Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 25 juin 2014 [1]
Dans les quatre tomes d’Économie politique de la Corruption [2] couvrant la période 1804-1990, nous avons indiqué le rôle joué par la corruption dans le non développement économique de la société haïtienne. D’une part la mauvaise gouvernance a toujours considéré le parlement comme un appendice de sa propre force. D’autre part, nombre d’insurrections ont été organisées dans le simple objectif de terroriser la population afin qu’elle se terre chez elle afin de faciliter les exportations de café et d’autres denrées sans payer de doits de douane. Dans cette atmosphère, l’impunité est consacrée et Dame Justice n’est pas restée impartiale, les yeux bandés. Elle n’a jamais pu se faire tailler une nouvelle robe. C’est cet État marron et archaïque que nous n’avons jamais pu moderniser.
En tirant la plus grande partie de ses ressources des impôts sur le café, l’État haïtien a détruit la cohésion sociale et nationale. Malgré les efforts faits par l’économiste Edmond Paul pour s’attaquer au modèle d’État marron construit sur le dos de la paysannerie, tous les gouvernements n’ont d’autre objectif que de tondre la production de café des paysans au profit des élites. En 1876, Edmond Paul a commencé son célèbre ouvrage De l’impôt sur les cafés , jamais réédité, avec le chapitre « Contre l’impôt sur les cafés ». Il n’a jamais été écouté. Dans une république démocratique, les revenus nécessaires à l’État pour couvrir les charges publiques doivent être équitablement répartis entre les différentes catégories de la population. Un siècle plus tard, les économistes des Nations Unies dans leur rapport de mission de 1949 en Haïti aboutiront à la même conclusion qu’il faut éliminer l’impôt sur le café. Ce que les experts de la USAID et de la Banque mondiale exprimeront également aussi au cours des décennies suivantes jusqu’à l’abolition de l’impôt sur le café en 1987.
Tous les gouvernements cèdent devant les intérêts de l’État et des exportateurs au détriment des paysans qui voient l’écart se creuser entre eux et la minorité qui dirige le pays. La taxation excessive du café produit par les paysans a encouragé la contrebande autour de la frontière et la vente du café haïtien par la République Dominicaine. La politique économique suivie en Haïti depuis l’indépendance ne reflète pas les intérêts de la population haïtienne. Elle n’a fait que reproduire la colonialité en s’appuyant sue l’aliénation culturelle des élites pour sa propre justification. Le système mis en place a marginalisé plus de 90% des Haïtiens qui, de ce fait, ne sont pas des sujets de droit et des citoyens. Dès 1862, l’économiste haïtien Edmond Paul a dénoncé cet état de choses dans son ouvrage intitulé L’éducation professionnelle du peuple ou la protection due aux industries naissantes (Lettre à M. Montfleury). Edmond Paul plaidait non seulement pour la promotion de l’éducation dans le peuple afin d’élever sa productivité mais aussi contre l’échange inégal et pour des rapports économiques internationaux plus équitables entre les nations. Sa brillante démonstration devait trouver écho dans le Journal des Économistes de 1863 qui dira alors :
« M. Edmond Paul a raison de désirer le bonheur de l’ile d’Haïti, sa patrie, et de dire nettement que pour qu’elle soit heureuse il faut qu’elle soit autre chose qu’un champ de culture et un comptoir. Il prouve très bien que l’économie politique bien entendue ne sacrifie aucun peuple à un autre, et ne dit pas à l’un : Toi, tu ne seras que laboureur ; et à l’autre : toi, tu ne seras que fabricant ; et à un autre : toi, tu vendras au laboureur les produits du fabricant et au fabricant les produits du laboureur [3]. »
On peut comprendre que les intérêts de la communauté internationale des Etats-Unis et de l’Europe commandent leur soutien à des gouvernements dont la valeur fluctue en fonction de leurs propres intérêts à court terme. C’est le cas avec le référendum qui est acceptable pour le Kosovo face à la dictature serbe et non pour la Crimée face à la Russie. Par contre, on ne peut expliquer la persistance de la communauté internationale à soutenir des délinquants connus pour leurs relations avec les milieux interlopes de la drogue et des kidnappings. C’est le cas aujourd’hui avec le soutien international accordé au gouvernement Martelly dont les méfaits de ses bandits ne se comptent plus.
L’incapacité du secteur public en Haïti n’est plus à démontrer. Ce secteur n’arrive même pas à enregistrer les enfants à la naissance (actes de naissance), à délivrer des cartes d’identité ou encore à comptabiliser le nombre d’organisations non-gouvernementales (ONG) actives sur son territoire [4]. En 2004, selon les informations fournies par Fritz Decatalogne, président de l’Association des assurances d’Haïti, seulement 40% de la population a un acte de naissance. L’État ne remplit pas ses fonctions minimales et fort souvent ce sont les ONGs qui viennent à la rescousse. (Haïti Press Network 8 Apr. 2004). Bien avant le séisme de janvier 2010, Haïti était devenue la république des ONGs. En effet, dans certains secteurs vitaux tels que l’éducation, 70% des soins sont fournies par elles tandis que dans celui de la santé, le pourcentage atteint 85% [5].
