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« Beaucoup d’incertitudes pèsent sur la situation en Haïti »

Par Frères des Hommes

Repris par AlterPresse

Alors qu’Haïti traverse une grave crise politique depuis près de 3 ans, le Premier ministre Laurent Lamothe a démissionné hier soir. Résonances revient sur cette crise et sur le contexte politique et social dans le pays, suite à un échange avec Gotson Pierre (Éditeur du site d’informations AlterPresse) organisé le 8 décembre 2014 à Paris par le Collectif Haïti de France .

La crise politique

Il y a d’abord une crise électorale, les délais des différentes élections n’ont pas été respectés, en raison de blocages au Sénat (plusieurs élus ont refusé de voter la loi électorale à cause de désaccords politiques) :

. Des élections partielles sénatoriales devaient se tenir dès le début du mandat du président Michel Martelly (2011) pour renouveler 1/3 du Sénat, elles n’ont pas eu lieu.

. On arrive à la fin du mandat du 2ème tiers des sénateurs, les élections ne sont pas programmées.

. 150 maires devaient être renouvelés par des élections municipales, celles-ci n’ont pas eu lieu et les maires ont été remplacés par des « agents de l’exécutif » directement nommés par le pouvoir exécutif.

. Fin janvier 2015, le peuple devrait élire 99 députés, mais les élections ne sont toujours pas programmés et ne pourront se tenir à la date prévue puisque la mise en place de l’élection législative prend 150 jours selon le Conseil électoral. Cela nous mène au mieux à mai 2015.

L’exécutif demeurera alors le seul pouvoir élu, il y aura une absence de contrôle législatif. Seul 1/3 du Sénat sera opérant, mais avec 1/3 des sénateurs présents le quorum n’est pas atteint pour pouvoir voter une loi.

Quant au pouvoir judiciaire, il ne peut être un contre-pouvoir car il est vassalisé par le pouvoir exécutif qui nomme les juges, souvent sans tenir compte de CSPJ (Conseil supérieur du pouvoir judiciaire).

Dès lors, Martelly va-t-il légiférer par décret ?

Alors que la Constitution de 1987 prévoit que le pouvoir soit distribué entre l’exécutif, le judiciaire et le législatif, on assiste aujourd’hui à un vide législatif, et de ce fait à une véritable crise institutionnelle.

Comment remédier à cette crise ?

Pendant un mois, des consultations ont lieu entre le président et des personnalités représentant différents secteurs de la société civile sur la nécessité de trouver une entente pour sortir de la crise et d’arriver à organiser les élections. Cela a abouti à la création d’une commission consultative ayant pour objectif de réaliser une synthèse des éléments abordés durant les consultations. La commission a finalement rendu son rapport mercredi dernier, demandant notamment la démission du gouvernement et la libération de prisonniers politiques. Le dimanche 14 décembre, le Premier ministre Laurent Lamothe annonce la démission de son gouvernement.

Pour l’opposition politique, il faut entreprendre des négociations, et non des consultations qui n’engagent en rien le président, mais celui-ci s’y refuse.

L’opposition a proposé la création d’équipes techniques des deux côtés pour déterminer un agenda de négociations et trouver une issue à la crise.

Mais elle accepterait de négocier sous certaines conditions : par exemple la libération de prisonniers d’opinion (c’est ce qui est ressorti du rapport de la commission consultative), de leaders politiques, de manifestants. Beaucoup d’entre eux n’ont pas été jugés. Leur libération serait une preuve de bonne volonté de la part du pouvoir en place. Une autre partie de l’opposition, plus radicale, refuse de négocier avec Martelly.

D’autre part, l’opposition demande un apaisement. Or le président ne manque pas une occasion pour invectiver voire injurier les responsables de l’opposition.
Elle est souvent accusée de ne pas avoir de propositions politiques (en dehors de l’agenda des négociations).

La société civile

Il y a de nombreuses expressions de ras-le-bol dues à la précarité, à des besoins insatisfaits… souvent des gens manifestent de façon spontanée pour réclamer des services de bases (un accès à l’électricité, à l’eau), ils bloquent les routes notamment. Parfois on assiste à des manifestations plus politiques, directement dirigés contre le pouvoir (de Martelly à Port-au-Prince, ou contre le pouvoir local dans certaines municipalités, comme à Petit-Goâve il y a peu). On dénonce aussi la corruption (beaucoup estiment que l’argent de l’Etat est mal dépensé), on fait grève pour des salaires non payés (parfois depuis un an).

