Par Louis-Philippe Dalembert*
Soumis à AlterPresse le 24 janvier 2014
Au train où ca va, bientôt il n’y aura plus de belles plages disponibles pour les locaux en Haïti. La mésaventure vécue le 29 décembre dernier sur la plage de Kadras, près du Cap, en est un exemple scandaleux.
Kadras, j’en avais entendu parler avec beaucoup d’enthousiasme, avant que l’occasion ne me soit donnée d’y aller. Avec l’une des managers de l’hôtel où je suis descendu au Cap-Haïtien, en famille, la discussion porte très vite sur les divertissements de la ville et de ses environs. Les plages en font partie, même si la plus connue d’entre elles, Labadie, reste interdite aux Haïtiens – nous le regrettons tous les deux –, même les jours où il n’y a pas de bateaux de croisière à quai. Sauf, bien sûr, en tant qu’employés. Ou bien munis d’un pass, pour de rares élus, parce qu’on connaît un des dirigeants. « Mais, me dit la jeune manager, il y a d’autres plages tout aussi belles dans le coin. À commencer par celle de Kadras, libre d’accès. »
Le lendemain matin, nous voilà partis, bien décidés à aller profiter de la plage tant vantée. À Labadie, par où il faut passer pour accéder à Kadras, un énorme paquebot de croisière est à quai. Les plaisanciers débarqués du bateau profitent de la plage et de ses infrastructures, sous l’œil des locaux qui les observent derrière des grillages. L’image est choquante. Néanmoins, on essaie de se persuader que cette manière de ségrégation a apporté quelques emplois à une population au chômage chronique. Et puis, on n’est pas venu pour Labadie, mais pour Kadras.
Avec notre petit groupe de huit, on prend un bateau-taxi pour nous rendre à la plage de Kadras, avec en tête les mots de la manager de l’hôtel et d’autres, intarissables sur la beauté du site. Durant la vingtaine de minutes de la traversée, on a tout le temps d’apprécier la véracité de leurs propos. Un paysage à couper le souffle. À l’approche de la petite crique qui héberge la plage, notre joie est à son comble. Le bateau-taxi n’a pas fini de s’arrêter qu’un monsieur s’enfonce dans l’eau à notre rencontre pour nous dire qu’on ne peut pas débarquer. La question fuse, spontanée, de nos lèvres : « Pourquoi ? »
Le monsieur ne sait pas trop nous répondre. Il est d’autant plus embarrassé qu’un groupe de personnes sont éparpillées sur la plage, qui dans des transats, qui les pieds dans l’eau, qui d’autres sirotant une boisson. On réitère notre demande, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une plage libre d’accès, que des gens, tous Blancs, y sont déjà installés. Pourquoi pas nous ? D’où vient cette interdiction, lui demande-t-on, alors que le littoral relève légalement du domaine public ? L’homme finit par répondre qu’il obéit aux ordres. Son patron lui a demandé d’interdire l’accès à la plage à toute personne autre que les croisiéristes les jours où les paquebots sont à quai à Labadie.
Forts de notre bon droit, nous débarquons tout de même sur la plage, sous le regard interrogateur des touristes, sans doute incapables de comprendre ce qui se passe. Conciliants, nous proposons de consommer des boissons au bar installé dans un coin de la plage. Mais, après un rapide aller retour, l’homme nous apprend que son patron lui interdit de nous servir. À l’heure du déjeuner, les plaisanciers finiront par remonter sur un bateau, « La Belle Kreyòl », pour rejoindre le paquebot de croisière. Rendus après nous trois jours plus tard, des amis y feront la même amère expérience. Eux seront carrément priés de débarrasser les lieux, une fois les croisiéristes en vue.
Ce qu’il s’est passé à Kadras est aussi scandaleux que caractéristique de certaines pratiques du pays. Des gens, étrangers et nationaux, décident de leur plein gré de l’accès ou de l’interdiction à la plage qui borde leur propriété. Les raisons peuvent aller du simple caprice – envie d’être seuls, entre soi – à la « défense » de leurs intérêts exclusifs, passagers ou permanents. Dans le cas de Kadras, ces gens-là ont décidé de profiter du système Labadie pour mettre sur pied leur propre business en interdisant au passage l’accès à la plage aux locaux. Ils feignent d’oublier que le littoral reste et demeure public. Autrement dit, n’importe quel citoyen a le droit d’y aller et de se baigner. Il revient à l’État de clarifier une bonne fois pour toutes la chose à leur intention.
*Ecrivain