Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse
« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. »
(p.2, quatrième partie du présent article)
L’hécatombe prévue par Anténor Firmin en 1911 et que nos mauvaises coutumes auguraient, se rapprochait à vive allure. Avec l’exécution de 167 prisonniers incarcérés au Pénitencier national le 27 juillet 1915 par les sbires de Charles Oscar Étienne [1], le prétexte est trouvé pour l’invasion des marines américains le lendemain 28 juillet 1915. Après les premières escarmouches, l’armée haïtienne est dissoute par l’amiral américain Caperton qui utilise autant la corruption par l’argent que la répression pour neutraliser les 308 généraux et 50 colonels répartis sur le territoire et disposant de troupes sous leur commandement.
Les occupants utilisent le pouvoir de l’argent pour contraindre les parlementaires à voter la Convention en 1915, pour acheter la reddition des Cacos et pour obliger Vincent à se courber en 1931 quand l’ambassadeur américain Dana Munro décide de ne pas payer les salaires des fonctionnaires publics, y compris celui du président de la République [2]. L’occupation américaine met fin à l’ordre sacré du 19e siècle haïtien s’appuyant sur les deux piliers que sont le koupe tèt boule kay des guerres civiles et nos ripailles sur le dos des paysans obligés d’obéir à un système semi-féodal de production et de commercialisation.
Les pathologies dont souffre la société
La soulouquerie rose que vit Haïti aujourd’hui avec les Tèt Kale a des racines profondes et nombreuses. Déjà en 1911, le patriarche jérémien Alain Clérié pensait que l’annexion aux Etats-Unis était la seule solution pour permettre à Haïti de trouver un second souffle. Il n’était pas le seul dans cette voie. Parmi les annexionnistes, on peut compter Antoine Rigal, curieusement, autre Jérémien, Alfred Célestin, de Port-au-Prince, et l’ensemble de la communauté syro-libanaise. Le pays était dépassé par les événements, par la faiblesse de ses institutions, par l’incohérence de ses dirigeants. Les scandales ne manquaient pas, même si on était encore très loin de la situation actuelle où les dirigeants ne savent même pas sous l’égide de quelle Constitution le pays est dirigé. Alain Clérié était tellement exaspéré par la déréliction ambiante qu’il écrit le 21 février 1911 au Président américain William H. Taft : « Je termine ces lignes, où saigne mon âme meurtrie par les détresses de mes compatriotes, en sollicitant de votre bienveillance, dans le cas où vous vous seriez laissé pénétrer par la pureté et la sincérité de mon intention et de mes sentiments, qu’elle daigne me faire l’honneur de m’inspirer quant aux moyens de provoquer l’influence ou le contrôle effectif sur Haïti du gouvernement des Etats-Unis [3]. »
Le massacre des 167 prisonniers à la prison centrale de la capitale le 27 juillet 1915 est la dernière convulsion de la corruption qui met toute la société en état de choc. L’abîme trouve une caisse de résonance. C’est un vrai délire qui crée un cauchemar général. L’étalage de la corruption de l’État apporte de l’eau au moulin de ceux qui revendiquent ouvertement l’annexion d’Haïti aux Etats-Unis. Le massacre des 167 prisonniers est un drame insupportable pour la population, mais particulièrement pour la classe politique. Parmi les victimes, on peut compter l’ancien Président Oreste Zamor, les trois frères Seymour, Sievers et Maurice Polynice, Alfred Celcis, Justin Turnier, Gaspard Nérette, etc.
Les réactions populaires ne devaient pas tarder et inaugurer une autre étape dans la danse de mort. Dans un mouvement de quitte ou double, l’opposition joue son va-tout, décide de violer l’ambassade de France dans une fuite en avant un peu folle et s’empare du président Vilbrun Guillaume Sam qui est exécuté immédiatement.