Les mouvements sociaux, les syndicats, les organisations paysannes prennent aussi des positions.

Martelly tiendra-t-il l’année 2015 ?

L’histoire nous montre que l’on a souvent eu le même dénouement dans les crises haïtiennes : le tenant du pouvoir s’entête, refuse de considérer les rapports de force réels existant dans la société, et la communauté internationale finit par intervenir (cela a été le cas pour le départ de Duvalier en 1986, de Jean-Bertrand Aristide en 2004). Il y a rarement un règlement de la question « à l’haïtienne ». Cela n’étonnerait donc personne que les puissances internationales interviennent avant tout le monde pour trouver une solution, dans le cas où la situation deviendrait incontrôlable.

De même, la communauté internationale a joué un rôle dans l’élection de Martelly. On ne peut pas dire que la volonté populaire a véritablement mené Martelly au pouvoir. Les élections n’ont pas été irréprochables, on avait plusieurs résultats différents et la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, créée en 2004) a mis la pression pour avoir un résultat rapidement, et surtout un résultat qui arrange la communauté internationale.

Il y beaucoup d’incertitudes sur l’évolution de la situation, au niveau du pouvoir en place (qui succédera à Martelly ? Quand se tiendront les élections ?), de l’opposition, de la société civile. Cette situation est assez inédite.

Les manifestations prennent de l’ampleur, peuvent-elles forcer au départ de Martelly ? Cela reste une question en suspens. Il ne faut pas négliger la force du pouvoir de Martelly. Il a mis en place une propagande efficace (jamais vue depuis 25 ans), qui a notamment un fort impact sur la diaspora haïtienne. Beaucoup d’investissements ont été réalisés, mais ciblés : l’aéroport flambant neuf, 3 nouveaux hôtels à Pétion-Ville, la rénovation de certaines routes, tout cela pour donner l’image d’un pays en développement. Mais cela ne reflète pas la situation globale du pays, notamment des quartiers les plus touchés par le tremblement de terre de 2010 (dans certains quartiers rien n’a bougé depuis).

En outre le gouvernement a renforcé le clientélisme : plusieurs « programmes sociaux » ont été mis en place, avec des résultats concrets pour certaines personnes qui ne risquent donc pas de menacer le régime de Martelly.

Ce qui poussera peut-être la population a davantage se révolter, c’est le gouvernement par décret. Et on s’achemine vers cela.

Autrement, dans la sphère internationale, on parle d’organiser une seule élection à la fin 2015 qui regrouperait toutes les élections. On repartirait ainsi de zéro.

Mais à écouter Martelly, il n’exclut pas la mise en place d’une nouvelle assemblée constituante pour refonder la Constitution. Il pourrait ainsi éliminer certains obstacles, par exemple la limitation des mandats… tout peut arriver. Si la Constitution demeure, Martelly ne pourra être réélu, mais le système pourra être perpétué. On pensait à Laurent Lamothe mais celui-ci vient de démissioner… d’autres personnes ont été citées.

Quel impact a eu la mort de Duvalier sur le régime de Martelly ?

Le pouvoir de Martelly est catalogué comme pouvoir « néo-duvaliériste ». C’est la première fois depuis le début de la transition démocratique en 1986 qu’un pouvoir exprime ouvertement son attachement à l’expérience duvaliériste, ou reprenne des éléments de cette expérience. Martelly a par exemple exprimé plusieurs fois la supériorité du pouvoir exécutif sur tous les autres pouvoirs. D’autre part, beaucoup de personnes ayant fait partie du régime de Duvalier sont dans les rouages du pouvoir actuel. Les duvaliéristes n’ont pas la base sociale nécessaire pour faire un retour sur le devant de la scène politique, mais ils disposent encore de ficelles importantes dans la société, au niveau de l’économie notamment.

La mort de Duvalier a finalement réglé le problème de son jugement. La plupart des organismes de défense des droits de l’homme et des secteurs de la société civile demandaient ce jugement. A tel point qu’à son retour d’exil, Duvalier a du se présenter devant la justice et répondre à des questions, ce qui était inédit. Après sa mort, certains pensent que le dossier est clos. En ce sens, cela a sûrement soulagé le gouvernement. Mais des secteurs continuent de dire que Duvalier n’était pas seul et que l’étude du dossier doit être poursuivie.

