Interview avec le professeur Joseph Harold Pierre [1]
Reprise par AlterPresse
Économiste, politologue et philosophe, Joseph Harold Pierre vit en République dominicaine depuis presqu’une décennie. Professeur universitaire, il est l’un des intellectuels haïtiens qui appuie la lutte contre l’anti-haïtianisme dans la société dominicaine et en faveur de rapports harmonieux, justes et solidaires entre les deux pays. Cette lutte s’avère beaucoup plus importante, surtout depuis la publication de l’arrêt 0168/13 par le Tribunal Constitutionnel dominicain qui enlève la nationalité à plus de 200 mille Dominicains et Dominicaines d’origine haïtienne sous prétexte que leurs parents sont des migrants en situation irrégulière et se trouvent donc « en transit » dans le pays.
Cet enfant du Sud d’Haïti a accepté en aout dernier de donner cette interview au Conseil épiscopal latino-américain (CELAM), où il retrace sa trajectoire personnelle, académique et professionnelle. Chiffres en mains et preuves à l’appui, le professeur Joseph Harold Pierre expose en détail la situation actuelle des migrants haïtiens en République Dominicaine, déconstruit les préjugés contre Haïti circulant dans le pays voisin et met en évidence les failles de l’arrêt 0168/13 et ses impacts négatifs sur les Dominicaines et Dominicains d’origine haïtienne.
La sentence 0168/13 a reçu une vague de critiques non seulement de la communauté haïtienne et des Dominicains d’origine haïtienne en République dominicaine, mais aussi des secteurs dits « progressistes » du pays, en Haïti et même au niveau régional et international. Ce mouvement entrouvrirait-il la possibilité d’éradiquer toutes les formes de discrimination anti-haïtienne auxquelles sont confrontés les migrants haïtiens et leurs descendants dans la société dominicaine ?
JHP : Il serait naïf de penser que les critiques contre la sentence 0168/13 entrouvriraient la possibilité d’éradiquer définitivement toutes les formes de discrimination anti-haïtienne en République Dominicaine. Il faut analyser la structure sociale et ce que j’appellerais les tendances anthropologiques en République Dominicaine pour se rendre à l’évidence pourquoi je doute fortement de ce changement radical, du moins pour les deux prochaines décennies. Pour ce qui est de la dimension socio-économique, la société dominicaine est très inégale. La croissance économique - estimée à 5% - qu’a connue ce pays durant les 5 dernières décennies (la plus élevée de toute l’Amérique latine) n’a pas été accompagnée d’une réduction de la pauvreté dans la même proportion, puisqu’environ 40% de la population est pauvre. La zone septentrionale appelée El Cibao est en plein essor, tandis que le Sud a un taux de développement humain très faible. Comme le pouvoir économique détermine, pour une large part, le statut social ; les immigrants haïtiens et les dominicains d’origine haïtienne, étant donné qu’ils sont au pied de l’échelle sociale, seront pour longtemps objet de rejet et de discrimination. Cette dynamique sociale n’est pas exclusive de la République Dominicaine, mais constitue une règle générale dans n’importe quel pays très inégalitaire comme les nôtres en Amérique latine, dont le Brésil et Haïti.
Une autre explication encore plus convaincante se fonde sur ce que j’appelle les tendances anthropologiques. L’identité dominicaine est forgée dans le rejet du noir. Dans le roman "Enriquillo" de Manuel de Jesús Galván, le premier portant sur l’idiosyncrasie du pays, le prototype du dominicain est l’Indien. Le texte n’a fait aucune référence au noir, bien qu’il y ait une présence nègre importante au pays. En outre, pendant la dictature de Rafael Trujillo et les 12 années de Joaquín Balaguer au pouvoir, celui-ci et d’autres intellectuels dominicains ont pris le soin de jeter les bases d’une identité dominicaine considérée comme étant blanche, en opposition à l’identité haïtienne qualifiée de « noire ».
