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Cahier de voyage au pays réel

Ouanaminthe, Haiti : Amécita, la fillette à la recherche de son enfance

Par Marcel Duret*

Soumis à AlterPresse

J’arrive à Ouanaminthe un dimanche et suis accueilli à moto à la gare routière. Le temps de me présenter, je saute derrière la moto de Maitre Dutrévil, chef de famille, chez qui je passerai les prochains cinq jours. Sa fille, Lynn-vie étudiante à l’Université Quiskeya à Port-au-Prince, m’a invité à découvrir sa ville natale.

Une chambre somptueusement décorée est réservée pour « l’Ambassadeur ». C’est la chambre de Lynne-vie qui est aménagée pour l’occasion.

La famille Dutrévil de Ouanaminthe, qui reçoit pour la première fois un « Ambassadeur » chez elle, est composée de Maitre Louis Jacques Dutrévil, de sa femme Hélène Pierre, de 5 filles et de deux garçons. Cette famille nombreuse, prestigieuse, a toutes les caractéristiques d’une famille traditionnelle haïtienne qu’on désigne généralement comme faisant partie de la classe moyenne. Un père strict et sévère qui n’hésite pas à utiliser la « rigwaz » quand il le faut pour punir l’un de ses enfants même en classe de philo. C’est le superviseur général qui intervient quand la mère est débordée. La mère calme, d’une submissivité en apparence, est en réalité la PDG de la maison. Depuis la classe maternelle jusqu’aux classes secondaires, c’est bien elle qui s’occupe d’habiller, de coiffer, d’aider tous les enfants, garçons ou filles, à faire leurs devoirs. Elle est aussi leur confidente. Manmy comme tout le monde l’appelle, est la sérénité personnifiée. S’il faut élever la voix vis-à-vis de son mari, ce doit être dans la stricte intimité de leur chambre. Les différends entre femme et mari doivent être gardés confidentiels, surtout pour les enfants. L’un des secrets de la longévité ou de la pérennité de ces mariages est sans nul doute parce que les rôles, tacitement définis, sont acceptés et suivis scrupuleusement par les conjoints. C’est peut-être vieux jeu pour certains, mais il n’y a jamais une remise en question de celui qui porte le pantalon dans la maison. Pour Monsieur et Madame Dutrévil il s’agit d’une odyssée dont la dévotion totale et entière au bien-être et à l’avenir de leurs enfants constitue l’ultime apothéose.

Mais il faudrait plutôt trouver une nouvelle désignation pour ces familles qui sont en fait ni de la classe moyenne, ni de la bourgeoisie, ni de la classe prolétaire. Même avec deux chèques mensuels, la famille n’arrive jamais à joindre les deux bouts. Mathématiquement parlant, il s’agit d’une famille en difficulté financière et en permanence. En effet, les salaires que reçoivent le père et la mère comme instituteurs ne peuvent pas subvenir aux besoins d’une famille de 9 personnes. Il s’agit d’un constant « dekouvri Sen Pyè pou kouvri Sen Pὸl ». A la fin du mois il faut payer les dettes et on recommence. Certains mois il faut avoir recours aux « ponya » surtout s’il y a eu une maladie ou un imprévu dans la maison. Alors c’est un cercle vicieux qui ne s’arrête jamais. Ni la mère ni les enfants ne sont au courant des gymnastiques que le père doit effectuer régulièrement pour répondre aux besoins les plus élémentaires de la famille. C’est le secret de la grandeur et de l’honneur du père.

Chaque soir toutes les filles de la maison se réunissent avec moi sur le toit de la maison où il fait bon. Lynne-vie, Lensie, Amécita, Louis-Cardine et plus tard Lynne-Dacheca, les unes les plus gentilles que les autres m’entretenaient en me parlant de tout et de rien. Je ne sais plus si c’est moi ou elles qui animaient ces soirées très agréables.

De toutes, l’une d’entre elles m’intriguait au possible. En effet Amécita, la benjamine âgée de 8 ans, démontrait parfois dans sa façon de s’exprimer une maturité pour le moins surprenante. Tantôt son enfance refaisait surface avec revanche d’une manière subite et sans transition. De temps en temps, je la voyais pensive et j’aurais donné l’or du Pérou pour savoir à quoi elle réfléchissait. Tout va très bien jusqu’à ce qu’on lui pose une question. Alors sentant tous les yeux braqués sur elle, elle portait le bras droit sur ses yeux et le bras gauche sur sa bouche et l’on arrivait à peine à entendre ses réponses. Qu’est-ce qui peut expliquer ces comportements bizarres de la part d’un enfant de 8 ans ? Pourquoi est-elle si mature pendant un moment et si enfantine la prochaine minute ?

