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La question écologique et l’horizon politique des élites haïtiennes

Par Anil Louis Juste [1]

Soumis à AlterPresse le 30 septembre 2004

La catastrophe des Gonaïves nous a offert l’opportunité d’observer le rapport que les élites de notre pays entretiennent avec la question écologique. Des leaders politiques aux intellectuels, le rappport à l’environnement est vécu presque de manière quasi naturelle : sur les ondes de Vision 2000, Chavannes Jean Baptiste du MPP a interprété la catastrophe comme étant le résultat de l’ « irresponsabilité de l’Etat » et du « manque de planification réelle pour la gestion de l’environnement ». Arioste Bovin du Parti des Verts, étend cette irresponsabilité à tous les Haïtiens : « Chaque Haïtien est responsable de la situation que nous vivons aujourd’hui. Et il faut que chaque Haïtien en prenne conscience pour dire oui, c’est ma faute, c’est ma très grande faute, trois fois. [Â…] Chaque Haïtien doit prendre conscience de sa situation. Les gens maltraitent trop l’environnement [2] ».

De son côté, l’économiste Kesner Pharel a fait valoir l’argument de l’absence de gestion environnementale : « L’absence d’une gestion élémentaire au niveau des villes en raison du manque de vision, de ressources compétentes et bien souvent de la mauvaise foi des responsables, ne fait qu’aggraver la vulnérabilité des communautés en les plaçant ainsi sur la liste de potentilles victimes. » Ce point de départ lui a servi de rampe de lancement pour atteindre son point d’arrivée : « Il faudrait que les responsables adoptent une nouvelle approche de gestion pour répondre aux défis multiples auxquels sont confrontées les communautés. Cette approche impliquerait la mise en place d’une planification stratégique, l’établissement d’un budget au niveau de la mairie et l’exigence de la performance de la part des responsables . » Il est à remarquer que la gestion est ici érigée en moyen totalement autonme de la fin qu’elle se propose, à savoir la protection des « communautés urbaines [3] ». Par ailleurs, la responsabilité publique est complètement séparée de la sociabilité hégémonique du capital.

Dans le Nouvelliste du jeudi 23 septembre 2004, Abner Septembre a tenté de lier la déforestation à la problématique de l’environnement. Son hypothèse est aussi fondée sur l’ « irresponsabilité de l’Etat ». Mais, à la différence des autres, il a envisagé un pari historique sur la dégradation de l’environnement : la colonisation y a reçu une raclée verte bien méritée, mais la politique agraire de concession inaugurée par le gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard, la coupe systématique de forêt ordonnée par le gouvernement de François Duvalier dans sa lutte contre des guérilleros haïtiens, par exemple, sont quasi absentes du raisonnement du sociologue Abner Septembre. Tout porterait à croire que la politique agraire des gouvernements nationaux ne participe pas à la dégradation de la qualité de vie des Haïtiens.

La gestion de l’environnement comme politique publique territoriale

L’environnement constitue l’espace de vie par excellence d’une population. Il est produit à travers le temps selon les interventions des hommes. La valorisation de l’espace lui fait perdre de sa qualité originellement naturelle pour devenir un cadre de vie socialisé. Alors, toute réflexion sur l’environnement exige la prise en compte de l’histoire des relations sociales qui président au façonnement d’un faciès écologique. Nous avons hérité d’une colonie d’exploitation, c’est-à -dire d’un territoire-espace conquis ; elle a été construite en vue d’extraire ses richesses naturelles. Les forces de travail esclavage sont alors considérées comme de simples moyens visant l’obtention de cette fin. Les politiques nationales n’ont pas divorcé d’avec cette pratique d’extension territoriale et d’intensification de l’extraction de richesses.

Dans l’Haïti indépendante, le modèle colonial d’économie extravertie a continué jusqu’à l’hypothèque de l’émancipation politique. La concession systématique et l’exploitation irrationnelle de nos forêts ont vidé le pays de sa riche substance qu’a été sa biodiversité tant dans le domaine de la flore que dans celui de la faune. Par la « dette de l’Indépendance », on a coupé le cordon ombilical du développement endogène ; et la dette actuelle hypothèque tout projet de relancement de l’économie écologique. Aujourd’hui, nous sommes plus que dépendants : nous avons le sentiment que nous avons beaucoup régressé par rapport au projet de libération de nos ancêtres.

Le problème, c’est que le pays n’a jamais connu de politique publique, qu’elle soit économique, sociale ou territoiriale, qui soit orientée selon les besoins de la majorité de la population. La gestion patrimonialiste a toujours régné en Haïti : tout administrateur de la chose publique gère les ressources du pays comme relevant de sa patrimoine familiale. Donc, la stratégie de planification reste et demeure fondée sur une question de familles interconnectées politiquement. L’oligarchie haïtienne est la digne continuatrice de la colonisation française de St Domingue : elle exploite le pays sans jamais penser aux générations futures. En ce sens, elle a contracté une dette écologique envers la société de demain.

