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Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (III)

Un processus d’affaiblissement du système éducatif…

Enquête

Troisième partie

P-au-P, 07 septembre 2014 [Ayiti Kale Je / AlterPresse] --- Corruption, gaspillage, détournement de fonds publics, faussaires, écoles-fantômes…

Les mots sont insuffisants pour caractériser le déroulement, depuis 2011, du Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (Psugo) [1] en divers points du territoire haitien.

Slogan de campagne, approche démagogique pour jeter de la poudre aux yeux : autant de qualificatifs attribués au Psugo par n’importe quelle citoyenne ou citoyen, interrogé au hasard dans la rue par les investigateurs d’Ayiti Kale Je (Akj).

Fait certain, le programme a surtout péché par une absence de planification.

« Le programme [Psugo] n’était pas lancé sur une base solide. Vous vous rappelez qu’en mai 2011, Martelly a déclaré qu’en octobre l’école sera gratuite. Il n’y avait aucune planification. Dans moins d’un mois, on ne saurait planifier la mise en place de 10 mille écoles. C’était une précipitation de vouloir bien faire du président », déclare à Akj Antoine Atouriste, directeur général de l’Unité de lutte contre la corruption (Ulcc) [2].

« Voulant bien faire, le président a été trompé », pense Atouriste.

63 arrestations à Jean Rabel

En 2012, moins d’une année après la mise en route du programme, il était parvenu, à l’attention de l’Ulcc, des soupçons sur un éventuel détournement de 10 millions de gourdes (US $ 1.00 = 46.00 gourdes ; 1 euro = 65.00 gourdes aujourd’hui) sur un montant de 25 millions de gourdes affectées au Psugo à Jean Rabel (Nord-Ouest d’Haïti).

« On disait que le directeur départemental du ministère de l’éducation nationale (responsable départemental du programme) aurait volé 10 millions de gourdes ».

L’investigation, conduite sur le terrain à Jean Rabel, a confirmé un détournement de 10 millions de gourdes.

63 personnes ont été immédiatement arrêtées, dont le directeur départemental du Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp), un directeur de banque (qui a fait la transaction), des assistants-directeurs et de faux directeurs d’écoles, complices dans le détournement.

Aujourd’hui, 3 dossiers sont en appel. Le directeur de banque a été relaxé. D’autres personnes, impliquées dans le détournement de 10 millions de gourdes, sont en prison ou en cavale.

6 millions de gourdes cash ont été récupérées à travers les comptes des concernés. Les 4 autres millions de gourdes ont été utilisées pour payer de faux directeurs d’école et acheter des biens, qui ont été gelés « dans le cadre de ce qui est appelé blanchiment des produits du crime ».

« Ces 6 millions de gourdes sont actuellement sur un compte en banque de l’Etat. Le jugement est en cours. L’argent n’est pas encore débloqué. En fait, l’Etat n’aurait pas perdu », nuance Atouriste.

Audit révélateur sur le Psugo

« Nous avions trouvé beaucoup d’écoles, soit près d’une centaine, qui ont leurs noms [inscrits dans le programme], mais qui n’ont jamais rencontré personne. Ces écoles ne sont pas au courant, elles ne savent pas pourquoi leurs noms sont sur la liste [des écoles dites subventionnées] », révèle Antoine Atouriste à Akj.

Suite aux recommandations, issues du rapport d’enquête de l’Ulcc, le gouvernement a choisi cet organisme pour conduire un audit général sur le programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire.

L’audit du Psugo, par l’Ulcc, a été réalisé entre avril et juin 2013.

L’enquête de l’Ulcc a permis à l’Etat de récupérer « 120 millions de gourdes sur des comptes dormant. Plusieurs directeurs d’écoles n’ont pas su d’où provenaient des sommes d’argent, constaté sur leur compte en banque. Heureusement, ce sont des gens de prestige. Ils n’ont jamais touché cet argent », se félicite Atouriste.

