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Haïti-Politique : Combattre l’occupation et les « bandits légaux »

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 1er décembre 2014

L’équipe Martelly, qui s’est donnée, par la voix du Président, lui-même, le titre de « bandits légaux », est confrontée à une grave crise de confiance.

Martelly a perdu toute légitimité en sabordant les institutions clés de notre fragile démocratie, notamment l’institution électorale.

Dès son arrivée au pouvoir, en mai 2011, au terme des élections frauduleuses de novembre 2010, Joseph Michel Martelly fait faire au pays un pas en arrière, chaque jour qui passe. Avec ce côté enfantin qui le caractérise, le président Martelly fonce, tête baissée, dans les pires aventures, assuré que les forces d’occupation de la Mission des Nations Unies de stabilisation en Haïti (Minustah) sont la garantie de la pérennité de son pouvoir.

Dans cette conjoncture, d’un pays ayant perdu sa souveraineté, il importe de tirer les leçons des luttes d’hier afin de forger un avenir différent de celui de l’occupation militaire, que nous vivons depuis des décennies.

Les jeunes, qui n’ont pas connu la tyrannie duvaliériste, sont les témoins directs du processus de perte de conscience et de personnalité qui a conduit Haïti dans le trou où elle est aujourd’hui. Ils sont les victimes de la compromission des aînés avec la bêtise. Le pays est sous la direction de gens qui sont fascinés par les tontons macoutes, dont ils admirent les comportements autoritaires.

Les nouvelles générations doivent s’armer de la connaissance des luttes d’hier pour mieux orienter leurs combats aujourd’hui. Face aux assassins, kidnappeurs et autres marchands de drogue qui dirigent le pays, elles doivent répliquer avec une opposition ferme sur leurs objectifs, sans louvoyer sur les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre.

La mobilisation dans la rue est la seule arme capable de faire entendre raison aux bandits légaux et à leurs commanditaires de l’étranger. Rien d’autre.

C’est justement ce qu’avaient fait les intellectuels de l’Union Patriotique, tels que Georges Sylvain, Victor Cauvin, Seymour Pradel et les jeunes tels que Jacques Roumain, Georges Petit, etc. Ils ont accompli leurs devoirs en remplissant une mission d’éclairage et de balise et en refusant de s’enrégimenter dans les brigades de conquête du pouvoir.

La grève des étudiants de 1929 fait tache d’huile

Les Américains n’arrivent pas à obtenir la soumission des patriotes qui refusent d’accepter l’abolition du Parlement et son remplacement par le Conseil d’État, une institution-bidon.

Le Conseil d’État a été créé par la Constitution de 1918, écrite par Roosevelt et enfoncée dans la gorge du peuple haïtien.

Le Conseil d’État, dont tous les membres sont nommés par le Président de la République, est l’équivalent de l’absurdité du gouvernement par décret, comme l’a fait le Président René Garcia Préval hier et comme veut le faire Martelly aujourd’hui.

La lutte pour le rétablissement des Chambres Législatives est allée de pair avec celle du harcèlement des marines américains occupant Haïti. Deux combats, poursuivis tant par les Cacos paysans, avec leurs vieux fusils, que par les Cacos de la plume.

Seymour Pradel, président de la Ligue Nationale d’Action Constitutionnelle, proteste contre le saccage de l’imprimerie d’Adhémar Auguste, au Cap-Haïtien, le 29 octobre 1929.

Dans le même temps, la Ligue d’Action Sociale Haïtienne de Jacmel proteste contre l’arrestation des leaders de l’Union Patriotique et de la Ligue de la Jeunesse Patriotique du Cap-Haïtien. La lettre est signée de Charles Bauduy, président ; N. Saint-Louis, secrétaire général et de Harry Lauture, trésorier.

Le 31 octobre 1929, ce sont la grève des étudiants de Damien et les protestations dans les rues, qui obligent les forces d’occupation américaine à envoyer la Commission Forbes, le 28 février 1930, à faire partir le président Louis Borno et à procéder à l’organisation des élections, aboutissant à la victoire des forces nationalistes et à la désoccupation.

Ce jour-là, une grève commence à la Faculté d’agronomie de Damien.

Cette grève s’étendra dans les autres facultés et écoles.