Les autorités étatiques se comportent comme si la population n’a pas de droits à la santé, à l’éducation, à la sécurité, etc. Cela crée des frustrations, du désespoir et une colère qui s’expriment en 2012 dans les paroles de ce jeune homme de 30 ans :
« ... quand ils ont besoin de nos votes ou de notre appui ils se font dociles et attentifs comme des chiens bien apprivoisés, après c’est la merde, ils font leur affaire avec leurs proches copains on devrait incendier ces boites de mairie, de tribunal, de DGI et tout...ils sont bon à rien... [6] ».
Sous le gouvernement Martelly, en 2012, 51% des femmes et 46% des hommes dans la tranche d’âge 15-49 ans n’ont qu’une éducation primaire [7]. Mais ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir perverti, davantage le système d’éducation avec son Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO). Cette initiative se révèle une vaste opération de mystification sur fond de corruption, dont les preuves de la scandaleuse dérive managériale ne manquent pas [8]. Le PSUGO est une véritable bombe à retardement, tant sa gestion pose des problèmes d’intégrité et d’éthique.. Quatre mois après son lancement le 26 mai 2011, des problèmes éclatent au grand jour. Selon le président Martelly, le Fonds National pour l’Éducation (FNE) a collecté 16 millions de dollars de la diaspora. Mais selon George Mérisier, son principal conseiller en éducation, la collecte a rapporté 28 millions de dollars. Mérisier est alors mis à l’index. Pressenti comme ministre de l’Éducation nationale, il est tout de même automatiquement isolé. La lutte est sans merci. Tous les coups sont permis, et il n’y a pas de choix des armes.
Les beaux jours du banditisme légal
Le pouvoir ne recule devant rien. Même quand Denis O’Brien, patron de la Digicel, déclare le 7 janvier 2012 dans le New York Times [9] qu’il faut faire un audit du FNE pour déterminer où sont passés 26 millions de dollars qui se sont volatilisés de cette institution. Les aiguilles des pendules sont bloquées sur la corruption dans la gestion du FNE. Le Directeur Général adjoint de la Natcom, Yves Armand, déclare : « Nous sommes pour le FNE, pour l’introduction de la taxe de 5 centimes US par minute sur les appels internationaux entrants, mais nous sommes contre les prix planchers [...] nous sommes pour la libre concurrence, contre la fixation des prix [10]. » On est dans la pénombre. D’une part, le pouvoir joue sur les mots et déclare qu’il ne s’agit pas d’une taxe mais d’un surplus tarifaire. D’autre part, le CONATEL dit qu’il ne s’agit pas d’une taxe de 5 centimes par minute mais de 5 centimes par appel.
Dans tous les cas, rien n’est fait pour décrisper la situation car les chiffres déclarés par le CONATEL ne correspondent pas à un multiple de 5 centimes dans tous les cas de figure [11]. Les comptes du Fonds National d’Éducation sont l’objet de controverses [12]. La Commission du Sénat en 2012 évoque même un cas d’espèce d’escroquerie en ces termes : « Aujourd’hui, devant l’évidence que ces fonds ont été utilisés de manière impropre et en dehors des normes, un audit des dépenses effectuées sur les deux comptes affectés aux dits fonds s’impose [13]. » Jusqu’à présent l’audit demandé autant par Denis O’Brien de la Digicel que par les Sénateurs, n’a pas encore été publié à la mi-2014. On risque d’y trouver exposée la « conscience aigue » du banditisme légal qui règne et de prouver que les cordonniers du pouvoir sont bien chaussés.
C’est donc comme par enchantement que le président de la république déclare faillite à la mi-avril 2014 après avoir bombardé 43 ministres et secrétaires d’État, le plus grand nombre d’individus qu’un cabinet ministériel n’ait jamais connu. Les programmes et projets lancés sans aucune planification dans le but unique de se faire des prébendes économiques et politiques ont abouti à mi-parcours à des difficultés de trésorerie. L’entreprise Haïti coule à pic après la dilapidation par le gouvernement néo-duvaliériste de l’aide massive reçue du pouvoir de gauche du Venezuela. On ne saurait demander à Martelly d’être compétent dans le domaine de la liquidité ou dans aucun autre domaine qui demande des études poussées. Mais par contre, il est légitime de demander à ses supporters locaux et étrangers pourquoi ils veulent appliquer le principe du « trop gros pour faire faillite » ( too big to fail ) à des lilliputiens qui refusent la moindre gouvernance.