« Dépecé en morceaux, ce cadavre fut promené à travers toutes les rues de Port-au-Prince, et la foule, une foule ivre d’alcool et de sang, lui fit cortège, tandis qu’une jambe et un bras étaient montrés en trophée dans l’Avenue Républicaine, l’autre jambe et l’autre bras étaient trainés à l’autre bout de la ville, dans les hauteurs de Turgeau et du Bois-Verna, de telle sorte que pas un de nos quartiers ne put se plaindre de n’avoir pas eu sa part du spectacle [4]. »
La recherche des remèdes au mal haïtien passe par un diagnostic sur les pathologies dont souffre la société. La recherche de pouvoir prime tout. C’est ce que découvre le résistant Antoine Pierre-Paul confronté à la traitrise de citoyens aux ambitions exagérées et aux prétentions exaspérantes. Antoine Pierre-Paul écrit : « Cicéron Dimanche me trahit et trahit son pays pour quarante dollars que le colonel Waller m’a dit lui avoir versés pour faire avorter la prise d’armes [5]. » Les volontaires de la servitude nihiliste incarnés dans un premier temps par le président Sudre Dartiguenave sont en compétition entre eux pour montrer à l’occupant qu’ils sont plus malléables que leurs adversaires. D’où cette déclaration du colonel américain Waller : « Depuis que je suis ici, je chasse les espions par la porte, il en vient d’autres par la fenêtre [6]. »
Les volontaires de la servitude nihiliste sont conscients d’être en liberté surveillée et agissent comme des chiens en laisse. Dans leur lutte pour survivre, ils sont prêts à tout et même à être des maîtres-chiens. Il s’ensuit un chen manje chen, un sectarisme dont l’influence stupéfiante a même étonné le général américain Waller en 1916 quand il a constaté, par-delà la résistance armée des Cacos et de l’Union Patriotique, comment les Haïtiens s’offraient volontairement pour être des espions pour les troupes d’occupation. « À Cuba pendant longtemps, dit le général américain Waller, je n’ai pas pu recruter un espion. Aux Philippines, la seule fois qu’un homme s’est offert, c’était un agent des rebelles, mais à peine avions-nous débarqué à Port-au-Prince que des citoyens s’engageaient dans notre service d’espionnage. Volontairement. Comment ne pas les mépriser ! [7] »
Les collabos et autres esclaves volontaires ne se font pas prier pour rendre service au Blanc. Ils ont troqué avec fierté une barbarie pour une autre. Ils diront même que c’est mieux d’être battu par un Blanc que de l’être par un Noir. « Le coup de pied n’importe pas. Ce qui importe c’est la couleur du pied qui vous entre dans le derrière [8] ».
L’usage arbitraire de l’autorité
Avant que le barbarisme « État failli » ne soit créé dans les années 1990, la faillite de l’État haïtien était réelle depuis les années 1911-1915. L’organisation Fund For Peace qui publie l’Indice des pays fragiles depuis l’année 2005 classe Haïti comme un des quinze pays faillis du monde depuis une décennie. Pour l’année 2014, Haïti est classée le 9e pays le plus failli de la planète avec une nette tendance à la détérioration des droits humains et au non-respect de l’État de droit.
L’occupation américaine a provoqué en premier lieu la résistance armée du soldat Pierre Sully, le jour même du débarquement des marines, qui en est mort. D’autres soldats haïtiens blessés ce jour-là sont Macédoine, Macius, Ledan, Occilius, Saintilus et le capitaine-adjudant Germain [9]. Puis, c’est le Dr. Rosalvo Bobo, chef de la révolution proclamée contre le tyran Vilbrun Guillaume Sam, qui proteste contre l’occupation dans une lettre ouverte en date du 8 septembre 1915 adressée au Président américain [10]. Les Américains utilisent la corruption pour casser le mouvement Caco dans le Nord. Le 29 septembre 1915, les chefs Cacos Antoine Morency et Pétion Jean-Baptiste signent au Quartier Morin, un accord avec le colonel Littleton W. T. Waller, de l’infanterie de Marine des Etats-Unis, avec pour témoins le colonel américain Ely K. Cole et le général Charles Zamor, pour le désarmement des Cacos [11].