Le 6 novembre 1929, les étudiants de l’École de Droit rentrent aussi en grève. Ils sont suivis par les étudiants de la Faculté de médecine, des Sciences Appliquées et de l’École normale d’Institutrices.

La grève fait tache d’huile. Les étudiants des Arts et Métiers rentrent aussi en grève.

Le gouvernement de Louis Borno est aux abois. Il constate que ses chances d’avoir un troisième mandat diminuent au fil des jours.

En effet, les grévistes sillonnent les rues de la capitale. Le président Borno essaie de casser le mouvement avec la corruption, en offrant des bourses de 75.00 gourdes chaque mois aux étudiants de Damien, pour la période de trois ans de leur scolarité.

Peine perdue, la grève et les manifestations continuent sous la direction de Justin D. Sam, président du Comité des étudiants de Damien.

Le président de la Ligue des Droits de l’Homme, J. P. Mexile, appuie la grève.

Le 11 novembre 1929, une manifestation de 80,000 personnes défile à travers les rues de la capitale. Jacques Roumain, président de la Ligue de la Jeunesse Patriotique Haïtienne, Victor Cauvin et Antoine Pierre-Paul sont arrêtés et incarcérés depuis le 19 octobre 1929 au Pénitencier national.

Avec les journaux Le Nouvelliste, La Presse, Le Temps, L’Action, Le Petit Impartial, etc., la presse patriotique apporte aussi son soutien. Des intellectuels de renom, tels que Etzer Vilaire, Emile Cauvin, etc., montent au créneau et contestent même la nationalité haïtienne du président Borno.

Dépassé par les événements, le président Borno est obligé d’annoncer, le 25 novembre 1929, qu’il ne va pas briguer un troisième mandat.

Mais c’est déjà trop tard.

La grève et le mouvement de protestation s’étendent dans les villes de province : aux Gonaïves, à Petite-Rivière, Cap-Haitien, Saint-Marc, Jacmel, Bainet, Cayes, etc.

Le 4 décembre 1929, le général Russell, commandant des troupes américaines, déclare la loi martiale.

Peine perdue. Le mouvement de protestation continue.

Dans les villes de Jacmel, Croix-des-Bouquets, Cayes, Port-au-Prince, plusieurs individus sont arrêtés et mis en prison, notamment Robert Bonhomme, Charles Gardère, Jean Brierre, Schiller Nicolas, Louis Mars, Clément Coicou, Louis Mevs, Antoine Pierre-Paul, etc.

L’inépuisable variété d’une vérité

Les agriculteurs protestent également et le, 6 décembre 1929, les troupes américaines ouvrent le feu sur des paysans, pris pour des assaillants à Marchaterre, à la périphérie des Cayes. Il y a une dizaine de morts et des blessés.

La mobilisation populaire s’affirme dans sa vérité et son inépuisable variété.

Finalement, fin décembre 1929, le gouvernement américain du président Herbert Hoover décide d’envoyer une commission d’enquête, en Haïti, dont les résultats seront la planification du retrait des troupes d’occupation.

Justin D. Sam, président du Comité des Étudiants de Damien, est impayable.
Le 30 décembre 1929, il sollicite et obtient, du général américain Evans, l’autorisation d’organiser une manifestation patriotique le 1er janvier 1930.

Voulant empêcher le moindre relent de collaboration ou encore toute velléité de lâchage dans le combat pour la liberté, le peuple haïtien, dans toutes ses composantes, décide de ne pas organiser de fêtes de fin d’année et de ne participer à aucune célébration.

Le Nouvelliste du 3 janvier 1930 écrit : « Le général Russell a plusieurs années en Haïti ; il a vu dans le temps comment les Haïtiens fêtaient la Noël et le Jour de l’An. Informera-t-il le président Hoover que, cette année, devant la perspective d’une continuation du même régime par le Conseil d’État, aucun Cercle Mondain n’a donné une fête, un bal ou une réunion mondaine quelconque  ».

Grâce aux manifestations et à la résistance des citoyens dans les rues, le peuple haïtien a pu recouvrer sa liberté.

Rien n’est laissé au hasard. Les patriotes haïtiens attaquent sur tous les fronts.

