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Reportage-photo : Haïti / menaces écologiques : Que faire ?

Interview avec Nancy Roc

Par Gotson Pierre

P-au-P., 28 sept. 04 [AlterPresse] ---Voici une nouvelle interview avec la journaliste haïtienne Nancy Roc autour des défis auxquels fait face Haïti, dans le contexte de la catastrophe humanitaire qui affecte le pays suite aux inondations de la semaine dernière dans le nord d’Haïti, qui ont fait plus de 1500 morts et plus de 900 disparus, suivant un dernier bilan provisoire.

Lors de cet entretien accordé à AlterPresse par messagerie instantanée, Nancy Roc commente les derniers développements dans la situation très précaire à tous les niveaux qui persiste aux Gonaives et étend ses réflexions au problème environnemental haïtien.

Gotson Pierre - Ce qui frappe maintenant dans la crise humanitaire aux Gonaives c’est le fait qu’on nous dit qu’il y a une abondance de l’aide, mais cette aide n’arrive pas jusqu’à la population nécessiteuse, a cause, parait-il, d’une faiblesse organisationnelle et des problèmes de sécurité. Est-il normal, selon vous, que ces problèmes restent insurmontables durant plus de 8 jours déjà  ?

Nancy Roc - Dans un sens non, dans l’autre oui. Je m’explique : dans un sens, cela est inacceptable venant de la communauté internationale. S’il est vrai que je ne sais vraiment pas ce qu’on aurait fait sans elle, il est aussi déplorable et même scandaleux de constater que cette même communauté peut déployer des miracles lorsqu’il s’agit d’agir pour ses propres intérêts dans une guerre par exemple.

La menace de l’épidémie

D’autre part, comme l’a bien noté le Département d’Etat hier, si l’on ne fait rien Haïti est en passe de devenir un véritable état criminel : les attaques contre les convois humanitaires et les postes de police aux Gonaïves, prouvent malheureusement cette tragique réalité.

Dans un autre sens, comment le gouvernement ou la police peuvent ils être davantage présents lorsque le premier ne détient aucun hélicoptère pour se déplacer urgemment et dépend de la communauté internationale pour se rendre aux Gonaïves le plus rapidement possible ; et, quant à la police, elle aussi a été frappée par la tempête : ses armes ont été perdues et les policiers ont fuit (ce qui est inacceptable quand sa mission est de protéger et servir !)

Ceci dit, ce qui me préoccupe c’est qu’il me semble que si du point de vue logistique nous n’avons pas d’autre choix que celui de dépendre des moyens de la MINUSTAH, d’un autre côté, les Haïtiens étaient les mieux placés pour contrôler les mini émeutes sur place. Je ne comprends pas que nous n’ayons pas envoyé des gens responsables avec des hauts parleurs par ex pour contrôler la situation.

Les tennis boueux du Premier ministre Latortue

GP - Sans minimiser la responsabilité des autorités haïtiennes, je me demande par exemple si une catastrophe pareille se produisait dans un des pays occidentaux, comment réagirait cette communauté internationale ?

NR - Je doute que ce genre de catastrophe puisse arriver dans des pays occidentaux car ces derniers prévoient au lieu de réagir. Même à Cuba, avec l’arrivée d’Ivan, Fidel Castro avait fait déplacer 1/4 de million de personnes !

Gonaives : camion renversé par la force de l’eau

GP - L’absence de policiers n’est pas normale, même si le contingent basé aux Gonaives est sinistré.

NR - Absolument ! Mais nous savons ce que vaut cette police... D’autre part, où sont les militaires démobilisés qui prétendaient vouloir aider la population ? Toutes ces questions épineuses démontrent notre irresponsabilité et l’absence criante de l’autorité de l’Etat encore aujourd’hui.

La montagne désertique entourant la ville des Gonaives

GP - En parlant des militaires démobilisés, comme vous disiez sur une station de radio, ce serait pour eux le moment de faire leur preuve.

NR - Absolument ! Mais l’on sait que l’Haïtien parle bien plus qu’il n’agit pour le bien des siens. Ceci dit, j’espère que tous les citoyens tireront les leçons adéquates de cette tragédie au lieu de faire du parti pris qui ne sert en fait qu’à leur soif personnelle du pouvoir au détriment du bien collectif de la population. Ils l’ont tristement prouvé une fois de plus et c’est une honte pour la classe politique de ce pays autant que pour ses sbires et ceux qui se proclament des ’’leaders’’ alors qu’ils ne savent même pas ce qu’entraîne comme responsabilité un tel qualificatif ! De la vision, du sacrifice, du leadership, un sens inné du dépassement de soi au profit des autres et de la Nation.

