Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 8 décembre 2014
Le texte qui suit a trois objectifs.
D’abord, il commence par une réflexion sur le pouvoir Tèt Kale et l’écart entre les intentions et les réalisations.
Ensuite, il présente une analyse du sens de l’éventuelle visite du Secrétaire d’État américain, John M. Kerry, en Haïti.
Enfin, il articule la nécessité d’arriver à une stratégie d’opposition qui ait une chance de conduire à une solution durable.
La crise, qui sévit en Haïti, est l’expression de l’incapacité manifeste des secteurs conservateurs de concevoir la possibilité d’existence d’un autre pays. La dernière trouvaille de ces secteurs traditionnels est de prétendre que les loisirs et les réjouissances peuvent endormir le peuple.
Comme le dit l’Appel à la Concertation du Sénat de la République, en date du 5 décembre 2014, « la crise actuelle, dans son contenu, son déroulement, ses manifestations et ses prolongements va au-delà d’une banale crise électorale ».
L’outrance des carnavals est à son comble. On se complait dans l’inanité.
L’attrait dominant du mal se mesure dans l’assassinat du commerçant Octanol Dérissaint, du policier Walky Calixte, l’incarcération des prisonniers politiques comme les frères (Enold et Josué) Florestal et les autres militants, du Mouvement patriotique de l’opposition démocratique (Mopod) et de Lavalas, les enlèvements et disparitions, le gaspillage des fonds PetroCaribe, la non-tenue des élections en 2011, 2012, 2013 et 2014.
Sur le plan politique, Haïti accumule déchets sur déchets, à un rythme exponentiel. Les effets de la crise sont multidimensionnels et la société haïtienne nage dans le malheur. En plein dans le dérangement de l’ordre des choses, qu’exige la salubrité.
Sur le plan environnemental, la surface forestière s’est réduite à moins de 2% en 50 ans.
Le revenu réel haïtien par habitant, qui était égal à celui de la République Dominicaine en 1960, soit 800.00 dollars américains (Ndlr : US $ 1.00 = 47.00 gourdes ; 1 euro = 65.00 gourdes aujourd’hui), a diminué de moitié (400.00 dollars) cinquante ans plus tard, tandis qu’il a plus que triplé en République Dominicaine (2,500.00 dollars).
Dans ce genre de situation, il importe de nettoyer les écuries d’Augias, comme nous l’apprend le cinquième des douze travaux d’Hercule. Les écuries d’Augias n’avaient pas été nettoyées depuis trente ans et Hercule avait du dévier deux rivières pour éliminer la malpropreté et les odeurs nauséabondes.
Que dire d’Haïti, où les écuries n’ont jamais été nettoyées depuis deux siècles ?
La crise s’aggrave au fil des jours, avec les manifestations populaires réclamant partout le départ de l’équipe au pouvoir.
Les actes du mauvais spectacle des comédiens ne cessent point de provoquer des protestations. Trop de gagòt. Trop d’orgies. Trop de drogues. Derrière l’atmosphère festive des portes closes de la présidence.
Haïti est devenue une véritable bombe à retardement. Le danger pointe à l’horizon.
Nous sommes dans une poudrière qui peut exploser, à tout moment, avec une étincelle.
Mais, comme dit le poète Hölderlin, « Là où nait le danger, croit aussi ce qui sauve ».
Transformer les crétins en surdoués et les vertueux en vauriens
Il y a des temps que la corruption, en Haïti, n’est plus individuelle, mais plutôt collective.
Avec 20% de la cocaïne, rentrant aux États-Unis d’Amérique en provenance d’Haïti [1], depuis les années 1990, soit 150 tonnes par an, le pays est devenu un narco-État [2], avec une économie parallèle dépassant la moitié de son produit intérieur brut (PIB) [3].
L’argent sale s’est infiltré partout, pour renforcer les comportements de « calbindage » et contourner les lois. La zombification connaît de nouveaux sommets avec la capacité démultipliée de convertir l’être en non-être (zombification).
En effet, la gouvernance corrompue, « a la magie de transformer les corrompus et corrupteurs en héros, le normal en pathologique, les crétins en surdoués, les vertueux en vauriens, les gagne-petit en richissimes, les valeurs épistémologiques en valeurs marchandes, l’État en un vaste système mafieux » [4]… Les câbles de l’ambassadrice américaine Janet Sanderson, en 2008, révélés par l’organisation Wikileaks, indiquent le degré de pénétration des narcotrafiquants dans la politique haïtienne [5].
Cette situation est évidente au niveau de la justice, où même des condamnés purgeant leurs peines de prison sont relâchés par des juges, qui monnayent leurs décisions.
On a même vu, le 10 août 2014, une évasion massive de 329 prisonniers d’une prison de haute sécurité, où étaient logés des trafiquants de drogue colombiens.
La politique des prébendes est de rigueur. Tous les postes politiques sont à vendre et les potentiels acheteurs sont nombreux [6].