À côté d’un Georges Séjourné, présentant un mémoire défendant Haïti auprès de la Ligue des Nations, on trouve Horace Pauléus Sannon réfutant les thèses du Dr. Cumberland, conseiller financier américain en Haïti, qui clamait qu’Haïti n’était pas une malade, mais plutôt un « cadavre qui tomberait en putréfaction si on la laissait tranquille ».

En tant que porte-parole, Maitre Georges N. Léger coordonne les positions des huit organisations patriotiques (l’Union Patriotique, la Ligue des droits de l’Homme et du Citoyen, la Ligue d’Action Sociale Haïtienne, la Ligue Nationale d’Action Constitutionnelle, la Ligue de Défense nationale, la Ligue de la Jeunesse Patriotique Haïtienne, le parti National Travailliste et l’Union Nationaliste) au sein du Comité Fédératif des Associations Patriotiques.

Quant à Justin D. Sam, c’est peu dire que son obsession est la libération d’Haïti de l’occupation. Il en fait tellement que la police lui interdit de s’attarder près de Damien.

À chaque occasion, le président Borno en prend pour son grade. Tout comme le président Martelly aujourd’hui, il est considéré comme l’architecte de l’impasse. Dans la crise de confiance généralisée, tout est fait pour desservir sa cause.

Pendant que Georges N. Léger argumente, devant la Commission Forbes, à l’intérieur de l’hôtel Excelsior, contre les violations des droits du gouvernement Borno et de l’occupation, les manifestations font rage à l’extérieur avec des milliers de personnes, des pancartes et des slogans.

Les patriotes et démocrates ne lésinent pas et disent dans leur message « Sonnons la charge » du 16 janvier 1930, publié dans Le Nouvelliste : « Réclamons tout et ne nous considérons pas satisfaits, alors même que, sur quelques points, nous aurions obtenu gain de cause …. Nous avons été spoliés, nous demandons justice. Qu’elle soit complète, sinon nous n’aurons de cesse dans nos demandes ».

La médication-miracle ne devait pas tarder à montrer ses effets.

Le président Louis Borno est obligé de démissionner et est remplacé par le gouvernement provisoire d’Eugène Roy, le 21 mai 1930.

Les élections du 18 novembre 1930 ont lieu et c’est la victoire des nationalistes à tous les niveaux.

Mais, à peine sortie du néant de l’occupation américaine en 1934, Haïti tombe dans l’enfer de la dictature de Sténio Vincent, qui dissout l’Union Patriotique de Georges Sylvain, arrête à nouveau Jacques Roumain et Joseph Jolibois Fils.

Haïti découvre la propre ignorance de ses fils dégénérés.

Pour éviter que ce mouvement de répétition, consistant à dévoyer les conquêtes populaires ne soit une fatalité historique, la jeunesse de 2015 doit monter au créneau, de façon permanente, contre les bandits légaux.

Une « quinte royale flush », comme au poker

La crise actuelle en Haïti est le résultat de la roublardise des bandits légaux, qui ont, dès le départ, faussé le jeu démocratique.

Se fondant sur le soutien, reçu de la communauté internationale, pour organiser les élections frauduleuses qui lui ont donné le pouvoir, la bande à Michel Martelly se croit tout permis. Elle se donne toutes les cartes, en commençant par confisquer les fonds publics pour organiser son propre parti, faire sa propre propagande et refuser d’organiser les élections prévues pour 2011, 2012 et 2013.

La bande Tèt Kale se donne une main rose, une « quinte royale flush » comme au poker.

Son As est le contrôle de la machine électorale et surtout du Conseil électoral provisoire (Cep). Son Roi est le financement qu’elle détient à partir des fonds PetroCaribe. Sa Dame est sa machine de propagande. Son Valet est la Chambre des Députés qu’elle a dans sa poche et son 10 est le pouvoir judiciaire qu’elle maîtrise, au point que l’opposition ne peut même pas trouver un juge de paix pour dresser un constat de fraude.

C’est donc, avec toutes les cartes en main, que les bandits légaux se proposent d’accomplir leurs visées d’une nouvelle présidence à vie.

Ayant fait cette mise en place pendant trois ans, avec la révocation des maires élus et l’installation des agents exécutifs intérimaires, pour assurer la victoire de son équipe de bandits, le président Martelly présente la loi électorale, qui est votée le 1er Avril 2014 par la Chambre des Députés.