Dans près de 40% des écoles visitées, les enquêteurs de l’Ulcc ont découvert des établissements qui touchaient des subventions pour 200 enfants, alors qu’elles n’avaient que 50 ou 100 écolières et écoliers.

« Après l’audit, nous avons annulé tous les contrats en vue de les renégocier. Dans le processus de renégociation, l’Etat a récupéré des fonds importants », soutient Atouriste.

Des écoles, qui avaient obtenu un montant de subventions supérieur à l’effectif réel d’élèves ont été amenées à signer de nouveaux contrats.

Par exemple, les montants supplémentaires, reçus en première tranche, ont été considérés comme déjà versés en deuxième tranche par le Psugo.

Au cours de son investigation, Akj a sollicité, par hasard, pour une entrevue, l’école Saint-Pierre Claver, une école privée située aux Gonaïves (Artibonite) et dirigée par Sœur Myriam.

Cette école figurait sur une liste (octobre 2012) d’établissements scolaires subventionnés, dans le cadre du Psugo.

Or, la directrice de cet établissement scolaire jure n’avoir jamais intégré le programme, ni avoir reçu un centime du Psugo.

« Je n’ai jamais reçu un centime. Je n’ai jamais signé [un document]. Je n’étais pas dans le programme et je ne suis pas là-dedans. Je n’ai jamais été là-dedans. On m’appelle tout le temps de Port-au-Prince », se désole Sœur Myriam.

« Allez au ministère, regardez si j’ai signé des chèques ou si j’ai pris l’argent. Tout le temps, le ministère m’appelle pour me demander çà. Non, Non et Non. Venez contrôler. Ils n’ont qu’à vérifier. Dites-leur que la Sœur a fait savoir qu’elle n’est pas dans ce programme ».

Dans la réalité, le ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle n’assurait pas une gestion véritable du Psugo.

« La gestion était faite par des fonctionnaires du palais national qui concoctaient les listes. Les effectifs (d’écolières et d’écoliers) ont été gonflés, pour permettre de gagner plus d’argent. Aussi a-t-on pu découvrir 300 écoles-fantômes, des établissements qui n’existaient pas », fait remarquer la Confédération nationale des éducatrices et éducateurs d’Haïti (Cneh).

« Malheureusement, une mafia a été organisée autour du Psugo. Corrections doivent être apportées », préconise la Cneh.

Même son de cloche chez l’Union nationale des normaliennes et normaliens d’Haïti (Unnoh), qui assimile le Psugo « à une véritable pagaille, alors que plusieurs conditions doivent être remplies pour parler de lekòl gratis.

« C’était du désordre généralisé. 10 milles écoles ont été impliquées. 3 mille publiques et 7 mille privées. Après l’audit, nous avons demandé l’annulation des contrats des 7 mille privées pour les renégocier », reconnaît Atouriste.

Une décision, que Lourdes Edith Joseph, secrétaire générale à la Cneh, juge trop clémente.

« Il y a des responsabilités au plus haut niveau. Qui enrôlait ces écoles ? Qui était responsable de faire les listes ? Qui était chargé de faire les recrutements ? », s’interroge la Cneh.

L’organisation syndicale enseignante demande d’interroger les personnes impliquées dans le Psugo, afin de trouver des explications claires sur les démarches et la mise en œuvre adoptées.

« Pourquoi ces personnes ont-elles inséré des noms d’écoles non inexistantes ?. Pourquoi ont-elles mis des écoles, dont les effectifs déclarés ne sont pas conformes au réel ? L’Etat doit poursuivre les responsables de ce gaspillage de fonds publics, qui pourraient être alloués à d’autres fins plus utiles ».

Des chiffres en veux-tu en voilà !

Pour 2013-2014, le nombre total d’élèves dans le Psugo serait de 1,499,173. [3]. En termes de perspectives pour 2014-2015, il serait de : 1,599,173, selon le ministère de l’éducation nationale de la formation professionnelle.

