Par Louis-Philippe Dalembert *
Soumis à AlterPresse le 5 octobre 2014
La nouvelle du décès de Jean-Claude Duvalier a pris beaucoup de monde de court, sauf peut-être ses proches. À force de le voir traîner sa carcasse bosselée dans les rues du pays, on avait fini par croire qu’il feignait d’être malade pour échapper à la justice. À l’annonce de sa mort, la première pensée qui me vient à l’esprit est la suivante : au bout du compte, la justice haïtienne n’aura pas réussi à juger l’ancien dictateur. Au bout du compte, nous serons passés à côté d’une occasion de réconcilier le pays avec lui-même. Une fois de plus, nous avons failli.
Entendons-nous : il ne s’agit pas de tirer sur une ambulance. Il ne s’agit pas non plus de minimiser, moins encore de profaner la douleur profonde de ses proches (parents et amis). Ces derniers ont le droit légitime de pleurer leur père, leur oncle, leur compagnon, leur ami. À sa mort, tout être humain a droit, dans un pays civil, au recueillement de ses proches. Il convient de respecter cette idée.
Il convient de la respecter aussi pour épargner notre humanité et ne pas se mettre au niveau de celui-là même qui, du temps de son règne, n’a pas permis à des milliers de familles de saluer le départ des leurs. Qui les a « enfortdimanchés » sans état d’âme. Les a envoyés à la mort ou les a fait disparaître sans penser justement à leur humanité. Qui a mis sur pied un système de corruption ayant contribué à entraîner le pays vers la catastrophe, dont il peine et peinera encore longtemps à sortir. Qui n’avait aucune honte à revendiquer les crimes abominables du père : « Pitit tig se tig ! » disait-il avec arrogance.
Là non plus, il ne s’agit pas de juger un enfant à l’aune des actes de son père. Un enfant ne choisit pas de naître d’un père donné. Au départ, on subit tous notre naissance. Autrement, un pays ne pourrait jamais s’inscrire dans une logique de réconciliation nationale. En revanche, quand un enfant revendique avec fierté l’héritage criminel du père, quand il choisit de s’inscrire dans la même lignée, de la faire prospérer, alors, oui, on peut le juger à la même aune.
Au-delà des proches de l’ancien dictateur, si tristesse il y a, c’est aussi celle de tous ces gens qui n’auront jamais pu obtenir justice pour l’assassinat d’un père, d’un frère, d’un oncle, d’une sœur, d’une mère. C’est celle de tous ces Haïtiens « authentiques » qui auront été torturés, exilés, spoliés impunément pendant les trois décennies qu’aura duré le régime des Duvalier père et fils. Je ne peux m’empêcher de penser à Jacques Stephen Alexis, aux Sansaricq, à Richard Brisson, aux femmes violées à Fort-Dimanche ou aux casernes Dessalines. À la cohorte des anonymes qui n’auront eu que leurs larmes pour linceul.
J’ose espérer que la « tristesse » de notre actuel président de la République ne l’amènera pas à vouloir offrir des funérailles nationales à l’ancien dictateur. Ce serait profaner la douleur des dizaines de milliers de victimes de son règne. Ce serait, une fois de plus, faire le deuil de toute possibilité de réconciliation nationale pour le pays.
* Écrivain