Quelle est la situation des ONG internationales en Haïti ?

Il y a un très fort retrait des ONG arrivées après le tremblement de terre, mais leur présence reste importante en Haïti.

Il y a eu de fortes critiques sur la manière dont elles ont géré l’aide internationale après le séisme : où vont les fonds, quelles sont les priorités etc. Sur 10 milliards $ promis, à peu près 6 milliards ont été perçus, et une partie a été utilisée pour des projets qui n’avait pas de lien direct avec les dégâts causés par le séisme. L’USAID (Agence de développement des Etats-Unis pour le développement international) a notamment beaucoup été critiquée (une partie des fonds n’a pas été employée telle que prévue). Une partie des aides est arrivée en Haïti, mais une autre est repartie vers des entreprises, des gouvernements, pour l’entretien des marines américains, de leur famille, pour la rénovation d’hôtels…

Le régime de Martelly a-t-il été favorable à la reconstruction du pays après le tremblement de terre ?

Martelly utilise le tremblement de terre pour se faire un bilan politique : il affirme qu’avant son arrivée, il y avait plus d’1,5 millions de sans-abris, aujourd’hui ils ne seraient « plus que » 100 000. Son programme était de donner 400 $ à chaque famille pour louer une maison, mais cela n’a pas fonctionné, dans la plupart des cas elles sont parties vers des zones devenues des bidonvilles (telles que Cité Soleil, une zone construite pour des habitations résidentielles mais qui est devenu un lieu de grand banditisme). Sur 250 000 habitations endommagées, moins de 30 000 ont été reconstruites. La plupart des problèmes apparus après le tremblement de terre n’ont pas été réglés, les problèmes de santé se sont aggravés (le choléra est apparu par la MINUSTAH). A moins que des secteurs alternatifs mettent en relief ces échecs, le parti de Martelly pourrait utiliser ce bilan lors de la prochaine campagne électorale.
Quand au bilan économique, les attentes n’ont pas été comblées. Malgré la création de zones franches, les investisseurs ne se sont pas bousculés. Par exemple dans la zone franche établie au Nord du pays, on promettait la création de 65 000 emplois, seulement 2000 ont été créés pour le moment. Selon la banque mondiale, Haïti recule en matière d’investissements étrangers depuis le mandat de René Préval (président ayant précédé Martelly). Le gouvernement misait aussi sur le tourisme, mais il y a peu de résultats.

Qu’est-ce qu’a donné le programme de scolarisation universel et gratuit lancé par Martelly il y a quelques années ?

Il faut noter que ce programme a été mis en place avant l’arrivée de Martelly. Celui-ci se l’est approprié et en vante les bénéfices, il y a beaucoup de propagande autour. Le taux de scolarisation a effectivement augmenté, mais le problème posé par les syndicats d’enseignants est la qualité de l’enseignement. Beaucoup d’établissements ont eu des taux de réussite aux examens proches de 0%, créant un gros scandale. Il y a eu des fermetures d’écoles, des mesures spécifiques pour certains établissements.

En outre, ce programme cache une corruption énorme : une bonne partie des financements supposés être dirigés dans ce programme a été détournée par un réseau comprenant des personnes du gouvernement, des fonctionnaires de l’éducation nationales, des banquiers. A la veille de la rentrée des classes, le gouvernement a donc annoncé qu’il opérerait des réformes dans la mise en œuvre du programme.

Quel avenir pour la MINUSTAH ?

La MINUSTAH, composée de près de 9 000 hommes, coûte aujourd’hui 500 millions $ par an, et a pour mandat de stabiliser Haïti, or cette mission n’est toujours pas remplie. Le mandat de la force onusienne est donc renouvelé chaque année, malgré des demandes du gouvernement de la transformer en une force plus civile, un instrument appuyant le développement du pays. Beaucoup la considèrent comme une force d’occupation. La situation sécuritaire ne s’arrange pas. Il faut investir dans le renforcement de la police ; il y avait 10 000 agents avant l’arrivée de la MINUSTAH, il y en a 15 000 aujourd’hui, et la MINUSTAH intervient pour le maintien de l’ordre si nécessaire. Mais depuis son arrivée, peu de choses concrètes ont été réalisées. La violence n’a pas diminué, le banditisme est encore important et certains réseaux criminels ont leurs relais au niveau du pouvoir. Des enlèvements ont encore lieu, mais ils sont peut-être aujourd’hui moins médiatisés. De nombreux cas ne sont pas abordés car les gens ont peur des représailles, d’autant que des policiers sont soupçonnés d’appartenir à des réseaux criminels, sans parler de la justice. Très peu de cas ont été éclairés par la justice. Une chose nouvelle est que le grand banditisme est sorti de la capitale, on a recensé quelques cas dans le Plateau central, au Nord au Cap-Haïtien.