Amécita aime chanter et avec l’aide de Cardine 17 ans, sa copine et sa « baz », elle nous offre un concert très riche en rythmes et en mélodies haïtiens. Sa chanson préférée qu’elle chante plusieurs fois dans une soirée est celle d’un chanteur haïtien dont j’ignorais l’existence : Ti Lunèt. C’est une chanson en créole et dont le titre est « My Life ». Pourquoi un titre en anglais alors que tout le texte est en créole ? « Vi m » pourrait tout aussi bien faire l’affaire ! Il s’agit d’une très belle ballade douce, envoûtante et des paroles de philosophe sur l’absurdité de la vie, sur l’existentialisme. Grâce à Cardine et la télévision, Amécita a appris les lyriques par cœur :

Lavi m se yon tibilans
Toujou an dekadans
Jodi a kè m kontan
Men li p ap dire lontan
Zanmi toujou trayi m
Renmen toujou desu m
Lè m panse m jwenn bonè
Se lè sa m fè erè

Pourquoi une fillette de 8 ans a fait ce choix de chanson ? Est-ce qu’elle comprend la portée de ces paroles ? Existe-t-il un rapport entre sa vie et la signification de cette chanson ? Autant de questions pour lesquelles je n’aurai jamais une réponse d’elle. Peut-être qu’elle n’en a pas !

Je suis à ma toute première visite à Ouanaminthe et je constate que différemment des autres villes du pays ou l’église catholique impose sa supériorité par l’immensité de son édifice, c’est l’église baptiste qui a le dessus à Ouanaminthe avec un immeuble de toute beauté. Mais chose curieuse, c’est l’immeuble rénové des casernes, devenues Commissariat de la Police Nationale, qui supplante majestueusement toute la ville. Construit par le Président Sténio Vincent, l’immeuble symbolisait le pouvoir, le prestige, la dominance des Forces Armées d’Haïti dans cette ville frontalière avec Dajabon de la République Dominicaine. Nos présidents sont toujours soucieux d’une invasion possible de nos compatriotes en provenance du territoire voisin. Au départ du Président Aristide en 2004, il était incendié. Mais depuis il a été restauré et il est peut-être le plus beau commissariat de police du pays.

Ouanaminthe a connu une explosion démographique ces 10 dernières années. A cause du « libre échange » avec la République Dominicaine, du parc industriel CODEVI qui emploie plus de 7000 personnes, de la possibilité d’y vivre et de travailler de l’autre coté de la frontière, du parc industriel de Caracol et de l’Université de Limonade quoiqu’à une certaine distance, des gens de partout du pays font de Ouanaminthe leur lieu de résidence. La ville ne comptait que 30000 habitants il y a 10 ans. Aujourd’hui plus de 100,000 personnes y vivent. Inutile de décrire les conséquences désastreuses de cette situation. Je n’ai pas eu l’opportunité de les visiter, mais il m’a été rapporté qu’il existe des quartiers entiers de ressortissants des Cayes, de Saint-Marc, de L’Anse d’Hainault etc. Dans l’absence d’un plan d’aménagement du territoire, des bidonvilles pullulent partout, comme on aurait pu le prévoir.

Le cœur de Ouanaminthe bat au rythme de celui de Dajabon, mais tristement on ne peut pas dire vice-versa. Des yeux de couleur marron de Manmy dont la mère de son père fut dominicaine, de la musique « bachata » que l’on peut écouter partout, de la présence de produits dominicains sur toutes les étagères jusqu’au « Pica Pollo », la culture dominicaine est omniprésente à Ouanaminthe.

Le lendemain de mon arrivée, j’ai rendez-vous avec le Directeur de l’école Univers, Pasteur Hughes Bastien. Un homme d’une grande amabilité qui m’a donné l’impression en 2 minutes qu’on se connaissait depuis toujours. Il était nommé, à juste titre, « Entrepreneur de l’année » de DIGICEL en 2013. S’il y a une personne qui mérite ce titre c’est bien Pas, comme tout le monde l’appelle affectueusement. C’est un homme qui rêve de l’autonomie de l’école en créant des activités économiques telles qu’une boulangerie, un poulailler de pondeuses et compte exploiter plus de 275 carreaux de terres pour financer les frais opérationnels de l’école. Il vise à moyen et à long terme à réduire sinon éliminer entièrement la dépendance par rapport à des églises américaines qui couvrent aujourd’hui 60% des coûts de fonctionnement de l’école. BRAVO Hughes ! L’école UNIVERS qui vient de fêter ses 20 ans d’existence est paradoxalement à la fois la meilleure et la moins chère de Ouanaminthe. 3000 élèves et staff de l’école reçoivent un repas chaud chaque jour. Chaque année plus d’une quinzaine d’étudiants de classe terminale bénéficient d’une bourse d’étude pour aller étudier dans une université américaine. Ils signent un contrat avant de partir qu’ils reviendront en Haïti et travailler dans leurs domaines respectifs pendant une période équivalente aux nombres d’années d‘étude passés à l’étranger. AMEN !