Des escrocs sont devenus des notables. Tout le monde connaît la richesse soudaine de gens, qui n’avaient pas un sou hier.
En dépit de l’existence de l’Unité de lutte contre la corruption (Ulcc), de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (Cscca) et de l’Unité centrale de renseignements financiers (Ucref), personne ne dénonce les revenus faramineux de certains parlementaires.
Nous assistons à la corruption insolente de « la classe politique de pouvoir d’État », pour employer cette expression du professeur de mathématiques et de philosophie Marcel Gilbert.
En effet, la classe politique de pouvoir d’État a augmenté en nombre, tout en démultipliant son pouvoir économique [7].
Dans sa majorité, le Parlement subit l’influence des affairistes, qui ont financé plusieurs campagnes électorales.
Ces financements ne se limitent pas aux actions légales, mais s’étendent aux bandits, nécessaires pour intimider les concurrents et semer le trouble le jour du scrutin.
La critique des élections frauduleuses de 2010 s’est focalisée sur la présidence. Pourtant, sur le plan législatif également, des fraudes massives ont permis l’installation de la 49e Législature, considérée comme la plus fertile en députés prêts à monnayer leur vote.
Plus d’une vingtaine de parlementaires de la 48e Législature, qui étaient des partis Union, Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (Rdnp), Organisation du peuple en lutte (OPl), Lavalas, ont changé leur allégeance et sont devenus membres du parti INITE [8].
De plus, parmi ces parlementaires, une douzaine continuent de recevoir les chèques mensuels, qu’ils avaient au Ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales (Mict), totalisant deux millions cent quarante mille deux cents cinquante (2,140,250.00) gourdes, soit plus de 50,000 dollars américains [9].
En catimini, dans l’ombre et en silence
Au cours de cette dernière décennie, le nombre de parlementaires a augmenté de 17% : soit de 110 membres (27 sénateurs et 83 députés) à 129 membres (30 sénateurs et 99 députés).
Les salaires et frais, alloués aux parlementaires, ont explosé.
Par exemple, en 2014, un sénateur reçoit, tous frais confondus, une rondelette somme mensuelle de 450,000.00 gourdes [10]. Nombre de délinquants patentés ont profité des élections pour tenter de se refaire une virginité, dévoyant l’immunité parlementaire pour en faire un paravent, derrière lequel ils revendiquent l’impunité. [11]
On aurait tort de croire que ces pratiques de banditisme concernent uniquement le pouvoir législatif.
Au fait, le pouvoir exécutif a conçu le projet du « banditisme », qu’il a légalisé et transmis aux parlementaires.
La fixation de l’État, comme bien privé des occupants du fauteuil présidentiel et par extension de la présidence, n’a jamais disparu. Elle se reproduit indéfiniment.
Le budget de la présidence a triplé en trois ans, passant de 95 millions de gourdes sous la présidence de René Préval à 329 millions de gourdes sous celle de Michel Martelly [12]. Les ministres et secrétaires d’État ont vu leur nombre doubler, passant de 18 à 39.
Loin de s’affaiblir avec le temps, la fixation de l’État, comme vache à traire, est restée vivante dans notre histoire figée, depuis le « plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » de Dessalines. Cette fixation a cheminé en catimini, dans l’ombre et en silence, prenant de l’éclat avec les tontons macoutes, jusqu’à l’arrivée des « bandits légaux ».
La période de latence du cheminement souterrain est terminée.
Bien que la sonnette d’alarme ait été tirée sur les conséquences malheureuses de cette manière de faire, les députés continuent sur le mauvais chemin. Ils ont voté une loi, visant à augmenter la quantité de départements du pays de 10 à 16.
Ces changements ne seront pas imperceptibles, car ils auront pour conséquence : d’une part faire augmenter de 60% le nombre de sénateurs et, d’autre part , faire passer le budget, pour les émoluments annuels des parlementaires, de 2,9 à 4,6 milliards de gourdes [13].
Bien sûr, les cas de députés corrompus ne sont pas nouveaux.
En 2008, lors d’une séance d’interpellation du Premier Ministre Jacques-Edouard Alexis, le député de l’Alliance, Eliphète Noël, a dénoncé le comportement des députés qui se font payer par la primature pour l’obtention de leur vote [14].
Le même scénario et les mêmes accusations de corruption des parlementaires sont énoncés dans les cas de convocation du président Martelly sur la question de sa nationalité américaine, ou encore du vote de la ratification de son premier ministre [15]. Ces accusations sont d’autant plus importantes qu’elles sont proférées par nul autre que Fritz Gérald Bourjolly, député d’Aquin (Sud), un allié du président Michel Martelly.
Chaque vote crucial est une occasion en or, pour un député, de se faire de l’argent.
La 49e législature a battu tous les records de l’inféodation au pouvoir exécutif, comme l’a fait le député Luckner Noël (de Ouanaminthe), qui s’est mis à genoux, le 14 mai 2013, devant le président Martelly pour le remercier d’avoir exécuté des petits projets dans sa commune.
