"Je pense que nous vivons une situation paradoxale. L’expérience d’Aristide a provoqué une incroyable frustration, cela a été un coup très dur pour le mouvement populaire qui l’a ressentie comme une horrible trahison mais il s’agit également d’une leçon de politique. Je pense que le mouvement populaire haïtien va mûrir, va comprendre que l’on ne peut faire confiance seulement dans une personne, que nous devons exiger d’un dirigeant politique qu’il se présente au peuple avec des programmes, avec des objectifs économiques, avec une vision du futurÂ…"
Entretien avec Camille Chalmers, de la Plate-forme Haitienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA)
par ADITAL
Repris par AlterPresse après une traduction de RISAL
Lors du Forum social des Amériques (Quito, Equateur) qui s’est tenu en juillet passé, l’agence brésilienne d’information Adital a interviewé Camille Chalmers, professeur d’économie à l’Université d’Etat de Haïti, coordinateur de la Plate-forme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), coalition créée en 1995 pour lutter contre les plans d’ajustement structurel et les politiques néo-libérales mises en place par Aristide à son retour des Etats-Unis. Il rappelle dans cette interview à quel point l’histoire récente de Haïti a été marquée par la résistance et l’organisation populaire en dépit de la répression des Etats-Unis.
Adital - En observant l’histoire récente de Haïti, quels sont les secteurs sociaux qui s’étaient organisés lors du coup d’état de 1991 qui a chassé Aristide du pouvoir ?
Camille Chalmers - En 1986, un mouvement populaire très profond s’est développé. Ses objectifs étaient de construire la démocratie, de bâtir un pays différent, de sortir de la domination étrangère, des dictatures et de la domination des propriétaires terriens. Tout cela a été assumé par des secteurs très larges de la population.
C’était un mouvement dont les jeunes faisaient aussi partie. De nombreuses organisations de jeunes, dans tout le pays, avaient commencé à lutter depuis 1984. Ils ont constitué un élément clé dans la chute du régime Duvalier. Il y avait aussi le mouvement paysan ; de nombreuses organisations liées à l’Eglise mais qui avaient une vision différente de celle de la hiérarchie ecclésiastique. Il y avait aussi de nombreuses organisations syndicales qui, après une lutte difficile, ont réussi à s’installer dans les zones franches [1] à cette époque. Les organisations de femmes ont aussi joué un rôle important. En Haïti, nous avons tous encore en mémoire la grande manifestation de femmes d’octobre 1986. Elles protestaient contre la disparition d’un agent d’alphabétisation qui avait été assassiné. Elles ont organisé une gigantesque manifestation. Elles se sont constituées à ce moment-là en actrices du processus de transformation de la société haïtienne.
C’est dans ce contexte de mobilisations populaires qu’est intervenue l’élection de Aristide ?
Tout ce mouvement a mené à la victoire électorale avec l’arrivée au pouvoir d’Aristide en décembre 1990. Il a gagné avec une large majorité des votes : 67 pour-cent. On sentait vraiment qu’il était possible de lancer un processus de rupture avec ce qu’avait été l’Etat haïtien qui a toujours été anti-national, anti-populaire et lié aux intérêts impérialistes. On peut affirmer qu’au cours des sept premiers mois de gouvernement d’Aristide, beaucoup de choses avaient déjà changé. Par exemple, les entreprises publiques, qui étaient toujours en déficit, avaient déjà commencé à engranger des bénéfices. Une nouvelle politique de développement, une vision de distribution universelle des services publics se mettaient en place. Mais tout ce processus a été brutalement arrêté par le coup d’état financé et appuyé par les Etats-Unis, la CIA et l’oligarchie traditionnelle.
Une force étrangère a dû intervenir pour arrêter le mouvement qui était en train de mettre en place une démocratie plus participative et une économie plus populaire.
Oui, et cela continue. Il existe de nombreuses preuves qui mettent en évidence la participation directe des Etats-Unis dans ce coup d’état, dans les manipulations et dans le financement qui a eu lieu à travers l’armée haïtienne de cette époque. Cela a été un coup très dur pour le peuple dans son ensemble et pour le mouvement populaire parce que, pendant les trois années de domination militaire, une politique d’élimination systématique du mouvement populaire a été mis en place, un réel travail systématique de répression et d’assassinats. On estime à 5.000 le nombre de victimes. On a assisté à une persécution constante à l’encontre des dirigeants populaires et à la destruction des mouvements. Par exemple, le mouvement paysan Papaya, qui travaillait depuis les années 70, avait une force structurelle, une coopérative d’exportation de miel, de reforestation, etc. Tout cela a été détruit par l’emploi d’une force brutale.