C’est encourager le mal à la racine alors qu’il faut justement le détruire au pas de charge. Le temps est venu de décrisper la situation en mettant fin à l’immunité des assassins. La gouvernance autoritaire n’est pas en symbiose avec le reste de la société. Elle y est organique seulement pour un petit groupe, une minorité qui veut maintenir les rapports sociaux décadents de l’État marron. Pour avoir des commissions et se faire de l’argent, le gouvernement s’est embarqué dans un programme de destruction des logements au centre ville sous prétexte de rénovation urbaine. Cela revient à mettre la charrue avant les bœufs que de vouloir construire un centre administratif au bas de la ville quand le travail de curage et d’assainissement en amont n’est pas fait. Se lave men suye a tè. À la moindre averse comme ce fut le cas le 13 mai 2014, le bas de la ville est complètement inondé. Les eaux de pluie venant de Pétion-Ville ont créé l’équivalent d’une rivière devant les locaux de l’ambassade américaine à Tabarre. Les priorités ne sont pas établies et les projets sont entrepris uniquement en fonction des pourcentages de commissions dont bénéficient les bandits au pouvoir. C’est tout simplement du gaspillage. Un travail de longue haleine est nécessaire pour changer les choses et implanter une autre culture en Haïti. Cela passe par l’instauration d’une société de justice et de responsabilité. Avec une prise de conscience que les choses doivent changer au sommet de la société.
[1] Dans le cadre des activités précédant l’édition 2014 de Livres en Folie, C3 Édition avait planifié la tenue d’une conférence sous le thème « Gouvernance et développement économique » le mercredi 18 juin. L’auteur n’ayant pu effectuer le voyage prévu a décidé de publier le texte rédigé pour la circonstance. Remarquons que la série des 4 textes « Gouvernance occulte, Gouvernance inculte, Gouvernance superficielle » publiée antérieurement avait été conçue comme un hors d’œuvre par rapport à ce plat principal.
[2] Leslie Péan, Haïti : Economie Politique de la Corruption, tome 1, Maisonneuve et Larose, Paris 2003 ; Haïti : Economie Politique de la Corruption — L’État marron (1871-1915), tome II, Maisonneuve et Larose, Paris, 2005 ; Haïti : Economie Politique de la Corruption — Le Saccage (1915-1956), Maisonneuve et Larose, tome III, Paris, 2006 ; Haïti : Economie Politique de la Corruption — L’ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1990), tome IV, Maisonneuve et Larose, Paris, 2007.
[3] Journal des Économistes, Revue de la Science Économique et de la Statistique, troisième série, Tome Trente-Septième, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1863, p. 359.
[4] Vijaya Ramachandran et Julie Walz, « HAÏTI : Où est allé tout l’argent ? », Center for Global Development, Mai 2012, p. 20. Lire aussi Mark Schuller, Killing with Kindness : Haiti, International Aid, and NGOs, Rutgers University Press, 2013.
[5] Vijaya Ramachandran et Julie Walz, op. cit., p. 24.
[6] Edy Fils-Aimé, Décentralisation et mise en œuvre des stratégies de développement local : analyse du système de gouvernance territoriale du cas de Croix-des-Bouquets, Université d’état d’Haïti, Département des sciences du développement - Maitrise en sciences du développement 2012.
[7] Institut haïtien de l’enfance et ICF International, 2012
[8] Hansy Mars, « L’école gratuite, un bon programme à repenser », Le Nouvelliste, 16 mai 2012. Lire aussi Frantz Duval, « 766 fausses écoles, combien de vraies ? », Le Nouvelliste, 11 mars 2013. Lire enfin « Corruption : Irrégularités dans le PSUGO », Radio Télévision Caraïbes, 13 mai 2013.
[9] Stephanie Strom, « A Billionaire Lends Haiti a Hand », New York Times, January 6, 2012
[10] « Haïti - Éducation : Il ne s’agit pas d’une taxe mais d’un surplus tarifaire... », Haïti-Libre, 20 mai 2011.
[11] Ilio Durandis, « Crunching the Numbers on Haiti’s National Education Fund », Caribbean Journal, March 18, 2013.
[12] Travis Ross and Roger Annis, Martelly’s ‘education plan’ for Haiti is a failed private enterprise model, March 21, 2012.
[13] Rapport de la Commission des Travaux Publics, Transports, Communications, Mines et Energie relatif aux fonds collectés sur les appels internationaux entrants par le Conseil National des Télécommunications (CONATEL) suite à l’audition du Ministre des Travaux Publics Transports et Communications et du Directeur Général du CONATEL, P-au-P, 7 novembre 2012, p. 13.