L’Etat haïtien, responsable envers les élites économiques

Dès qu’il se produit un événement national douloureux, les élites du pays crient à l’ « irresponsabilité » des autorités haïtiennes. Et le peuple renchérit : « le gouvernement ne prend pas ses responsabilités ». Le sens commun de nos élites traverse la conscience des couches majoritaires et devient une « pensée » politique. Consciemment ou inconsciemment, nos élites savent bien mener la lutte idéologique contre le projet de libération nationale : elles neutralisent la spontanéité des masses et empêche du même coup, toute organisation consciente qui puisse canaliser les énergies de mécontentement des secteurs populaires. La catastrophe des Gonaïves est vécue comme un drame dont la responsabilité incomberait aux autorités du pays. Alors, on a sciemment séparé l’Etat de la société, alors que le premier n’est qu’une émanation de la seconde. Dans ces conditions, les ennemis des classes populaires se sont invisibilisés pour mieux continuer l’exploitation économique, la domination politique et la discrimination culturelle.

De tout temps, l’Etat haïtien s’est toujours montré responsable dans la défense des intérêts de l’oligarchie haïtienne : la production caféière paysanne a été pillée ; la force de travail des ouvriers, exploitée à vil prix ; et la bourgeoisie compradore s’est reproduite régulièrement sans avoir à subir une crise majeure. Quand des leaders politiques et intellectuels haïtiens parlent de l’irresponsabilité de l’Etat, ils ne font qu’afficher le mensonge le plus meurtrier qui ait violé la conscience de tout un peuple. En fait, depuis la formation sociale haïtienne, les politiques agraire, commerciale, financière, culturelle, sociale, etc., ont été menées en vue de servir les intérêts des classes dominantes et de les protéger contre la prise de conscience populaire ; le grandonisme et le compradorisme se sont consolidés en Haïti sous l’aile du capital international qui oriente l’économie haïtienne vers les besoins de production de l’industrie euro-étatsunienne. Autant dire que les rapports et processus sociaux qu’a administrés l’Etat haïtien, l’ont été au bénéfice de l’oligarchie. En ce ses, il a été et continue d’être parfaitement responsable par devant les classes dominantes. La responsabilité de l’Etat envers celles-ci n’a d’opposition que dans son irresponsabilité en face des classes populaires. Donc, il faut toujours nuancer le jugement porté sur l’Etat pour ne pas sombrer dans la métaphysique la plus conservatrice.

L’évaluation du drame des Gonaïves par nos intellectuels et leaders politiques, part du postulat de la séparation Etat/Société, à partir de la naturalisation des rapports et processus sociaux. Dès lors, l’environnement est seulement invoqué dans ses composantes « biotique » et a-biotique ; l’humanisation de la nature par le travail de l’homme ici conçu « dans sa réalité » comme « l’ensemble des rapports sociaux », est superbement nié. Comme quoi les inondations aux Gonaïves seraient dues à la fureur naturelle des eaux ! Mais comment expliquer l’absence de couverture végétale sur les bassins versants de la Chaîne de Marmelade, qui alimentent les rivières La Quinte et La Branle ? Pourquoi les canaux de drainage de la ville des Gonaïves n’ont-elles pas été curées même à l’approche de la période cyclonique ? Pourquoi la ville des Gonaïves a-t-elle été construite aux bords de la mer ? Ce sont autant de questions qui auraient pu sauver nos intellectuels et leaders politiques de leurs plates considérations sur le drame des Gonaïves !

Enfin, il serait intéressant d’approcher ici provisoirement la notion de responsabilité : dans la modernité, celle-ci implique politiquement le rapport dialectique droit et devoir qui renvoie lui-même au processus d’implantation de la démocratie dans le monde moderne. Les figures de citoyen et d’Etat ont émergé comme les nouveaux dépositaires des droits et devoirs pris de manière abstraite, puisque séparés du contexte où ils ont été proclamés. Dans le libéralisme politique, la responsabilité a une connotation plutôt morale ; les possibilités de la rendre effective sont souvent méprisées au détriment du bien-être des populations. Et quand s’est produite une catastrophe, on ne se gêne pas à mettre à l’index, l’instrument qui a servi à la reproduction du capital sans jamais accuser ce dernier qui a utilisé des femmes et hommes comme moyens de sa propre valorisation. Les intellectuels et leaders haïtiens qui ont su exprimer leurs pensée et sentiments à l’occasion du drame des Gonaïves, se sont révélés comme de vrais idéologues de la société injuste d’Haïti.

Jn Anil Louis-Juste, 30 septembre 2004.


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[2Le texte est paru dans le Journal Le Matin sous la plume de Valéry Numa (No 32260/ 24-26 septembre 2004).

[3Comme si la population haïtienne était totalement urbanisée !