GP - Vous parliez tout a l’heure de l’absence d’autorité de l’Etat. Cette autorité sera pourtant nécessaire pour déplacer la population, comme l’évoque le Premier Ministre Latortue.

Des gonaiviens zombifiés

NR - Oui et à vous dire vrai, je ne sais pas comment le gouvernement va s’y prendre. Il faudra aussi un sens poussé de l’organisation (ce que nous avons démontré en maintes fois être presque impossible chez nous).

Ceci dit, j’ai parlé au Premier ministre et à certains membres du gouvernement et il me semble que cette tragédie a effectivement déclenché un ’’déclic’’ chez eux. Il reste aujourd’hui à le prouver : c’est le moment de vérité et un test magistral pour cette équipe de transition.

GP - Concrètement, qu’est ce qui vous donne cette impression ?

NR - J’ai l’avantage de connaître assez bien le Premier ministre et je l’ai trouvé aussi secoué par cette tragédie que déterminé à changer les choses.

Par exemple, son annonce de fermer certaines carrières de sable à Port-au-Prince est dangereuse pour la stabilité de son gouvernement car il sait ce qui était arrivé à Préval. Mais il y tient pour le bien collectif et l’approche que le gouvernement a, en cette matière, me semble assez concrète.

GP - C’est à dire ?

NR - Je ne peux pas encore en parler avant que l’information soit officielle mais j’espère que l’appel du PM au soutien de la société civile, de la presse, du secteur privé ( entre autres) pour changer les choses, sera entendu et soutenu.

Vendeurs de roches a thomassin

GP - Vous pensez donc qu’en matière d’environnement, les intérêts économiques sont très marqués en Haïti ?

NR - Ils ne sont pas marqués, ils sont organisés parfois en véritables mafias qui n’ont aucun sens de la protection de la population dans son ensemble.

Leurs intérêts économiques prévalent au-dessus de la sécurité physique des citoyens...et même de leurs propres employés parfois.

Boutilliers

On n’a qu’à voir dans quelles conditions dangereuses travaillent certains ouvriers dans les carrières de sable pour se rendre compte de leur ’’Je m’enfoutisme’’ qui serait, dans tout autre pays organisé, qualifié de criminel et interdit sur tout le territoire.

D’autre part, le problème des carrières de sable est d’autant plus cuisant que, selon le Secrétaire d’Etat à l’Environnement, ces dernières sont TOUTES illégales. Nous avons donc perduré dans l’illégalité pendant ces dernières 20 années et cela ne peut que nuire à trouver une solution viable et acceptable pour tous les partis.

Camions de sable sur la route de Laboule

En effet, le gouvernement ne peut pas fermer toutes les carrières parce qu’elles sont illégales car ce serait vouloir fermer tout le secteur de la construction en Haïti ! Une fois de plus, si dès le début, l’Etat haïtien n’avait pas permis l’inacceptable, nous n’en serions pas là aujourd’hui.

GP - Le problème des déchets plastiques est tout aussi cuisant.

NR - Ce problème a été abordé récemment par la FHE [1] et certaines compagnies privées et j’espère qu’ils arriveront à une solution. Mais en matière d’environnement, comme le demande la FAN [2]dont je suis Membre d’Honneur, il faut absolument décréter l’état d’urgence sur tout le territoire.

Sans commentaires

De plus, une campagne urgente d’éducation civique autour des problèmes environnementaux devrait être conçue et appliquée partout avant qu’il ne soit trop tard...si cela ne l’est pas déjà  !

Vue partielle du port du Cap Haitien

GP - On doit aborder également la manière d’habiter en Haïti, avec à la base aussi la question du partage des ressources dans le pays.

NR - il me semble plutôt qu’il faudrait appliquer les lois et surtout exiger des principes d’urbanisme qui ne sont plus du tout respectés alors qu’ils l’étaient même sous la dictature de François Duvalier.