Ils ont aussi commencé à utiliser des techniques plus subtiles de destruction du mouvement populaire comme la corruption, l’achat quotidien de dirigeants et, chose nouvelle que l’on ne connaissait pas en Haïti, ils ont offert aux dirigeants les plus en vue du mouvement populaire un visa de résidence aux Etats-Unis. On estime que 12.000 visas de résidence ont été distribués alors que l’on était en plein coup d’état militaire et que les dirigeants étaient persécutés. L’ambassade offrait directement des visas aux dirigeants et à leurs familles ainsi que le voyage aux Etats-Unis. Cela s’est fait sous le prétexte d’enquêtes au cours desquelles ils ont interrogés 95.000 personnes qui devaient dire si elles avaient été incarcérées, si la police était entrée dans leur maison, s’elles avaient été frappées... De ces 95.000 interrogatoires, ils ont fait une base de données sur le mouvement populaire de Haïti et ils ont sélectionné 12.000 personnes. Une étude démontre clairement que ces 12.000 dirigeants avaient un poids significatif et un rôle important dans le processus d’organisation populaire.
Cela a été un travail scientifique et systématique de répression et de corruption pour en finir avec le mouvement.
Exactement. Et malgré tout cela ils n’ont pas réussi à installer un pouvoir militaire parce qu’ils ont dû faire face à une résistance admirable du peuple haïtien qui risquait souvent sa vie au vu des massacres qui ont eu lieu. Par exemple, le massacre dans le quartier populaire de Gonair, où, en un jour, ils ont tué de nombreuses personnes. Tant et si bien que certains ont dû fuir en se jetant à la mer. En dépit de tout cela, le mouvement est resté ferme et exigeait le retour d’Aristide, le retour de la constitutionnalité. Face à cette situation, les Etats-Unis ont dû se plier à cette revendication mais ils ont fait revenir un Aristide diminué.
Sans doute un Aristide perverti ?
Oui et avec une autre vision des choses parce qu’il a vécu 3 ans à Washington (...). Il avait pas mal changé, idéologiquement et politiquement, sa manière de concevoir la politique. Le plus grave, c’est que son gouvernement était déjà un peu coupé de ses bases sociales. Ces bases qui n’avaient déjà plus le pouvoir d’intervenir dans le débat politique. Même si de nombreuses organisations conservaient leurs noms, elles étaient devenues des coquilles vides, sans aucune capacité de réflexion ni de mobilisation.
Aristide est revenu avec un programme économique très clair. Les Etats-Unis ont mis en place un cadre pour l’obliger à appliquer un plan qui était un programme typique d’ajustement structurel avec une libéralisation accélérée du marché financier, une libéralisation totale du commerce qui a fait de Haïti le pays le plus « ouvert » du continent. Il y eut des modifications substantielles dans les politiques fiscales, la privatisation des neufs entreprises les plus importantes du pays ainsi que des modifications de lois et de la structure juridique pour éliminer tout obstacle à l’intervention étrangère. Il est revenu comme ça, en appliquant exactement des politiques contraires au projet populaire pour lequel il avait été élu. Beaucoup de gens, au moment de son retour, avaient encore certaines illusions. Qu’Aristide, en rentrant au pays, se joindrait à nouveau au mouvement populaire, pourrait à nouveau contrecarrer le plan impérialiste. Mais il s’agissait réellement d’une chimère. La destruction du mouvement populaire a permis de créer un nouveau climat, de nouvelles règles du jeu politique. Aristide a complètement disparu en tant que leader populaire, se transformant chaque fois plus en un dirigeant traditionnel, utilisant les mêmes tactiques, les mêmes techniques politiques d’exclusion, de répression, de massacres contre le peuple et le projet populaire.
Le peuple haïtien a-t-il eu conscience de ce changement chez Aristide ?
Beaucoup de gens, y compris une grande partie du mouvement populaire, ont mis beaucoup de temps à comprendre ce qui était en train de se passer. On peut dire, par exemple, qu’Aristide, dans les quartiers populaires, a conservé une certaine popularité jusqu’en 2003. Mais, en 2002 et en 2003, trois évènements très importants vont modifier la conjoncture.