Dans les chiffres avancés pour 2013-2014, il faut inclure une catégorie dite F, ayant rapport avec des parlementaires qui auraient placé 7,864 élèves dans des établissements scolaires…

Des données statistiques, dont l’évidence est constamment mise en question.

Dans un tweet, le 14 mai 2014, Martelly indiquait que le Psugo aurait permis de scolariser plus de 1,4 million d’enfants pour l’année 2013 – 2014.

Ce qui équivaudrait, alors, à environ la moitié des enfants qui vont à l’école fondamentale et secondaire…

Plus de 3 millions d’enfants, dont environ 2 millions pour le cycle fondamental et la balance en cycle secondaire, sont attendus en classes pour l’année académique 2014-2015 en Haïti, selon les informations disponibles.

Pourquoi tout ce tapage de chiffres ? Pour bien asseoir la propagande officielle de dispositions étatiques en faveur d’enfants scolarisés ?

Quoi qu’il en soit, « les chiffres sont faussés. Parce qu’il y a beaucoup de fausses écoles, des écoles qui n’existent pas. Des menaces ont été proférées contre des enquêteurs de l’Ulcc. Dans certaines zones, les enquêteurs – qui insistaient pour rencontrer des directeurs d’écoles et pour obtenir les adresses exactes de certains établissements - auraient reçu des menaces.Tous ces problèmes concourent à discréditer les chiffres avancés », estime la Cneh.

Le directeur général de l’Ulcc est tout aussi sceptique, en dépit de sa fierté pour les travaux effectués dans le cadre du programme.

Parlant d’une évaluation, en juin et juillet 2014, Antoine Atouriste avance qu’ « on a dit au président qu’il y a 1.4 millions [de bénéficiaires du programme]. Cela peut-être vrai ».

Le 17 juin 2014, a eu lieu une réunion entre l’Ulcc et un comité de pilotage sur l’état d’avancement de l’évaluation.

« Psugo nouvelle version : Etat des lieux des opérations de pilotage – paiement des deux premières tranches (actuellement fait)- Contrôle et vérification des contrats en cours », lit-on dans un document faisant état de cette rencontre.

« Nous avions demandé la mise sur pied d’un comité indépendant de pilotage du programme, en parallèle au Menfp. Ce qui a été fait par le gouvernement. D’octobre 2013 à nos jours, c’est ce comité qui épure le programme. Il l’appelle Psugo nouvelle version. Je persiste et je signe que c’est le comité de pilotage qui va donner le vrai chiffre ... La vérification pourrait même continuer jusqu’en octobre 2014. C’est à partir de là qu’on saura à quel niveau l’on est dans l’atteinte des objectifs [chiffrés] », informe Atouriste.

Ce comité de pilotage, qui tient les rênes du programme, doit s’assurer que chaque enfant a un identifiant (un numéro Psugo), que chaque école a son numéro d’identification, que toutes les données sont dans une base électronique. Il est composé d’un groupe de personnes, ayant chacune un ordinateur, qui se rendent dans chaque école, photographient l’extérieur du bâtiment, les directions, les salles de classe et les enfants bénéficiaires du programme.

Le processus ainsi défini doit être suivi dans 7 mille écoles.

« Cette nouvelle version du Psugo est correcte. Mais la première constituait un désordre généralisé, qui ne reposait sur aucune base pertinente. Maintenant, il convient de planifier et de coordonner à travers ce comité de pilotage, une entité qui travaille en tandem, mais indépendamment du Menfp », considère Atouriste qui se réjouit de la nouvelle attribution « Psugo nouvelle version ».

Reynold Telfort, coordonnateur général des Psugo depuis mai 2014, tente de nuancer la position de l’Ulcc, en déclarant qu’il s’agit toujours du même programme, pour la bonne marche duquel des dispositions sont prises pour corriger les dérives.

