Par Jean Anil Louis Juste [1]
Soumis à AlterPresse le 22 septembre 2004
« La question de l’environnement qui fait la une de l’actualité à l’occasion de l’obstruction de la route de Carrefour, n’est pas une question institutionnelle comme le prétend le député Simpson Lubérus, mais bien une question sociale »
In « De la crise de l’Education à l’éducation de la Crise », p. 122
Mapou, Fond-Verrettes, Tiburon, Gonaïves, Chansolme, Port-de-Paix, La Tortue,Â…, ce sont des espaces géographiques, historiques, écologiques, etc. Ils sont aussi naturels que sociaux. Toute catastrophe survenue dans l’un d’entre eux, doit être approchée selon les multiples dimensions qui structurent leur unité. Dans ce cas, le rapport de l’homme avec la nature et le rapport des hommes entre eux, deviennent des points de départ pertinents pour poser la question écologique.
Des larmes de crocodile du Premier Ministre haïtien qui a avalisé le plan de coopération intérimaire,- foncièrement anti-populaire-, au raisonnement fallacieux du secrétaire général du Parti des Verts (Beauvais Arioste) qui a indistinctement culpabilisé tous les Haïtiens, comme l’a fait d’ailleurs le Secrétaire d’Etat à l’Environnement [2], le sentiment de révolte ne peut pas être si longtemps contenu. Tandis qu’elles ont été les premières bénéficiaires de la dégradation de l’environnement en Haïti, les élites politiques et/ou économiques oublient volontiers la genêse et le développement du problème et prétendent résoudre les conséquences de leur inconséquence. C’est que l’oligarchie haïtienne est particulièrement rétrograde dans son mode de compréhension des phénomènes sociaux !
Du processus socio-historique de façonnement du cadre de vie actuel en Haïti Â…
Quand on lit l’histoire d’Haïti avec un peu de recul, il sera difficile de séparer le modèle de valorisation et d’utilisation des ressources du pays d’avec l’ordre économique mondial du capital. De même, l’appropriation servo-capitaliste de l’environnement haïtien est à considérer dans le processus socio-historique de façonnement du cadre de vie actuel en Haïti. La vulnérabilité des écosystèmes haïtiens n’est pas le fait de la nature, mais bien le résultat de l’action des femmes et des hommes du pays.
Nous avons hérité d’un pays qui était soumis à plusieurs siècles d’exploitation féroce, tant dans la colonisation espagnole que dans la colonisation française. L’ère nationale ne s’identifie pas à la libération ; elle s’apparente davantage à la néo-colonisation. La colonisation a détruit 45% du stock forestier d’Ayiti Quisqueya ; la néo-colonisation, à travers le mécanisme de marché, a prélevé 30% de ce qui restait de l’équilibre forestier. D’abord, les colons espagnols et français défrichèrent en vue de la recherche de l’or ou de l’implantation de plantations de denrées coloniales ; les oligarches haïtiens exportèrent des bois précieux de meublerie et de teinture, et l’Etat haïtien en prélevait des taxes pour le paiement de la « dette de l’Indépendance ». Par ailleurs, le maintien des cultures coloniales telles que canne-à -sucre, café, cacao, etc., imposa aux enfants des soldats-cultivateurs, le défrichement des mornes en vue de l’implantation de l’agriculture vivrière.
Jusqu’en 1956, la gestion patrimonialiste de l’environnement haïtien nous a laissé un stock forestier évalué à 20% de la couverture forestière, mais entre le gouvernement de François Duvalier et celui de Prosper Avril, 90% de ce stock ont été détruits, au point qu’aujourd’hui nous ne disposons que de moins de 2% de couverture forestière. L’ampleur de la catastrophe peut être vécue comme un problème sérieux dès qu’on sait que l’équilibre écologique est généralement atteint aux environs de 30% de couverture forestière.
Ces informations statistiques indiquent mieux que la progression de la destruction de l’équilibre écologique haïtien ; elles témoignent surtout de la permanence de l’égoïsme qui a présidé à cette gestion destructrice. La politique agraire féodale qui trône jusqu’à aujourd’hui, n’est pas protectrice de l’environnement : aucun paysan ne consentira à bonifier une terre qui ne lui appartient pas. Mais, plus destructrice est, par contre, la politique de marché : les paysans vendent et achètent au marché, mais ils ne fixent pas les prix. Les ponctions opérées par les commerçants, amenuisent beaucoup les revenus agricoles, et les paysans sont obligés de prélever sur l’environnement ce que le marché a extorqué sur leur travail. Quand le « marché » fixe la rémunération paysanne au profit du capital, c’est l’environnement qui en paie les conséquences désastreuses.
La politique de concession de forêts a accompagné cette politique agraire servo-capitaliste. La première loi d’exploitation des forêts haïtiennes date de 1860 [3]. En 1862, le gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard a concédé au Français Edmond Devèze, l’Ile de la Tortue [4], et à l’Etats-Unien St Cock Bernard, l’Ile à Vaches ; en 1866, l’Haïtien Auguste Elie [5] recevait la concession de l’Ile de la Gonâve [6]. En revanche, l’Etat se contentait de prélever moins de 35% sur les coupes de bois et 1/6 des produits récoltés. Cette politique de concession ne tient pas compte de la rationalité écologique conçue comme le mode d’évolution des lois de la nature. En fait, quand le prélèvement dépasse de loin, le rythme de régénération de l’environnement, le point d’équilibre va se rompre à brève échéance.