Le premier a été la signature d’un accord avec le Fond monétaire international en avril 2003. C’était un accord très dur, réduisant drastiquement de nombreuses dépenses publiques, diminuant les investissements sociaux, particulièrement dans le secteur de l’éducation, et libéralisant le commerce du pétrole. Cela a provoqué une hausse dramatique des prix qui a eu pour conséquence une détérioration du niveau de vie ainsi qu’une aggravation incroyable du niveau de la pauvreté à cette époque. On estime qu’une grande partie de la population, y compris une large frange de la classe moyenne, est devenue très pauvre dans une situation tout à fait insoutenable.
Et le deuxième évènement ?
A partir de 2000, ils ont mis en place une sorte d’embargo dans lequel les Etats-Unis ont donné l’ordre à toutes les agences financières de boycotter Aristide en dépit du fait qu’il appliquait un programme pro-impérialiste. Ils n’avaient pas confiance en lui parce qu’il avait un passé et un discours anti-impérialistes, anti-oligarchiques. Ils avaient toujours peur qu’il utilise sa présidence pour se reconstruire un capital politique. Il était donc primordial pour les Etats-Unis de détruire la capital politique de Aristide.
Le trafic de drogues s’est également développé à cette époque ?
Oui, le trafic de drogues a joué un rôle très important. Le département d’Etat affirme que 15 pour-cent de la drogue qui arrive aux Etats-Unis passe par Haïti. En fait, les témoignages montrent qu’il existe une circulation d’argent très importante qui ne correspond pas à la quantité de commandes du secteur productif. Nous assistons, depuis quatre ans, à une croissance du secteur bancaire. Il y a de très nombreuses banques dans tout le pays, ce qui veut dire qu’il y a de l’argent, mais d’où sort-il ? On peut supposer qu’une grande partie de cet argent est liée au commerce de la drogue qui s’est intensifié et a profité grandement de la déliquescence institutionnelle du pays. Cela a aussi été un élément de désorganisation des groupes de base, parce que, dans les quartiers populaires, des organisations de quartier, dont les dirigeants avaient joué un rôle politique important entre 1989 et 1991, ont été achetées, que ce soit directement par Aristide ou par les trafiquants de drogue. De nombreuses structures associatives des quartiers populaires ont été détruites ou perverties. Leurs anciens leaders se sont mués en une espèce de clan de gangsters qui ont reçu des armes, beaucoup d’armes, et ont mené un travail de contrôle politique au service de Aristide, de répression politique contre le peuple.
Il y a également un évènement en 2003 qui est très important...
S’agit-il du troisième évènement qui a définitivement brisé la confiance que les secteurs populaires mettaient en Aristide ?
Il s’agit de l’assassinat d’un leader de quartier populaire qui s’appelait Amiometei. C’était l’un des principaux leaders entre 1989 et 1991... Il a toujours été considéré comme un fidèle d’Aristide. C’est quelqu’un qui tenait toujours un discours très critique sur le système mais qui, après le retour de Aristide, a également commencé à pratiquer un certain banditisme. Il a été incarcéré, en 2000 me semble-t-il, et la population a attaqué la caserne et l’a libéré. Ils ont pris d’assaut la caserne à l’aide de tracteurs et de camions, ont détruit la caserne et l’ont emmené. Il a été caché au sein de la population, dans les quartiers populaires, pendant plusieurs mois. On soupçonne que lors de négociations entre Aristide et l’Organisation des Etats américain (OEA), cela ait constitué un élément important parce que l’OEA exigeait l’emprisonnement de Amiometei comme signe qu’Aristide se soumettait aux principes de l’état de droit. Il a été assassiné en septembre 2003.
