Par Gary Olius
Soumis à AlterPresse le 10 septembre 2014
« La démocratie est une dictature contrôlée par quelques individus dont les électeurs sont les complices »
Raymond Proulx
La disparition progressive de l’économie politique dans l’enseignement supérieur en Haïti, semble-t-il, fait partie d’une large disposition systémique visant à empêcher des débats contradictoires sur certaines questions vitales liées à la planification, la conduite et la maitrise du processus de développement du pays. Parmi ces questions, la problématique de l’organisation de l’espace et de la taille optimale de l’Etat haïtien en est une. Faute d’une université digne, cette thématique d’importance capitale est laissée à la seule discrétion des politiciens et de leurs suppôts. A défaut d’un exercice régulier de pensée sur le devenir du pays, les grands bailleurs imposent leur loi, décident unilatéralement de ce qui est prioritaire et s’imposent en ayants-droits dans toutes les grandes décisions touchant l‘avenir de la nation haïtienne. Profitant du vide laissé par les élites intellectuelles du pays, il suffit pour eux de savoir réciter quelques prescrits de l’école des choix publics, de la théorie néoclassique et socio-libérale pour s’improviser experts en Haïti. Et, pour cause, l’institution universitaire haïtienne ne pipa mot quand, entre 1995 et 1998, les institutions de Bretton Woods faisaient croire à qui bon voulait l’entendre que le salut d’Haïti devrait passer nécessairement par une réduction drastique de la taille de son secteur public. Pourtant, les envoyés spéciaux washingtoniens savaient pertinemment que le pays est sous-administré, quand on compare le ratio ‘nombre de fonctionnaires publics par milliers de citoyens’ du pays avec d’autres qui lui sont semblables. Dans le diagnostic justifiant cette prescription de ‘downsizing’, ils faisaient abstraction du problème de répartition rationnelle des ressources humaines de l’Etat au niveau national ou de leur hyper-concentration à Port-au-Prince. Mais, au moins, il faut reconnaitre qu’il y avait des voix isolées – malheureusement dépourvues d’autorité académique et politique - qui se sont élevées pour prédire à leur manière que l’application de cette disposition des bailleurs n’allait pas faire long feu.
Comme de fait, il a fallu moins de 7 années pour que le nombre d’agents de la fonction publique (qu’on avait ramené à moins de 22,500) passe à plus de 45,000. Et, en décembre 2009, peu avant le séisme, soit environ 10 ans après la finalisation du programme de départ volontaire ou à la retraite anticipée, le nombre d’agents du secteur public était déjà à plus de 68,000. Bref, cet Etat auquel les proconsuls washingtoniens ont fait subir – dans la douleur – une laborieuse cure d’amaigrissement, n’a pas su garder longtemps sa taille fine. Il a vite repris du poids et a perdu la ligne. Du train où vont les choses, plus d’uns s’inquiètent qu’il ne devienne obèse en se transformant véritablement un lourd fardeau pour l’économie nationale par son inertie et son appétit à bouffer insouciant les maigres ressources financières du pays. Cette inquiétude est fort compréhensible si l’on s’en tient aux derniers signaux envoyés par les responsables des pouvoirs exécutifs et législatifs.
En effet, Il y a moins de 10 ans, le parlement ne comptait que 110 membres (27 sénateurs et 83 députés), et jusqu’au début de 2004, un sénateur recevait un salaire moyen de près de 22,000 gourdes et un député ne recevait pas officiellement plus de 18,000 gourdes. Mais, de nos jours, le parlement compte 129 membres et un sénateur reçoit mensuellement – tous frais formels confondus - plus de 450,000 gourdes. Ces chiffres ne sont que des indications qui aident à comprendre le poids officiel du pouvoir législatif sur le budget de l’Etat, lequel dans son état actuel coute au Trésor Public la bagatelle de 2.9 milliards de gourdes. Mais le poids réel ne saurait être estimé sans prendre en compte les dépenses consenties pour entretenir les majorités parlementaires qui – dans notre modèle de démocratie – se vendent au plus offrant. Ce qui rend légitimement inquiet est cette tentation irrépressible à l’inflation institutionnelle qui est à la mode de nos jours, l’exécutif a fait passer le nombre de ses ministères et secrétaireries d’Etat de 18 à 39 et les députés viennent de voter une loi qui portera le nombre de départements du pays de 10 à 16, ouvrant ainsi la voie à une augmentation de 60% du nombre de sénateurs et, si le nombre de circonscriptions augmente dans la même proportion, on peut prédire ce qui va se passer puisqu`à l’entrée de la 50ème législature l’Etat aura plus de frais d’installation à payer, plus de véhicules et carburant à subventionner et, probablement, il aura à assumer – comme c’est déjà conformé - un ajustement substantiel des salaires des parlementaires. Cela dit, le poids des frais et des émoluments des parlementaires sur le budget de la république passera de 2.9 à plus de 4.6 milliards de gourdes. Globalement, un Etat qui grossit à ce rythme est forcément une mauvaise nouvelle pour ceux qui croient au développement du pays, puisque sa silhouette projetée ne correspond à aucune demande de la société haïtienne.
