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Haïti ou la démocratisation Impossible

Débat

Par Gary Olius *

Soumis à AlterPresse le 25 décembre 2014

Avec une froideur quasi-mathématicienne, je me demande toujours : est-ce que mon Haïti à moi est démocratisable ? Drôle de question, dites-vous. Mais rien d’étonnant à cela, puisque d’autres diraient même que cette interrogation est délibérément raciste, étant donné que la démocratie, dans sa version américaine, est perçue comme partout transplantable et que tout le reste ne dépendrait que d’une volonté politique nationale. Pourtant, chez nous, malgré toutes les bonnes intentions affichées, le pays porte la dictature comme un deuil indéfectible depuis plus d’un quart de siècle. Oui, un deuil d’amante pour une démocratie, on dirait morte depuis des lustres et à jamais introuvable. La quête de la démocratie devient quête du vide, d’une chimère ou même du néant qui néantise et anéantit. Les lois existent et ne sont pas appliquées, les institutions existent et ne fonctionnement pas, les chantres haïtiens de la démocratie les plus bruyants – en leur for intérieur - sont des dictateurs impénitents, et le démos – notre souverain peuple – est sous l’emprise d’un analphabétisme et d’une misère qui ne lui laissent plus la liberté de choix. De fait, nous claironnons depuis les toits en terrasse que nous voulons la démocratie sans peut-être nous rendre compte que toutes les matières premières qui devraient participer à la production de cette démocratie font défaut.

Pour enfoncer le clou dans la plaie générée par ma question initiale, je dirais sans nuance que la démocratie haïtienne est plus à ressusciter ou à créer qu’à chercher. Et, c’est ce travail de résurrection ou de création qui devrait préoccuper les haïtiens et les haïtiennes au premier chef. Faire vivre ou revivre la démocratie au sein de notre société tiendrait à l’amélioration et à l’application de nos lois, au fonctionnement effectif et à l’efficacité de nos institutions et, surtout, à la ré-humanisation de nos hommes politiques ou, pour être moins choquant, à l’octroi d’un supplément d’âme aux pourfendeurs de cette démocratie qui n’existe pas. C’est cette résurrection ou création préalable – si laborieuse soit-elle – qui pourrait donner un sens à la quête haïtienne de la démocratie et se libérer de l’illusion trompeuse de pouvoir instaurer sur notre terre d’Haïti la meilleure démocratie du monde sans support normatif, sans fondement institutionnel et… sans démocrates.

Mon Haïti à moi est-elle démocratisable ? Je présume que la question peut paraitre moins drôle peut-être, puisque vous vous êtes rendu compte de son aspect ontologique et vous êtes mieux à même d’accepter l’idée qu’Haïti ne saurait être démocratisée sans que la démocratie – au moins dans une version locale adaptée à souhait – n’existe au préalable. L’œuvre de construction de cette démocratie est évidemment un travail de longue haleine, mais la démocratisation en tant que processus en est un autre. Comme de fait, démocratie et démocratisation donnent lieu à deux batailles qui doivent être menées avec conscience et hauteur de vue. Toutes les décennies perdues à chercher en vain à démocratiser le pays sont un probant témoignage de l’erreur fondamentale commise à ne pas construire au préalable un modèle de démocratie conforme à notre haïtianité et à notre statut d’anciens esclaves et de rebelles congénitales.

Pourquoi osai-je croire que le processus de démocratisation est impossible en l’Etat ? Pour deux raisons : (i) Haïti a une société qui fonctionne sur fond de monopole, et (ii) dans un pays comme le nôtre, la logique politique de rapport de forces finit toujours par être une logique de la jungle ou triomphe la raison du plus fort.

Dans le milieu politique haïtien, le jusqu’auboutisme s’impose en ultime stratégie de lutte. Cela saute aux yeux de plus d’un, mais personne n’a songé à se pencher sur cet invariant. Bien peu y verrait la résultante du serment manichéen qui caractérise la mentalité haïtienne et qui ne laisse aucun espace pour le triomphe de la nuance : Tout ou Rien, liberté ou la mort. Ce radicalisme irrépressible engendre un exclusivisme dans certains domaines, lequel ne laisse pas de marge pour le partage et le consensus. Et ce n’est pas par hasard qu’en Haïti, une minorité de la classe moyenne se croit détentrice exclusive du monopole du savoir intellectuel qui lui confère un pouvoir incommensurable sur les masses analphabètes, tandis qu’une minorité dite bourgeoise se pose en détentrice des facteurs de production de biens et services économiques, acquérant ainsi un pouvoir infini de marchandage et de chantage sur les masses nécessiteuses. Ainsi, le milieu politique devient ipso facto un terrain d’affrontement entre deux factions cherchant à tout prix à assouvir leurs désirs immodérés de monopole. Pris dans les feus croises de ces deux groupes et maintenu sous une pression insupportable, le peuple haïtien devient en fait un pseudo souverain, un drôle de souverain de château, sans liberté de choix. Il est mis dans une situation où il est condamné à légitimer la pire des choses. Et, c’est pour cela d’ailleurs que certains de ses choix ont été considérés comme suicidaires puisqu’il a été amené à jouer le jeu de la minorité qui sortait gagnante de l’affrontement monopoliste susmentionné.

Le peuple, n’étant plus ce qu’il devrait être, la légitimité d’un régime établi devient d’emblée tortueuse. Et, pour cause, une fois parvenu au pouvoir, il refuse toute idée d’alternance et cherche par tous les moyens à coincer – sans foi ni loi – tous ses éventuels concurrents par la modification des rapports de forces en sa faveur. Cette manipulation sauvage se traduit clairement dans les affrontements qui surviennent lors de la mise en place des organes chargés d’organiser les élections.

Donc, à la légitimité populaire se substitue la puissance destructrice de l’argent et des armes. In loco populi, en lieu et place du peuple, ce sont les plus violents qui votent, ce sont les machines électorales préfabriquées qui décident de la validité des votes exprimés, qui publient les résultats et qui jugent les contentieux créés. Absolument rien de tout cela ne s’apparente au droit, à la légitimité et à la démocratie ; et pourtant depuis plusieurs décennies c’est ce qui se pratique en Haïti avec la complicité des américains qui ont toujours un intérêt inavouable à barrer l’accès au pouvoir politique à certains leaders haïtiens pour leur engagement idéologique jugé trop nationaliste.

Notre Haïti à nous est-elle démocratisable ? Même si votre réponse serait affirmative, il vous serait tout aussi difficile de répondre sans nuance, car je présume que vous vous êtes enfin rendu compte que la démocratie est avant tout un acte de souveraineté. Oui, souveraineté de l’Etat d’abord et souveraineté populaire ensuite. Or, l’expression parfaite de ces deux formes de souveraineté se trouve dans l’organisation d’élections honnêtes et libres, sans influence étrangère. Faute de liberté et de pouvoir de décisions souveraines, la quête même de la démocratie devient un défi insurmontable. Et n’étant pas toujours honnête avec nous-mêmes et entre nous, nous nous condamnons inconsciemment à être un éternel esclave, nous interdisant ainsi toute possibilité de démocratisation de notre société. Aussi, dirais-je que notre Haïti à nous n’est pas democratisable en l’Etat, si l’homme haïtien et la femme haïtienne n’acceptent pas cette véritable renaissance qui l’aidera à réinventer les conditions de base de son vivre-ensemble et de la jouissance de la plénitude de sa liberté.

* Économiste, spécialiste en administration publique

Contact : golius_3000@hotmail.com