Quel est la relation entre le pouvoir et les médias ?

Aujourd’hui, l’information au quotidien, c’est la politique générale, les médias donnent la parole aux responsables du gouvernement, parfois à l’opposition, mais souvent ils s’arrêtent là. L’information dispensée ne reflète pas la réalité haïtienne, notamment l’insécurité. Il est difficile d’aborder ce problème car les cas sont nombreux et demandent des témoignages que les victimes ne donnent pas. Quant aux demandes sociales, elles sont très peu relayées. Les paysans par exemple ne trouvent pas de résonance dans les médias, les secteurs de femmes non plus. La parole est accordée à des groupes très réduits. Certains médias sortent de ce schéma, mais ils ne sont pas nombreux.

Le concept général de liberté de la presse existe en Haïti, mais il y a une atmosphère qui ne favorise par l’exercice de cette liberté. Les journalistes doivent se battre pour la conserver. Le président ne se gêne pas pour mépriser les journalistes, et ces propos ont des conséquences. Les policiers n’hésitent pas à agresser impunément des journalistes. Certains ont été assassinés (Jean Dominique en 2000 par exemple) et la justice n’a rien fait, dissuadant fortement les journalistes de mener des investigations. Les défenseurs des droits de l’homme sont aussi touchés, l’année dernière c’est le coordinateur de la Plateforme des organisations haïtiennes de défense des droits humains (POHDH) qui a été tué avec sa femme.

D’autre part, l’accès à l’information par les journalistes est très difficile car les entités politiques n’estiment pas forcément nécessaire de les informer. Par exemple, il y a peu, pour accéder au Palais présidentiel à l’occasion d’un événement public, les journalistes devaient remplir un questionnaire en précisant notamment les noms de leurs proches…

Dans le même temps, la pratique de la propagande augmente, elle occupe tous les espaces : Internet, les réseaux sociaux, la radio, la télévision, sans parler des médias gouvernementaux où les critiques et injures à l’encontre de l’opposition sont permanentes.

Quelle est la relation entre le pouvoir actuel et la diaspora haïtienne ?

Au début du mandat de Martelly, les relations étaient tendues car la taxe sur les transferts de devises a été augmentée. Mais de manière générale, la diaspora est très réceptive au discours du gouvernement. Quelque part, la propagande les arrange, ils ont l’impression que la situation du pays s’améliore réellement. A part certains secteurs bien informés de la situation réelle qui ont une position critique, le reste souhaite que Martelly puisse finir son mandat tranquillement afin de poursuivre le développement du pays.

Les mouvements paysans n’ont-ils pas un rôle à jouer dans la politique haïtienne ?

Le monde paysan perd de son poids en Haïti. Aujourd’hui plus de 50% de la population vit dans les villes et les mouvements paysans ne peuvent avoir de poids politique sans les voix des habitants des villes et bidonvilles.

Les paysans ont toujours eu leur mot à dire, ils essayent depuis longtemps de prendre une place dans le débat politique, en mettant l’emphase sur les questions qui les concernent : au-delà des problèmes politiques, qu’est-ce que la construction démocratique peut apporter de concret dans le changement de leur situation, comment appuyer le développement ? Comment faire pour que la construction démocratique amène des résultats en termes de revenus, de chômage, de justice, de sécurité…

Au-delà des paysans, d’autres secteurs marginalisées ont leur mot à dire, ils posent un certain nombre de revendications, notamment les femmes : il faut éradiquer la violence contre les femmes, favoriser leur participation à la vie politique etc.

15 décembre 2014

Source : http://blog.fdh.org/dotclear/index.php?post%2Fla-crise-politique-en-Ha%C3%AFti#.VJGbgMAAB