« Nous nous sommes rendus compte qu’il doit y avoir plus de transparence. La collectivité doit s’impliquer, les conseils municipaux également. Parce que, dès fois, c’est la prolixité qui peut vous aider. Nous ne pouvons pas gérer tout ça à partir de Port-au-Prince. Nous mettons beaucoup plus de contrôle pour nous assurer que chaque gourde dépensée va véritablement vers les enfants ».

C’est dans cette logique qu’une liste d’écoles ayant reçu la seconde tranche du Psugo a été publiée dans le quotidien haïtien « Le Nouvelliste » au cours du mois de juin 2014.

Il reste tout de même des établissements, inscrits dans le Psugo et auxquels le Menfp compte fournir une deuxième tranche de fonds en septembre et octobre 2014.

« Le ministère reconnaît qu’il y a eu beaucoup de retard dans le décaissement de cette 2e tranche […] Il s’efforce afin que la 3e tranche soit décaissée à temps au cours de l’exercice 2014-2015 », indiquait le titulaire du Menfp, Nesmy Manigat, dans une conférence de presse le lundi 9 juin 2014.

« Nous sommes en train de renforcer les structures départementales afin d’être la première entité à fournir les informations. Nous renforçons la mainmise des directions départementales et des inspections scolaires sur le programme afin de contrôler les cas de fraudes et les dérives », souligne Telfort confirmant un processus de vérification des effectifs réels des écoles.

Parmi les 12 mesures, annoncées en août 2014 par le Menfp dans une perspective de réforme du système éducatif en Haïti, l’accent sera mis sur « les écoles nationales » comme « les établissements prioritaires, susceptibles d’accueillir la nouvelle cohorte d’enfants bénéficiaires du Psugo, pour l’année académique 2014-2015, sauf dérogation formelle du Menfp. Les enfants, déjà en cours de scolarisation, poursuivront normalement leurs études à travers le Psugo », promet Manigat.

Ces mesures vont-elles permettre de résoudre véritablement les maux gangrenant le corps et l’âme du Psugo ?

« Toutes les irrégularités relevées contribuent à avoir un impact négatif sur le processus d’enseignement-apprentissage. Ainsi, ne risquons-nous pas de trouver, à l’avenir, des générations d’enfants ne sachant ni lire, ni écrire, donc ne sachant rien faire à cause du Psugo », s’interroge la Cneh, en attendant de voir les résultats concrets des initiatives adoptées. [akj apr 07/09/2014 0:00]

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Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est un partenariat établi entre AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), la Société d’Animation et de communication sociale (Saks -http://www.saks-haiti.org/), le Réseau des femmes animatrices des radios communautaires haïtiennes (Refraka), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des sciences humaines (Fasch)/Université d’État d’Haïti (Ueh).


[1Programme lancé en 2011 par le président Joseph Michel Martelly, en l’absence d’une concertation véritable avec les actrices et acteurs du système éducatif national.

[2Le décret créant l’Ulcc lui donne toute l’autorité pour accomplir sa mission, qui est de : dépister, détecter par tous les moyens, investiguer, établir évidence et sanctionner la corruption sur toute l’étendue du territoire national. Elle travaille de concert avec les parquets près les tribunaux civils, pour lesquels elle monte des dossiers. Après établissement de l’évidence, le cas est envoyé au commissaire du gouvernement ou à l’autorité compétente. S’il y a des sanctions pénales, s’il y a des faits incriminés par la loi, le dossier est acheminé directement au chef du parquet du tribunal civil (dans la juridiction concernée) pour les suites nécessaires.

Au moins 30 cas de corruption avérée étaient (juin 2014) aux mains de parquets près des tribunaux civils (dans différentes juridictions). On compte des cas de fonctionnaires impliqués dans le détournement de biens, de fonds publics, des cas de corruption, etc..

[3Soit 752, 852 élèves pour le public et 746,321 écolières et écoliers pour le non public.