Le lundi est jour de marché et j’ai insisté que Hughes traverse la frontière avec moi pour effectuer une visite d’une nuit à Santiago. Il a dû faire traverser son véhicule la veille parce qu’il serait impossible de passer la frontière tôt le matin, tant le trafic humain est dense. En effet ce sont deux marées humaines qui se confrontent avec acharnement. Ceux qui viennent de la République Dominicaine transportant tout depuis la glace, des matelas, jus en sachets de plastique etc. et ceux qui viennent d’Haïti avec les mains vides. Il s’agit d’un duel sans merci où « Dyab mele ak bon mas ». Un jeune homme de 15-16 ans a eu le temps de mettre sa main dans ma poche arrière mais n’a rien trouvé.

D’un autre côté, des camions de ciments, de farine de blés, de « mirlitons » etc. attendent la fin des hostilités pour traverser la frontière vers Haïti. J’ai eu le toupet de soulever le prélart d’un des camions pour découvrir que les sachets portaient le nom de Ciment Varreux. Incroyable ! Alors la compagnie CEMEX, qui a une unité de mise en sachets de ciment à Varreux en Haïti, préfère aujourd’hui importer le ciment en sac tout imprimé de leur usine en République Dominicaine réduisant presqu’à zéro la valeur ajoutée locale qui était déjà très faible. ESTRELLA, la compagnie de construction qui a décroché presque tous les contrats de construction en Haïti, transporte son ciment en vrac dans des camions construits à cet effet.

Alors qu’Il y a deux minoteries privées en Haïti et qui travaillent à 50% de leurs capacités, des et des camions de farine de blé attendent pour traverser la frontière vers Haïti. L’Etat haïtien possède 30% des actions de l’une des minoteries.

Dans un grand édifice marqué « Echange Binational » je découvre un nombre important de femmes haïtiennes avec les mains à la mâchoire comme l’image du « Je vendais à crédit » et qui vendent toutes des « Pèpè ». Ce qu’Haïti offre en retour à la République Dominicaine se résume en quelques balles de « Pèpè » importées des États-Unis d’Amérique. Quelle tristesse !

Comment expliquer que les dirigeants haïtiens aient signé le 10 juillet de cette année ce qui peut être considéré comme un accord de libre échange avec la République Dominicaine sans en être un ? Est-ce que le critère de choix de cette décision repose exclusivement sur les revenus des droits de douanes générés par ces produits ? M. Gustavo Montalvo, Ministre à la Présidence et principal négociateur de la République Dominicaine, le comprend bien : « l’exportation de la République dominicaine à Haïti pourra rapporter 400 millions de dollars au trésor public haïtien ». La République Dominicaine a exporté formellement $1,6 milliards vers Haïti au cours de l’année 2013, soit 19.3 % du PIB d’Haïti, contre seulement $7,8 millions d’exportation d’Haïti vers sa voisine de l’Est, 205 fois inférieure à l’exportation dominicaine vers Haïti. (Rose Nesmy Saint Louis).

« Il faudrait aux dirigeants haïtiens une volonté inébranlable, une bonne dose de patriotisme, une solide assise populaire et un réflexe progressiste extraordinaire pour conjurer le sort d’Haïti » rêve Rose Nesmy Saint Louis dans son brillant article « Le CHOC de l’histoire, de la loi, du droit et de deux économies » publié dans le Nouvelliste du 12 août 2014.

Hughes au volant, nous prenons la route vers Santiago. Je suis émerveillé par le nombre d’usines immenses de traitement de riz de chaque côté de la route. Des silos géants surplombent des milliers et des milliers d’hectares de rizières. Comment la République dominicaine a pu développer de si belle manière la filière de riz qui représente l’une des plus grandes industries du pays ? Si la République Dominicaine a signé un accord de libre échange (CAFTA*-DR) avec les États-Unis d’Amérique, trois produits ont fait l’objet d’un moratorium de 15 ans. Ce sont le riz, les poulets de chairs, les œufs et le lait. C’est ainsi que la République Dominicaine en accompagnant la filière de riz financièrement et techniquement a pu stimuler sa production pour non seulement satisfaire la consommation locale mais aussi exporter le surplus.

Sous pression du Président Clinton, Haïti a réduit le tarif douanier sur le riz importé pour permettre la pénétration du riz américain sur le marché haïtien. Aujourd’hui Haïti est le quatrième importateur de riz américain après le Japon, la Turquie et le Mexique, soit un chiffre d’affaires de plus de US$400, 000,000.00 impliquant cinq états américains...