Le plus dur dans ce qui est en train de se passer est que ce dérapage institutionnel n’émeut pas grand monde et laisse quasi-indifférente l’élite intellectuelle du pays. L’exécutif, tout en étendant ses ailes et sa queue pour mieux répondre aux enchères et aux exigences que lui imposent les négociations intéressées avec les partis politiques, ne se rend pas compte que le législatif, de son coté, est en train de faire exactement ce que dit Dennis Mueller (2003) dans son texte ‘Public Choice’, fomenter une surreprésentation qui lui donnera les moyens d’être juge et parti, et d’imposer ses vues aux autres pouvoirs. Le commun des mortels y verrait de préférence tout simplement une extension du marché politique, mais au-delà de celle-ci il y a bien plus. A bien regarder, il y a aussi l’augmentation de la marge de marchandage politique des parlementaires qui – dépourvu de conviction idéologique - ne voit dans leur poste que la possibilité de maximiser leur gain personnel. Convaincre, satisfaire et entretenir, au sens haïtien du terme, une majorité 67 parlementaires (16 sénateurs et 51 députés) ne saurait être la même chose que convaincre et satisfaire 106 (25 sénateurs et 81 députés). Comprenne qui voudra… !
Mis à part ce calcul politico-financier, ce qui nous intéresse le plus est le caractère résolument ‘développementicide’ de cette tendance à l’inflation institutionnelle. On n’est pas dupe du fait que partout la politique a cette caractéristique particulière de permettre aux décideurs d’exproprier aux uns pour donner aux autres. Mais, la compréhension de la nature de ce parti-pris n’est pas chose aisée. Pour cela, il nous faut l’éclairage des théoriciens de l’Etat.
Dans cette optique pédagogique, ces spécialistes nous enseignent qu’à la différence d’un marché économique, les échanges afférents au jeu du marché politique ne sont jamais à gains mutuels et il faut toujours un groupe de malchanceux pour payer les pertes sèches. Anthony Downs (1957) nous fait comprendre que l’Etat, tout en étant un instrument de redistribution, ne sert que des groupes particuliers de la société et, dans certaines circonstances, ceux-ci peuvent être des pauvres. Plus incisif, William Niskanen (1994), un néoconservateur militant et ancien conseiller de Georges Bush, nous dit que dans la grande majorité des cas la redistribution se fait au profit des bureaucrates, et en cela sa position n’est pas très loin de celle de George Stigler (1973) qui identifie ceux qui s’en sortent avec la part du lion comme étant des électeurs répondant à certaines caractéristiques. Mais Dennis Mueller (2003), quant à lui, est très catégorique et affirme sans passer par la tangente que la redistribution effectuée par l’Etat ne profite qu’aux élus qui s’en servent pour se donner les moyens de maximiser leur richesse personnelle.
Or, si on acceptait de faire l’analyse coût-bénéfice de l’institution parlementaire on se rendrait compte que la société haïtienne tire très peu d’avantage dans l’existence même du parlement, compte tenu des considérables dépenses consenties par le Trésor Public. Demandons-nous sans faux-fuyants, que vaut aujourd’hui l’arsenal légal du pays par rapport aux années de la dictature ? Est-il mieux garni ? Permet-il au pays de mieux faire face aux défis de son développement économique et social ? Permet-il au pays de tirer profit des avantages qu’offrent les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication ? Il ne s’agit pas ici d’une comparaison béate entre Dictature et Démocratie, mais de préférence une façon de poser sans concession la problématique de l’improductivité d’une institution sur laquelle la société misait gros pour pouvoir définitivement tourner le dos aux pratiques arbitraires et pour laquelle le pays a assumé des dépenses importantes. Toute proportion gardée, l’Etat haïtien dépense plus pour son parlement que plusieurs Etats de la région caribéenne, mais la comparaison des résultats en termes de productivité et de pro-activité place Haïti dans un rang tel que les contribuables sont en droit de se demander à quoi bon dépenser autant de ressources pour des gens qui ne sont pas en mesure de fournir le centième de ce qu’on attend d’eux. Tout compte fait, l’existence du parlement en tant qu’institution démocratique ne trouve pas sa légitimité uniquement dans la qualité du processus électoral qui lui donne naissance, mais aussi et surtout dans la justification de son utilité effective par une productivité digne et à la hauteur des luttes menées ou des pertes énormes assumées pour instaurer la démocratie dans le pays.
La société haïtienne a marre de ce système qui le maintient dans le dénuement matériel ; marre surtout de cette élite politique et de ces institutions qui ne comprennent absolument rien dans leur rôle. Cette société à du mal à digérer le fait que des parlementaires se posent en agents de développement et, pis est, ils trouvent depuis plus 20 ans des politiciens véreux – au niveau de l’exécutif - qui leur donnent accès au budget d’investissement du pays, en finançant leurs projets-bidons. Oui, des manœuvres qui ne datent pas d’hier et qu’on se doit d’assimiler à un détournement massif et concerté des ressources publiques. Les besognes malveillantes de ces parlementaires ne se limitent pas seulement à cela, ils utilisent leur autorité pour empêcher la concrétisation de projets mis en œuvre par les Mairies, les Casecs et les ONG s’ils ne sont pas assurés d’avoir accès à une partie des fonds pour financer leurs supporteurs et pour s’enrichir. Dans ce contexte d’inflation institutionnelle, de marchandage politique et d’utilisation sous-optimale des ressources publiques, c’est la marge de possibilité de développement qui s’amincit dangereusement. Les députés proposent à leurs collègues du sénat de nous donner le coup de grâce, la société haïtienne se doit de réagir rapidement et de mettre en demeure tous les tenants de ce projet macabre.
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* Économiste, spécialiste en administration publique