Le développement du faciès écologique haïtien n’a rien de naturel ; il est orienté selon les besoins d’enrichissement rapide des classes sociales dominantes en Haïti, en connexion synergique avec la reproduction du capital international. On ne peut pas comprendre la production de cet environnement sans la médiation de la lutte des classes. Durant plus de 500 siècles, le capital et ses alliés ont contracté une dette écologique envers Haïti. La réparation de ce tort est à l’ordre du jour, et aucun geste de solidarité hypocrite ne saurait effacer cette injustice plus que séculaire.
A la Révolution écologique prônée par le Parti des Verts !
Sur les ondes de Radio Vision 2000 (22 septembre 2004), la question environnementale a été évoquée. L’invité du jour, répondant au nom de Beauvais Arioste, a brandi l’arme de la révolution écologique : « Chaque Haïtien doit participer au reboisement du pays,.. ». « Chaque Haïtien doit prendre conscience de la situation de dégradation de l’environnement,Â… » [7]. Selon le Parti des Verts, tous les Haïtiens sont responsables de la dégradation de l’environnement. Il y a lieu de questionner ici le sens de la responsabilité : une victime sociale peut-elle être aussi le bourreau de la sociabilité ? Quand des mécanismes d’exploitation servo-capitaliste ont porté des paysans à laisser la campagne pour venir s’installer dans des bidonvilles sans équipements sociaux, la bidonvillisation qui précarise la vie urbaine peut-elle être assimilée à un acte responsable de la classe des paysans ? Quand de hauts fonctionnaires méprisent des rationalités écologiques et « exploitent » l’environnement à des fins strictement personnelles, les « bénéficiaires » visibles sont-ils les vrais coupables ?
La question de l’environnement n’est pas un simple problème d’écologie. C’est une problématique complexe où se trouve articulé le processus social de reproduction des classes sociales dans un espace géographique déterminé. La dégradation socio-environnementale, c’est-à -dire la perte de la fertilité du sol, la marginalilsation sociale, la malnutrition, la pauvreté et la misère extrême des secteurs majoritaires d’une population, est à la fois un processus et un produit de la société globale. Négliger la division sociale et familiale dans l’économie agraire haïtienne par exemple, tout en voulant restaurer l’écologie du pays, relève de la démagogie ou de l’innocence. Nous avions déjà répondu aux techniciens de l’Association Nationale des Agro-Professionnels Haïtiens (ANDAH) :
« L’Homme comme entité humaine ne forme pas un groupe en soi. Sa constitution groupale s’opère par rapport à d’autres espèces animales ou en relation avec d’autres individus humains. Dans ce contexte, il y a lieu de parler de groupes sociaux à intérêts antagoniques comme dans le cas de la société servo-capitaliste haïtienne. La formation du faciès écologique d’Haïti est donc à rechercher au sein des luttes que se sont livrées ces divers groupes pour l’appropriation et le contrôle de l’environnement depuis la Révolution de 1791 » [8].
Dans les villes comme dans les campagnes, le cadre de vie s’est considérablement détérioré depuis les années 60. Le massacre des porcs créoles haïtiens a accéléré le processus de dégradation de la qualité de vie. Mais, ces processus se sont produits dans le cadre de la reproduction du capital et de ses alliés, et les niveaux de vie des bourgeois, des propriétaires terriens et des hauts fonctionnaires de l’Administration Publique, n’en sont pas entamés. Alors comment faire de tous les Haïtiens, les responsables des drames de Mapou, de Fond-Verretes, des Gonaïves, de la Tortue, etc. ? Il est temps que la gauche haïtienne prenne ses responsabilités historiques : la question envionnementale est trop classiste pour laisser son traitement aux soins de démagogues comme Gérard Latortue ou Beauvais Arioste. Nous devons dépasser notre sectarisme étroit et notre professionnalisme étriqué pour embrasser la cause de l’environnement comme l’actualisation de la question sociale des ouvriers, des paysans, des femmes, des jeunes et des chômeurs dans l’Haïti d’aujourd’hui. En fait, « nous vivons un problème environnemental dont la solution dépend d’un second acte d’éducation populaire [9] ». Seule l’unifaction révolutionnaire de la gauche et sa structuration démocratique peuvent contribuer à soustraire les masses populaires de l’influence pernicieuse des politiciens sans vergogne, qui ne font qu’escamoter le problème environnemental pour mieux les tenir dans la misère atroce.
Jn Anil Louis-Juste
22 septembre 2004
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
[2] Ici, l’environnement est envisagé comme un système écologique en évolution dans une formation sociale donnée. Il peut être en équilibre ou en déséquilibre.
[3] Voir Benoît Joachim, in Les Racines du sous-développement en Haïti. Prix Deschamps, 1979 (p. 176)
[4] En 1898, un Anglo-Haïtien du nom de Maunder bénéficiait de la concession de l’Ile de la Tortue
[5] L’exploitation insensée de la Gonâve a entraîné la désertification de la région et appauvri la population. Aujourd’hui, l’Unibank n’a trouvé rien de mieux que baptiser sa succursale régionale en l’honneur de ce processus d’appauvrissement social.
[6] En 1890, des négociants et banquiers allemands obtenaient le contrat d’exploitation de l’Ile de la Gonâve.
[7] C’est nous qui avons traduit du créole.
[8] Voir "De la crise de l’Education à l’éducation de la Crise », p. 126.
[9] Voir "De la crise de l’Education à l’éducation de la Crise », (p. 121).