Malgré ces moments intenses de réflexions, c’est le visage d’Amécita et les paroles de sa chanson préférée qui me reviennent de temps en temps à la pensée :

Chak fwa m fè yon moun konfyans
Mwen peye l nan tout sans
M toujou bay tout mwen menm
M pa janm ka jwenn anyen menm
Zanmi toujou trayi m
Renmen toujou desu m
Lè m panse m jwenn bonè
Se lè sa m fè erè

De retour à Ouanaminthe, venant de Santiago je retrouve mes chères amies à la maison familiale des Dutrévil. C’est avec beaucoup d’anticipation que j’avais hâte de revoir Amécita parce que d’une part elle m’amusait et d’autre part elle m’intriguait. Le même jour je m’entretiens avec Cardine et je lui fais part de mes inquiétudes et soucis concernant Amécita. Elle me regarde longtemps avec un air surpris et à certains moments elle sourit. Et finalement elle me dit « je vais te révéler un secret que nous avons gardé pour toi jusqu’à aujourd’hui : Amécita n’est pas la fille de mes parents ». Pour une surprise c’en est une.

Elle me raconte qu’Amécita est originaire de Galois, une section communale de Mont-Organisé et ce n’est que cette année que sa tante a été la chercher pour l’offrir à Manmy. Elle est la benjamine d’une famille de 11 enfants. Son père ne voulait pas la laisser partir parce que c’est elle qui allait lui chercher de l’eau à boire et pour se baigner. C’est la dernière et il l’aime bien. Malgré lui il a laissé partir sa fille préférée, en espérant qu’elle aura un meilleur avenir que celui qui lui était destiné à Galois.

Quand elle est arrivée elle était maigre avec un ventre très prononcé et des cheveux de couleur rougeâtre. Cardine se souvient bien qu’au début elle mangeait beaucoup et vite. Tout le monde à table lui offrait une partie de son plat qu’elle ne refusait jamais. La faim est l’initiation à la vie la plus atroce que subissent tant d’enfants haïtiens. Quand Cardine ou Manmy demandait à Amécita d’aller se baigner, elle réagissait en prenant la craie pour aller au tableau.

Aujourd’hui Amécita a fait des progrès considérables grâce à l’amour et l’affection que lui offre toute la famille Dutrévil, plus particulièrement Cardine qui est plus proche d’elle en âge. Elle montre des signes certains d’estime de soi qui étaient totalement absents à son arrivée, elle mange lentement et parfois refuse ce qu’on lui offre, elle se baigne sans qu’on le lui demande etc. Espérons que certaines séquelles de la malnutrition telles que vulnérabilité chronique aux maladies ou handicap intellectuel ne se manifesteront pas plus tard dans sa vie.

Elle a quand même un long chemin à parcourir. En effet :

- elle doit se libérer du stigma de « restavèk » que d’abord elle porte en elle et ensuite que la société lui confère ;

- Aujourd’hui Amécita n’est entourée que d’adultes. Il faut qu’un effort soit consenti pour qu’elle puisse jouer avec des enfants de son âge ;

- Elle est en retard pour son âge parce qu’elle ne peut pas écrire son nom. Si elle est inscrite à l’école qui débute au mois de septembre en classe élémentaire 1, elle aura besoin d’un accompagnement spécial.

Cardine rêve

qu’Amécita puisse faire ses études primaires, secondaires et universitaires et qu’elle devienne une citoyenne haïtienne à part entière. Elle souhaite aussi qu’elle soit formellement adoptée par ses parents pour qu’elle porte le nom Dutrévil. La famille Dutrévil a reçu Amécita comme une fille et une sœur.

Plus de 250,000 enfants sont en situation de domesticité ou de « restavèk » en Haïti et malheureusement ils ne sont pas aussi bien traités qu’Amécita.

Un pays qui est le symbole de la libération des esclaves ne peut pas accepter que ses enfants soient traités comme des esclaves par les siens.

Avant de partir, je demande en plaisantant à Amécita si elle veut venir avec moi à Port-au-Prince. Elle me répond sans hésitation et avec fermeté que oui. Je regrette d’avoir posé la question parce que j’ai l’impression qu’elle est prête. Elle ne plaisante pas. Elle ne « joue » pas. Amécita est à la recherche de je ne sais quoi qu’elle n’a pas encore trouvé, mais que peut-être, elle ne trouvera jamais.

M pa konn kisa pou m fè ankò
Men m ap kontinye fè plis efò
Èske se mwen ki pi devenn
Poukisa m pa janm kapab jwenn
Sa m ap chèche a
(Sa m ap chèche a)

https://www.youtube.com/watch?v=mqN-vkwHWH8

………….

* Ex ambassadeur d’Haïti à Tokyo