De nombreuses personnes, si on analyse les détails de son assassinat, disent qu’Aristide a donné l’ordre de son exécution parce qu’il constituait un élément qui lui rendait les négociations internationales plus difficiles. Cet assassinat a provoqué l’indignation dans les quartiers populaires. C’est la première fois que ces quartiers se sont exprimés ouvertement contre Aristide. Cela a commencé par des manifestations dans les rues des gens de Rabotó, l’endroit où vivait Amiometei. Ces manifestants sont restés dans les rues pratiquement jusqu’à la chute d’Aristide. Celui-ci a tout tenté : de les acheter, de les menacer jusqu’à faire tirer des coups de feu, de nombreux tirs ont eu lieu dans ce quartier populaire en octobre, mais rien n’a pu calmer leur indignation. Cela a constitué le point de rupture entre Aristide et ce qui restait de sa base populaire. Cela a eu un grand impact parce que de nombreux dirigeants de quartiers, liés à Aristide, lorsqu’ils ont appris l’assassinat de Amiomatei, se sont demandés si le même sort ne leur serait pas réservé. Ils se sentaient menacés. Cela a beaucoup aidé à la création d’un mouvement anti-Aristide dans les quartiers des grandes villes.
En février de cette année, après l’application du plan d’ajustement structurel et après la destruction de l’économie du pays, les Etats-Unis arrivent et sortent Aristide grâce à des bandes armées qui ont pris la tête de la population qui ne voulait plus d’Aristide. Pour nous, au Brésil, il est très important de pouvoir apprécier ce que signifie la présence d’armées étrangères en Haïti. Premièrement les Etats-Unis, mais aussi la France et le Canada et à présent le Brésil, le Chili et l’Argentine. Que signifie cette présence armée dans le processus de réarticulation populaire ?
Il s’agit en effet d’une question très importante qu’il faut éclaircir car il y a beaucoup de confusions.
Premièrement, la décision américaine d’invasion. Il est fondamental de souligner que cette décision était totalement illégale, qu’elle n’avait même pas l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. Ils sont arrivés le 25 février et ont déployé des troupes militaires sur le territoire haïtien sans aucun droit. Il s’agit donc bel et bien d’une invasion. A ce propos il est important également de souligner que la raison de cette invasion était d’arrêter la progression du mouvement populaire. Ils ont fait deux choses pour atteindre ce but, l’invasion et le CCI, le Cadre de Coopération intérimaire.
Sortir Aristide et faire prendre un nouveau tournant au pays était une décision commune.
Il faut rappeler qu’en 2002, Aristide a commis une erreur très grave. Il a tenté de supprimer l’autonomie universitaire, ce qui a provoqué l’indignation du secteur étudiant qui est descendu dans la rue ainsi que de nombreux autres secteurs qui s’étaient organisés pour exiger le retrait de cette loi. Donc, il y a soulèvement des quartiers populaires et révolte des étudiants. Les secteurs de la bourgeoisie, quant à eux, très liés à ce que l’on appelle la « promotion démocratique » américaine, se sont aussi organisés grâce au financement que les Etats-Unis fournissaient à des organisations non gouvernementales au travers d’entités dont on peut mettre en doute l’honnêteté. Il existait donc réellement un mouvement qui, bien qu’hétérogène, était très vaste. Et ce mouvement avait clairement de plus en plus d’audience au sein des secteurs populaires qui étaient de plus en plus présents et de plus en plus capables d’influer sur le cours des évènements. Le but de l’intervention militaire était donc d’arrêter la progression du mouvement populaire qui était sur le point de créer une nouvelle union anti-Aristide dont faisaient partie des acteurs qu’ils croyaient avoir éliminer totalement après le coup d’état de 1991.
L’intervention militaire des armées américaines, françaises et canadiennes...
Ils ne veulent pas que le mouvement populaire joue un rôle important dans le jeu politique. Lors de cette invasion, un fait important s’est produit entre la France et les Etats-Unis. Le ministre français des affaires étrangères a été le premier à déclarer publiquement qu’Aristide devait partir. C’était le cadeau de la France aux Etats-Unis. Cela a joué un rôle important dans la réconciliation entre ces deux puissances dont les relations, suite à la guerre en Irak, étaient fragilisées par des malentendus, des problèmes secondaires mais néanmoins sérieux. Haïti a été le prétexte à cette réconciliation qui a abouti à ce que de nombreuses entreprises françaises décrochent des contrats importants en Irak et en Afghanistan. Il y a vraiment eu un sale jeu en Haïti lors de cette invasion. En dépit du fait qu’Aristide était arrivé à un désastre politique total, une perte totale de sa crédibilité et de ses bases populaires, nous considérons que ce type de gestion supranationale et qu’une superpuissance puisse décider à n’importe quel moment de l’avenir politique d’un pays est inacceptable. Le peuple haïtien le dénonce et nous dénonçons aussi les tentatives de coups d’état contre Chavez et les menaces de Bush contre le régime révolutionnaire de Cuba...