Constructions anarchiques dans les ravins

Quant au partage des ressources, cela me semble un problème épineux et difficile à aborder. La vie est très difficile pour tous les Haïtiens honnêtes et même ceux qui ont davantage de moyens ont eu leurs résidences dévalorisées et leurs vies dérangées par la proximité et la prolifération des bidonvilles partout dans la capitale.

Il faut faire attention en abordant ce sujet pour ne pas tomber dans un populisme qui a été plus destructeur qu’engendreur de vrais changements d’attitude et de comportements.

GP - Il faut se rappeler cependant qu’au temps des Duvalier, on n’avait pas une telle pression de la population, en forte croissance actuellement.

NR - Oui, mais nous avions des projections de l’explosion démographique et l’Etat n’a rien fait pour prévenir cette pression qui peut être catastrophique.

Comme je l’ai souligné sur Metropolis, les catastrophes naturelles sont aussi prévisibles, mais on a sciemment adopté la politique du laisser faire qui nous place tous aujourd’hui au même plan : la nation est en danger et nous vivons sur une république érodée qui demande des comptes à notre inconscience et irresponsabilité.

GP - D’accord. Ceci concerne l’aspect conjoncturel. Mais, de toute façon, on ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur le système, car fondamentalement, il produit la pauvreté qui menace l’environnement.

Vente de charbon sur la route du Sud

NR - Oui, fondamentalement, c’est la pauvreté qui pousse les paysans et les autres à couper les arbres et faire du charbon de bois. Mais là encore, nous n’avons pas appliqué une vision saine pour le bien politique malgré les nombreuses sonnettes d’alarme. c’est comme si nous vivions constamment avec nos pulsions suicidaires.

D’autre part, cette tragédie des Gonaïves va forcer (en tout cas je l’espère) la classe politique de ce pays à arrêter de magouiller et de nous mentir pour établir des plans réels sur l’environnement pour la survie de tout un chacun. On doit l’attendre au tournant car, en 19 ans de carrière, je n’ai JAMAIS vu un programme politique valable et encore moins un s’attardant de façon concrète sur la question environnementale !

Il faut de l’efficacité, de l’expertise, de la détermination et surtout ne pas avoir peur de prendre des décisions impopulaires au lieu de mentir pour séduire l’électorat et arriver au pouvoir.

Il faut aussi que désormais, les citoyens arrêtent de se laisser berner et exigent des pseudo leaders des programmes viables, élaborés et surtout des explications sur les moyens que les partis politiques utiliseront pour les mettre en oeuvre.

GP - Dans ce contexte, l’état d’urgence en matière environnementale en Haïti veut dire quoi exactement ?

NR - L’état d’urgence c’est le renforcement exceptionnel de toutes les ressources humaines, matérielles et financières pour renforcer les pouvoirs civils dans le but d’assurer une bonne prévention ( avoir un système météo adéquat, curer les égouts à l’avance ; être bien préparés pour apporter les réponses adéquates en cas de désastre ( secours à court terme et logistique etc...) et, être préparés pour la réhabilitation des zones affectées ( long terme : reboisement, aménagement des berges, des bassins versants, reconstruction des infrastructures détruites etc)

Canalisation bouchée

Il y a assez de provisions constitutionnelles et de justificatifs pour que le gouvernement actuel déclare cet état d’urgence.

GP - Ceci dit, il faudra donc revoir le CCI qui n’a rien prévu de tel ?

NR - Je ne sais pas si le gouvernement va revoir le CCI [3]mais le Premier ministre m’a bien dit que certaines priorités seront changées par rapport à ce qui s’est passé aux Gonaïves. Je présume qu’une révision sera donc envisagée pour la période de transition.

Aujourd’hui, il faut bien se dire que nous tous, gouvernants, leaders politiques et religieux, simples citoyens du pays, que le temps des voeux pieux en matière d’environnement est révolu. C’est dans nos actions de tous les jours que doit être inscrite notre détermination de sauver notre environnement menacé et qui nous menace.

Il importe donc, qu’à ce tournant de notre vie de peuple et à la lumière de la tragédie des Gonaïves, tous les Haïtiens souscrivent à cette déclaration d’urgence contre la dégradation de l’environnement haïtien.

[gp apr 28/09/2004 12:00]


[1NDLR : Fondation Haitienne de l’Environnement

[2NDLR : Federation des Amis de la Nature

[3NDLR : Cadre de Cooperation Interimaire