histoire pour apporter au monde leur témoignage authentique ; 2) ils disposent de certains documents officiels que personne d’autre n’a pu consulter jusqu’à présent ; 3) eux seuls, ils ont reçu ce message par révélation spirituelle (divine ou satanique) - auquel cas je ferais mieux de me taire pour l’instant.

Après l’indépendance en 1804, de nombreux édifices et monuments ont été érigés à travers le pays pour sauvegarder la révolution, et pour honorer la mémoire des Pères de la patrie. [11] La Citadelle du Roi Christophe est le plus magnifique de ces édifices, et fait maintenant partie du patrimoine mondial de l’UNESCO [12] comme un symbole universel de liberté. Paradoxalement, rien n’a été construit pour rendre hommage au Diable à la suite de la consommation de la victoire sur les troupes françaises, ce qui pourtant aurait été logique dans le cas de l’existence d’un pacte satanique qu’il faudrait célébrer. A mon avis, la raison d’une telle carence est qu’apparemment personne parmi les fondateurs et premiers dirigeants de la patrie n’était au courant d’un quelconque pacte spirituel qui aurait été à la base de leur victoire militaire et politique. C’est peut-être pour combler ce vide que les prédicateurs de la malédiction ont propagé l’idée de la statue de porc. Les Héros de l’indépendance Haïtienne ont lutté pour la liberté, l’égalité, et la fraternité ; et grâce à leur union ils ont su combiner leur bravoure, expérience, intrépidité, et génie militaire pour abolir d’un seul coup l’esclavage et la colonisation dans le nouveau monde. [13] Ils ont lutté pour mettre un terme définitif à cette entreprise démoniaque et tristement mémorable qui avait pendant si longtemps déshumanisé l’homme créé pourtant à l’image de Dieu. L’oppression, l’exploitation, et l’appropriation de l’homme par son prochain ne viennent pas du Dieu des cieux, mais du Diable ; et Satan n’aurait jamais contribué à l’abolition de sa propre institution.


[1Leyburn, J.G. 1941. The Haitian People. Yale University Press.

[2Déclaration du Pasteur Chavannes Jeune rapportée par Andrea Garrett, For CWNews, September 5, 2003. WARFARE - Haitian Christians Seek Nation’s Deliverance From Voodoo. http://www.cbn.com/cbnnews/cwn/090503haiti%2Easp [vérifié le 6 Septembre 2004]. Propos traduits de l’Anglais par l’auteur.

[3Terry Snow. New Beginning 2004.
http://www.ywam-haiti.org/features/2004.asp [vérifié le 6 Septembre 2004].

[4A history of Haiti and the voodoo they do. http://www.thegreatseparation.com/newsfront/2004/02/a_history_of_ha.html [vérifié le 6 Septembre 2004].

[5Brian Shipley. A brief story : Bookman - A spiritual battle.
http://www.ywam-haiti.org/features/2004.asp [vérifié le 6 Septembre 2004].

[6Voir La Bible de Louis Segond : Et si vous invoquez comme Père celui qui juge selon l’oeuvre de chacun, sans acception de personnes, conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre pèlerinage (1 Pierre 1:17).

[7Gelin, J.R. 2004. La malédiction d’Haïti ne semble pas venir de Dieu.
http://www.acm.ndsu.nodak.edu/~gelin/madichon.pdf (vérifié le 6 Septembre
2004). Cette analyse est aussi disponible gratuitement sous forme de livret.

[8Pasteur Joà« l Jeune via Gerry A. Seale. Haiti - God’s country after a holy
invasion. http://www.jesus.org.uk/dawn/1998/dawn9802.html [vérifié le 6 Septembre 2004]. Ce rapport a également été publié à http://www.etpv.org/1998/haiti.html.

[9Heinl, R.D., Jr, and Heinl, N.G. 1978. Written in Blood - the story of the
Haitian people, 1492-1971. Houghton Mifflin Company Boston.

[10Aimé Césaire. 1981. Toussaint L’Ouverture - La révolution française et le
problème colonial. Présence Africaine, Paris.

[11F.I.C. 1942. Histoire d’Haïti - Cours élémentaire et moyen. Editions Nº PDHG-129.

[12Le site de l’UNESCO est à http://www.unesco.org, et la page concernant la
citadelle est à http://whc.unesco.org/sites/180.htm.

[13Victor, A.J. 2004. In the name of liberty - A story of Haïti (Pre-1492-1806).
Linivè Kreyòl. Aussi sur le Web à http://www.ayitihistory.com.