Qu’en est-il de la mission de paix des Nations Unies ?
Ils ont appelé cette mission de paix Minusta : Mission des Nations Unies pour la Stabilisation démocratique. Il est important de souligner que cette mission se définit comme une mission à long terme : ils parlent de 20 ans d’occupation. Cette mission a pour principal objectif de réaliser toutes les transformations, les réformes économiques dans une logique néo-libérale qui permettront réellement d’éliminer toute possibilité de souveraineté nationale de ce pays qui joue un rôle important dans les Caraïbes. Les Etats-Unis ne veulent plus aujourd’hui accepter aucun type de souveraineté nationale dans leur arrière cour.
Il faut également souligner qu’il existe une mystification idéologique lorsque l’on parle de corps de paix, de maintien de la paix, de solidarité, d’aide au peuple haïtien parce qu’en fait ces forces ne font rien pour aider le peuple de Haïti. Si on analyse leur composition, elles sont formées de 8.600 militaires et de 1.600 agents de police. Un des objectifs de base déclarés de cette mission dans la résolution des Nations Unies est la constitution d’une nouvelle police.
Si c’est la vérité, pourquoi y a-t-il autant de militaires et si peu de policiers ? De la même façon, si on analyse la situation sociale très détériorée du peuple haïtien, les destructions, l’analphabétisme qui touche la moitié de la population, la malnutrition des femmes enceintes, les problèmes de base d’accès à l’eau potable, les problèmes sanitaires... On peut se demander si l’armée a une solution à ces problèmes. Quand nous pensons à la coopération internationale, nous prenons pour référence les déclarations officielles de Lula lors d’une réunion en Europe dans lesquelles il dénonçait les investissements militaires qui se font dans le tiers-monde et proposait que ces investissements militaires deviennent des investissements sociaux, pour la santé, l’éducation... C’est comme cela que nous envisageons la coopération entre Haïti et le Brésil. Il devrait s’agir d’une coopération basée sur la reconstruction sociale, sur l’urgence sociale, sur la reconstruction des capacités institutionnelles en Haïti, sur l’amélioration des services de santé publique, d’éducation et sanitaires... Il est évident que la composition actuelle des forces est fondamentalement basée sur un plan impérialiste visant à la soumission des pays des Caraïbes. Cela a été clairement prouvé par le plan économique que viennent d’adopter à Washington, les 19 et 20 juillet, une série de donateurs : la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de Développement, l’Union européenne, etc.
Ce que l’on appelle le CCI...
Oui. Ils ont adopté un document dénommé Cadre de Coopération Intérimaire, CCI, qui a été préparé selon le même schéma que les « join lide accesement » d’Irak et d’Afghanistan. Nous connaissons déjà les résultats catastrophiques de ce type d’intervention économique préparée sans aucune participation réelle du peuple haïtien par des experts dans des hôtels de luxe qui ont établi un document définissant des priorités pour le peuple haïtien qui n’ont rien à voir avec les besoins de base réels du peuple. C’est très important de dire cela pour démystifier l’objectif et le projet réels de ces manœuvres militaires articulées à un projet anti-populaire, impérialiste et à la destruction d’Haïti.
Certains secteurs affirment que cette « nouvelle force de paix » brésilienne, chilienne et argentine est différente, qu’il s’agit d’une occupation plus humaine pour écarter en premier lieu les Etats-Unis et la France et, ensuite, entamer un nouveau travail. Que pensez-vous de cette situation ?