Toutefois, la reddition des Cacos dans le Nord ne constitue pas la fin du mouvement armé. En effet, le 5 janvier 1916, Antoine Pierre-Paul organise le premier mouvement armé d’envergure contre l’occupation. Entretemps, le député Raymond Cabèche refuse de signer la Convention proposée par les Américains. Ce dernier déclare : « Qu’est ce que cette Convention ? Un protectorat imposé à Haïti par M. Wilson. Par cette Convention, nous décrétons pour le peuple haïtien la servitude morale en place de l’esclavage physique qu’on n’ose plus aujourd’hui rétablir [12]. » Le député Cabèche jette sa cocarde de député sur le sol et laisse la Chambre pour protester contre la servitude morale le 6 octobre 1915. Il fait un émule. Son collègue Necker Lanoix le suit et démissionne également.
Après la prise d’armes d’Antoine Pierre-Paul et du général Joseph Misaël Codio dans le Sud-Ouest en 1916, ce sont les paysans Cacos ayant à leur tête Charlemagne Péralte et Benoît Batraville qui opposent une résistance armée aux Américains. Quand les Cacos seront vaincus, le flambeau de la lutte sera repris par les Cacos de la Plume avec l’Union Patriotique sous la direction de Georges Sylvain, Elie Guérin, Perceval Thoby, Pauléus Sannon, Joseph Jolibois Fils, etc. Cette résistance a culminé en la grève des étudiants de Damiens de 1929 qui a mis le feu aux poudres [13]. Ce fut la première grève des étudiants de l’histoire d’Haïti. La résistance haïtienne à l’occupation a aussi bénéficié du soutien d’un compositeur et chanteur Auguste Linstant Despradines, dit Candio, dont les chansons patriotiques et humoristiques ont défrayé la chronique dès le 17 octobre 1915. Ironie de l’histoire, on trouvera dans la descendance de ce même Candio un autre chanteur qui, devenu président de la République, posera, par son ignorance et son arrogance, les bases d’un durcissement de l’occupation actuelle. (à suivre)
* Économiste, écrivain
[1] Roger Gaillard, Les Blancs débarquent, Tome II, 1914-1915, Les cent jours de Rosalvo Bobo ou une mise à mort politique, Presses Nationales, Port-au-Prince, 1973, p. 87-99.
[2] « U.S. blackjacks Haiti, cuts off everybody’s pay », The AfroAmerican, November 17, 1931.
[3] Voir Archives Nationales de Washington, 838.00/528, cité par Roger Gaillard in « L’Impérialisme sait aussi attendre », Le Nouveau Monde, Port-au-Prince, 30 novembre 1977 et 1er décembre 1977.
[4] Berthoumieux Danache, Le Président Dartiguenave et les Américains, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1950, Reproduction Fardin, 2003, p. 16.
[5] Antoine Pierre-Paul, La première protestation armée contre l’occupation américaine et 260 jours dans le maquis, Port-au-Prince, Imprimerie Panorama, 1968, p. 47.
[6] Berthoumieux Danache, Le Président Dartiguenave et les Américains, op.cit. p. 55.
[7] Antoine Pierre-Paul, La première protestation armée contre l’occupation américaine, op. cit., p. 47.
[8] Léon Laleau, Le Choc : chronique haïtienne des années 1915-1918, Port-au-Prince, Librairie La Presse, 1932 ; Port-au-Prince : Imprimerie Centrale, 1975, p. 88.
[9] Joseph Jolibois Fils, « Boîte aux lettres », Le Matin, 31 juillet 1915, p. 2.
[10] Rosalvo Bobo, Écrits politiques, Pétion-ville, C3Éditions, 2013, 163-176.
[11] « Accord entre les Cacos, le Contre-Amiral Caperton et le gouvernement haïtien », Le Matin, 11 octobre 1915.
[12] Raymond Cabêche cité par Dantès Bellegarde, La résistance haïtienne, 1936, cité par Suzy Castor, L’occupation américaine d’Haïti, Port-au-Prince, Société Haïtienne d’Histoire, 1988, p. 61.
[13] Leslie Péan, « Combattre l’occupation et les bandits légaux », Le Nouvelliste, 1er décembre 2014.