L’une des conséquences de ce lavage idéologique consiste à développer une nouvelle catégorie ethnico-raciale appelé « Indien » en République dominicaine, laquelle a été attribuée à des dominicains noirs, précisément pour éviter d’utiliser l’adjectif "noir". Cette manière d’être dominicain marginalise les noirs et les met dans une espèce de ghetto. L’arrêt est une conséquence directe de cette culture pernicieuse pour le pays, car il implique que la majorité des noirs et des pauvres demeurent dans leur misère de la naissance à la tombe.
Outre ces facteurs internes, la situation déplorable d’Haïti n’a pas beaucoup aidé à projeter une meilleure image du pays en République Dominicaine. En effet, les Dominicains ont honte et sont indignés chaque fois qu’ils se rappellent qu’un pays « misérable » comme Haïti les a « occupés » pendant 22 ans. En République dominicaine, on a souvent l’habitude de justifier le traitement à quiconque ayant le sang haïtien qui coule dans ses veines, en invoquant l’extrême pauvreté en Haïti et les mauvais traitements que certains Haïtiens infligent à leurs compatriotes.
Compte tenu de ces facteurs d’injustice et d’immobilité sociale au niveau interne, et la situation déplorable d’Haïti prise comme prétexte, on ne peut pas espérer que les souffrances des Dominicains d’origine haïtienne et les immigrants haïtiens soient soulagées dans un futur proche. Cependant, à l’instar d’autres mouvements dans l’histoire comme celui de Martin Luther King aux Etats-Unis, les critiques contre la sentence peuvent être un pas décisif pour la libération des victimes et des bourreaux. La route, à mon avis, sera longue, épineuse, boueuse et rocailleuse. La fin se profile à l’horizon, mais pas pour les deux prochaines décennies. La cure psychanalytique qu’il faut aux dominicains anti-haïtiens prendra du temps et le corps social développera de solides anticorps à son encontre. Le développement d’Haïti aura à jouer un rôle considérable en ce sens, car il sera un catalyseur qui facilitera une nouvelle perception du pays en République dominicaine. Entretemps, à travers NAPSA et sans oublier l’apport d’autres organisations et instances, nous essayons d’aplanir le terrain pour le grand changement.
Pourquoi vaut-il la peine de lutter pour de meilleures relations entre Haïti et la République Dominicaine ? Que pourraient apporter les pays de l’Amérique du Sud à cette lutte ?
JHP : Je crois fermement que l’être humain, où qu’il soit, peut toujours améliorer sa vie et celle des autres. C’est ma conviction la plus profonde sur la réalité haïtienne en général et sur les relations entre Haïti et la République Dominicaine en particulier. Ça vaut la peine de lutter parce que la construction de relations harmonieuses entre deux peuples voisins ne peut qu’être bénéfique au développement de chacun d’eux. Les pays de l’Amérique du Sud comme le Pérou, la Colombie, l’Argentine, le Chili, etc., ont eu l’expérience de conflits avec leurs voisins. Le conflit connu sous le nom de « conflit du Beagle » entre le Chili et l’Argentine, constitue l’un d’entre eux. Bien que ce ne soit pas de même nature que les problèmes entre Haïti et la République dominicaine, ces deux pays pourraient partager avec nous leurs expériences afin de nous aider à améliorer les relations haïtiano-dominicaines.
L’une des nombreuses actions pour ouvrir ce champ de collaboration pourrait être la suivante : que les pays de l’Amérique du Sud offrent une série de formation à des jeunes haïtiens et dominicains dans des domaines tels que la résolution de conflits, le développement économique, la géopolitique, etc., en vue de promouvoir une culture de paix et de dialogue dans nos pays respectifs et sur l’île en général. Ils peuvent aussi faciliter l’intégration des jeunes des deux pays dans des initiatives binationales, multiculturelles et multiethniques développées en Amérique du Sud afin de contribuer à la création de nouvelles relations bilatérales et de surmonter les préjugés dans l’île, une manière de nous aider à dépasser les blessures du passé commun et les turbulences actuelles.
[1] Entrevue avec le conseil des eveques latino-americain sur les haitiens en RD et les Dominicains d’origine haitienne, publiée sur le site web http://www.celam.org/ du conseil et repris par des medias en Argentine, en Colombie, au Bresil et en République Dominicaine.