Non, il n’y a aucun changement et les militaires sont là . C’est une armée qui dispose d’un armement sophistiqué, de tanks et même de missiles. Ils n’ont aucune possibilité de se joindre à un projet de construction à long terme. La population, par exemple, a vu avec beaucoup de méfiance l’arrivée de ces armes lors de la première invasion de la force multinationale qui est partie au bout de trois mois. Alors qu’elle était présente en Haïti, les Etats-Unis ont publié un communiqué qui affirmait que Haïti était un pays dangereux, que les Américains devaient quitter l’île et qui reconnaissait l’échec de leur mission à savoir rétablir la paix, la sécurité, etc. La population croyait que la force multinationale allait les aider à désarmer les bandes. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’on trouve des armes des anciennes bandes d’Aristide dans de nombreux secteurs, des armes des anciens militaires armés par la CIA qui sont entrés dans le pays en janvier et qui ont joué un rôle important dans la chute d’Aristide. Dans certaines villes, il y a trois « forces de sécurité » : la force multinationale, la police de la ville et les anciens membres de l’armée des Duvaliéristes dont beaucoup d’entre eux ont un passé passablement douteux en termes de droits humains mais qui se présentent aujourd’hui comme des défenseurs de la liberté parce qu’ils ont lutté contre Aristide. Cependant, beaucoup de gens savent et il existe un rapport très intéressant de Amnesty International qui est sorti il y a trois semaines qui établit que, sur bases de documents certifiés, ces anciens militaires ont activement pris part à de graves violations des droits humains et y compris, dans certains cas, à des massacres. Donc, si on parle de paix, si on parle de justice, la première chose à faire serait de désarmer réellement pour rétablir un climat de paix et de convivialité, surtout dans les quartiers populaires.
Les groupes armés sont toujours actifs et il existe donc un danger de nouvelles violences n’importe quand ?
Oui, c’est évident. Les anciens militaires qui avaient promis officiellement de déposer les armes, affirmaient qu’ils avaient pris les armes uniquement pour sortir Aristide. Mais ils continuent à disposer d’armes et ils sont en train de négocier leur participation comme forces de sécurité institutionnelles. Ce qui nous paraît tout à fait inacceptable. Il faut rappeler que, pendant ce processus de lutte contre Aristide, ils ont commis de graves crimes contre la population, ils ont tué beaucoup de personnes et tout cela dans une totale impunité. C’est inacceptable.
Le Brésil dirige cette opération parce que c’est le pays qui a le plus de militaires sur place. Vous pensez qu’il est possible que la société civile entame un dialogue pour transformer cette occupation en une aide à la reconstruction ?
Oui, nous sommes très ouverts à la discussion, nous sommes prêts à informer mais nous avons peur de ces machines de maintien de la paix des Nations Unies qui sont des machines bureaucratiques très lourdes avec beaucoup d’intérêts en jeu, y compris économiques. De juillet à décembre 2004, on évalue par exemple le budget à 280 millions de dollars. On peut remarquer qu’avec 280 millions de dollars on peut faire beaucoup de choses dans le domaine social en Haïti. Je ne sais pas si le gouvernement brésilien aura la vision, la lucidité suffisante pour contrecarrer cette machinerie bureaucratique des Nations Unies qui a toujours été liée aux multinationales, aux Etats-Unis, et qui, dans les faits, ne construit rien dans une perspective de solidarité envers les peuples. Nous, la société civile et les organisations populaires, nous sommes disposés à dialoguer, à donner des informations et à faire tout ce qui est possible, en collaboration avec les organismes de la société brésilienne, pour transmettre une information correcte sur ce qui se passe réellement en Haïti et sur ce que sont les besoins réels du peuple haïtien.
En guise de conclusion, quelles sont les perspectives que vous avez à moyen et à long terme concernant une meilleure articulation des forces populaires ?
Je pense que nous vivons une situation paradoxale. L’expérience d’Aristide a provoqué une incroyable frustration, cela a été un coup très dur pour le mouvement populaire qui l’a ressentie comme une horrible trahison mais il s’agit également d’une leçon de politique. Je pense que le mouvement populaire haïtien va mûrir, va comprendre que l’on ne peut faire confiance seulement dans une personne, que nous devons exiger d’un dirigeant politique qu’il se présente au peuple avec des programmes, avec des objectifs économiques, avec une vision du futur, avec des choix en termes institutionnels et politiques afin que le dirigeant soit réellement un dirigeant, qu’il s’insère dans un projet populaire à long terme et viable. Il doit être prêt à lutter pour conquérir ce projet populaire et pour mieux le construire et doit s’écarter de la vision charismatique traditionnelle qui fait que nous ayons confiance dans une personne qui sait parler, qui sait convaincre grâce à des éléments subjectifs. Nous devons nous orienter vers des dirigeants qui pourront réellement aider à accélérer le processus de constitution nationale et le processus de présentation de projets populaires de changement capables de provoquer des transformations durables, viables et sérieuses dans la société.