Boycottage des soirées mondaines et piquets de grève
Dans cette situation, les démocrates haïtiens n’ont d’autres recours que d’approfondir les techniques de luttes, employées par les étudiants haïtiens lors de la grève de Damien de 1929. Techniques de manifestations multiples, qui sont dans l’air du temps. Articulations des luttes estudiantines, intellectuelles, ouvrières, paysannes, urbaines, rurales, locales et internationales avec pour objectifs : la fin du gouvernement collabo de Borno et la désoccupation [16].
La conjoncture de crise actuelle a été créée, de toutes pièces, par l’arrogance, l’entêtement et l’ignorance du président Martelly.
En exploitant habilement les seules compétences qu’il possédait, en accédant au pouvoir, l’animation des activités de loisir, Martelly a fait du carnaval un mécanisme de stratégie de gestion des crises et négligé tous les problèmes de fond. Avec six carnavals en trois ans, il a su endormir, périodiquement l’opinion, reporter, sans contestation véritable, la tenue des élections municipales et législatives, et détourner des millions de dollars au profit d’une petite clique de copains.
Version haïtienne des jeux du cirque de la Rome antique, le carnaval a été, jusqu’à cette année (2014), la seule activité planifiée et organisée plusieurs mois d’avance dans le pays. Tandis que la rentrée scolaire s’est déroulée, chaque année, dans l’improvisation et la débandade, le carnaval a toujours été planifié à partir de novembre et réalisé à temps.
Le pourrissement de la crise oblige, cette année (2014), le président à déposer ses souliers d’amuseur public pour essayer de chausser ceux d’un chef de bandes. À passer du statut de président autoproclamé du konpa à celui de président « élu », même s’il s’agit d’un territoire occupé.
Pendant qu’il hésite encore à lancer les préparatifs du 7e carnaval national, prévu à Jérémie (Grande Anse, une partie du Sud-Ouest) pour 2015, et qu’il commence à préparer les grandes soirées dansantes de la fin d’année, l’opposition s’organise, de plus en plus, dans les rues, criant haut et fort ses revendications.
En clair, l’opposition démocratique se dote de moyens d’action pacifiques, efficaces et sécuritaires.
Dans l’optique d’affronter le président Martelly sur son propre terrain, elle doit boycotter toutes les soirées mondaines de la saison et instituer, en Haïti, la pratique des piquets de grève et des panneaux et autres banderoles de dénonciation à l’entrée des boîtes de nuit.
A suivre
*Economiste, écrivain
[1] Don Bohning, « Haiti a heaven for drug-traffickers », Miami Herald, July 20, 1998.
[2] Daurius Figueira, Cocaine Trafficking in the Caribbean and West Africa in the Era of the Mexican cartels, Bloomington, Indiana, 2012, p. 133-147. Lire aussi Robert Fatton, Haiti’s Predatory Republic : The Unending Transition to Democracy, Lynne Rienner Publishers, 2002, p. 121.
[3] Friedrich Schneider, Andreas Buehn et Claudio E. Montenegro, « New estimates for the Shadow Economies all over the world », International Economic Journal, volume 24, number 4, December 2010, p. 455.
[4] Lucien Ayissi, Corruption et gouvernance, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 214.
[5] http://www.wikileaks.org/plusd/cables/06PORTAUPRINCE2230_a.html, Ambassador Janet Sanderson, Confidential, Wikileaks, Novembre 20, 2008.
[6] Robert Fatton Jr, « Haïti : la politique d’industrialisation par invitation », Cahier des Amériques, 2014.
[7] Gary Olius, « Quand le processus démocratique est en panne, la dictature est à deux pas… », AlterPresse, 21 avril 2009.
[8] Réseau national de défense des droits humains (Rnddh), HAITI CORRUPTION : Le RNDDH appelle à la fin du gaspillage et du copinage au sein de l’administration publique, P-au-P, Juillet 2011, p. 2-3.
[9] Ibid, p. 5.
[10] Gary Olius, « Quand la démocratie devient "développementicide" », AlterPresse, 14 septembre 2014.
[11] Jean Erich René, « A quoi servent nos partis politiques ? », Baromètre politique haïtien, http://barometre-politique.blogspot.com, 1er septembre 2010.
[12] Leslie Péan, « Martelly se trompe et veut tromper tout le monde », AlterPresse, 1er septembre 2013
[13] Gary Olius, « Quand la démocratie devient "développementicide" », op. cit.
[14] « Plusieurs députés n’entendent pas respecter les consignes de leurs partis », Radio Métropole, 28 février 2008.
[15] « Fortes tensions et accusations de corruption à la séance de ratification de Laurent Lamothe », Radio Kiskeya, 3 mai 2012.
[16] Leslie Péan, « Combattre l’occupation et les " bandits légaux " », Le Nouvelliste, 1er décembre 2014.