Mais, heureusement pour la conscience haïtienne, au Sénat, six sénateurs refusent, avec raison, d’entériner la forfaiture.

Le nœud gordien est la nomination, par décret, par le Président de la République, des Agents exécutifs intérimaires (Aei) dans les 140 cartels municipaux, en remplacement des élus locaux.

Cette mesure scélérate et anti-démocratique, prise par le gouvernement au cours de la première année de son mandat, est une violation de la Constitution. Elle fait partie de l’habile stratégie d’attardés, dans une éternelle envie de pouvoir à vie, et démontre que les Haïtiens ont affaire au diable.

Le problème, qui bloque Haïti depuis deux siècles, est le syndrome du pouvoir absolu et le refus de l’alternance.

En démasquant les nouvelles recettes, concoctées par l’équipe Tèt Kale pour prendre le pouvoir à vie, les six sénateurs et leurs partis ont rendu service au pays.

Acte patriotique.

Les six ont affronté le problème de face, en refusant de le léguer aux générations futures et en appelant à la mobilisation de toutes les couches de la population.

Acte de subversion.

Sans doute, mais accepter d’aller aux élections dans les conditions, où le pouvoir détient toutes les cartes, équivaudrait, pour eux, à creuser leur propre tombe Ce serait aussi une défaite de la pensée que d’en adhérer à la règle de la facilité, de la démagogie et du ponce-pilatisme. Ce serait une suicidaire politique de l’autruche.

L’opposition démocratique, avec ses diverses familles d’idées et de convictions, a montré sa maturité, en refusant de s’associer à la nocivité du pouvoir rose Tèt Kale, sorti de l’obscur clan du tréfonds du duvaliérisme sanguinaire.

C’est de bonne guerre que l’ambassadrice américaine Pamela White invite cette opposition à discuter. Elle qui, hier encore, au carnaval de Jacmel, déambulait dans les rues aux bras des officiels du gouvernement. Au mépris des pratiques et des normes habituelles du Protocole.

Que Mme White se montre à la hauteur de sa mission, tout comme l’opposition l’a fait en refusant de se laisser trafiquer, par le président Martelly, pour devenir un robot parfait, un âne docile.

En restant ferme sur ses positions, l’opposition démocratique doit laisser que ce soit Martelly qui glisse sur les pelures de banane de l’amalgame.

En économie, toute crise prolongée indéfiniment finit par aboutir à la déflation, c’est-à-dire à l’effondrement du prix des actifs.

C’est aussi le cas en politique.

L’instabilité de l’après-1986 a déclenché une spirale descendante des valeurs, qui a conduit à l’accession de Martelly à la présidence.

La stabilité, recherchée maintenant, passe par une sortie de crise qui fera remonter les valeurs réelles. Les problèmes haïtiens devront alors trouver une solution haïtienne, avec, tout au plus, les bons offices des pays amis.

Pas le type d’intervention musclée d’Edmond Mulet.

La solution haïtienne passe par le retour, au Parlement, de personnalités compétentes, capables de voter les lois qui sortiront le pays de l’état de crise permanente. Des panneaux de signalisation permettant à la société d’éviter de retomber dans les falaises de l’obscénité et de l’absurdité.

La génération de 2015 a des traditions pour s’enraciner et des exemples pour faire un choix, loin de l’embourbement et du déclin de la pensée.

Se pourrait-il que ses idées soient conditionnées par le divertissement et la peur, au point d’assumer une arriération indéfinie dans la zombification ?

La gangrène du régime duvaliériste obscurantiste et sanguinaire aurait-elle conditionné le regard des Haïtiens sur eux-mêmes, au point d’effacer même le sens de la honte ?

Les réponses à cette double question ne tarderont pas.

Dans l’affirmative, le dispositif psychologique du délabrement, mettant à nu nos tares, s’ajouterait aux aspects physique, économique, social et culturel des problèmes de fond.

Dans le cas contraire, ce sera le réveil de la conscience contre l’attachement aveugle aux valeurs de la décadence.

L’histoire se répète.

Tout comme le président Louis Borno, en 1930, Michel Martelly doit s’effacer. Et le plus tôt, ce sera le mieux.

*Economiste, écrivain