Español English French Kwéyol

Haïti : Gouvernance et développement économique (4 de 5)

Par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 25 juin 2014 [1]

Dans leur autonomie relative, les instances de la religion catholique et de la communauté internationale sont mobilisées. De toute façon, ces instances s’articulent et se relaient. Après tous les bruits orchestrés par les partisans du vaudou depuis 1986, le prestige de l’église catholique permet à son cardinal de renverser d’un revers de main toutes les conquêtes orchestrées par 25 ans de luttes. Des pratiques arbitraires flagrantes et bouffonnes que l’on croyait à jamais enterrées, bref des irrégularités, sont brandies et baptisées euphoriquement « Accord El Rancho » du nom de cet hôtel-casino qui a servi de paravent pour attaquer la démocratie. Heureusement que les empêcheurs de tourner en rond, les gêneurs de la rue, ont engagé le processus inverse contre les assassins. La gouvernance globale détermine la gouvernance nationale.

Ce qui étonne plus d’un c’est la participation de personnalités réputées sérieuses à cette mascarade d’El Rancho. C’est la confusion la plus totale quand des victimes acceptent sous la pression internationale de s’asseoir avec des bourreaux qui ne veulent pas se repentir et qui continuent de tuer. Des opposants qui ont lutté pendant de nombreuses années contre la gabegie et la dictature. Des chrétiens qui par essence sont des opposants car des gens qui luttent contre les injustices, les droits fondamentaux et qui sont à la recherche de la vérité. Le moment n’est pas celui de garder un silence coupable sur les crimes commis par des assassins qui tuent et pillent le pays et es habitants. Les atrocités commises contre Guiteau Toussaint en 2011, contre les quatre membres de la famille Monchéry en 2012 et contre les prisonniers politiques injustement incarcérés en 2013 sont accablantes pour le gouvernement. Les criminels qui ont commis ces actes doivent être punis et il n’est pas question d’aller s’asseoir avec eux.

Le pouvoir a mis en fièvre ses partisans et beaucoup sont à pied d’œuvre pour ameuter la troupe et faire accourir de partout des citoyens pour cautionner les élections à saveur de cocaïne qui se préparent. Fort souvent, les tractations menées au cours des crises provoquées par la gouvernance autoritaire sont camouflées dans des accords de centaines de pages pour la continuation du même. Mais dans le cas qui nous préoccupe avec l’accord d’El Rancho, le diable ne se cache même pas dans les détails. Les bandits légaux font tout ce qui est encore en leur pouvoir pour s’assurer qu’ils peuvent continuer à agir comme ils l’ont fait par le passé. En toute impunité.

Dans le cas haïtien, il est évident que le système de gouvernance autoritaire en place ne peut pas se transformer de l’intérieur. Mais de plus, l’intrusion de forces extérieures en son sein pour tenter de lui donner une certaine résilience ne lui permettra pas de perdurer. La preuve. Les manifestations de rue continuent pour demander la démission du Président de la République. Les six sénateurs progressistes refusent de faire le serment d’allégeance à Sweet Micky. L’agitation continue et l’atmosphère est polluée même au sein du gouvernement. L’échec du pouvoir est patent. La tentative de persuader les Haïtiens de donner leur confiance à des assassins a tourné court. L’opposition populaire a des muscles d’acier qui résistent à la pagaille de l’oligarchie des vendeurs de drogue, des contrebandiers, des kidnappeurs et des assassins.

Les trafiquants de drogue ont investi tous les domaines de la vie et tous les gouvernements. Depuis le pouvoir de Jean-Claude Duvalier, les barons colombiens de la drogue ont envahi les avenues du pouvoir. On sait en effet que Frantz Bennett, beau-frère du président Duvalier, a été arrêté à Puerto Rico en 1982 par la Drug Enforcement Agency (DEA). Des années plus tard, en 1986, selon le New York Times, son père Ernest Bennett était présenté comme le « parrain » par excellence du trafic de la drogue en Haïti [2]. L’état des lieux de la gouvernance ne cesse de s’assombrir avec l’implication de hauts-gradés de l’armée tels que les colonels Jean-Claude Paul, Michel François et d’autres personnalités militaires et paramilitaires liées autant à tous les gouvernements haïtiens depuis 1980. Avec la cocaïne comme fil conducteur de la gouvernance, non seulement les règles du jeu changent constamment, mais le gouvernement ne respecte même pas celles qu’elles imposent pour le moment. Il n’y a donc pas d’état de droit, de séparation des pouvoirs, et surtout pas de contre-pouvoirs au niveau de la société civile et du secteur privé.

Dans ce contexte, la démarche actuelle de l’administration américaine appuyant le pouvoir autocratique de Michel Martelly n’est pas limpide. Elle n’aide pas le processus démocratique en Haïti. La médiatisation à outrance de l’opération casino d’El Rancho ne saurait masquer la réalité que le pouvoir de Martelly composé de vendeurs de drogues, de kidnappeurs et d’assassins est totalement discrédité. Les démocrates américains ne gagnent rien à laisser leurs empreintes dans un tel imbroglio. Ce n’est surtout pas le moment de confondre vitesse et précipitation. Le désir effréné de réaliser des élections avec une machine électorale contrôlée par un pouvoir aussi corrompu est du suicide. Le pays ne gagnera rien à court terme avec de telles consultations populaires et encore moins à moyen et long terme. C’est donc se tromper de jugement que de pousser à la roue dans cette direction.

Le temps joue contre la communauté internationale (euphémisme pour dire Parti démocrate américain) qui ne veut pas être éclaboussée par le sang de nombreux innocents qui coulent des mains des sbires du pouvoir. D’où leur arrogance et leur attitude hautaine clamant qu’ils vont couper l’aide de 300 millions de dollars si les élections n’ont pas lieu en 2014. Mais cette déclaration, plus que toute autre chose, traduit la situation de gens qui ont peur et qui sont prêts à prendre la tangente. Pour des vacances illimitées. Car il ont leur propre campagne électorale à préparer et ne voudraient pas trébucher sous la peau de banane d’une Haïti connue comme « terre glissée ». Nous les comprenons et nous sommes prêts à les aider contre les milliardaires sudistes « red necks » qui mettent tout en œuvre contre le progrès. Surtout pour faire échec à ce qu’ils nomment Obamacare, la plus grande réforme du système de santé jamais entreprise pour les pauvres et les travailleurs aux Etats-Unis d’Amérique, le derniers des dix pays les plus industrialisés dans le domaine précis de la santé publique.

Nous sommes prêts à aider les démocrates américains, mais Martelly doit démissionner afin qu’il ne puisse être utilisé par les Républicains contre Hillary Clinton. Il a déjà eu un trop grand sursis. Il n’est pas question de suivre les bailleurs qui appellent à l’enthousiasme pour ménager des criminels car Haïti is open for business. Quand il y a des affaires à faire, les crimes et assassinats en sont que des bagatelles. Les trafiquants de toutes les mafias affluent sur la pointe des pieds. Au diable la crédibilité, pour le moment il faut participer au carnaval puisque ça a toujours été comme ça depuis plus de 200 ans. C’est le moment de se défouler. L’exemple vient d’en haut comme l’indique l’inventaire réalisé par le journaliste Marvel Dandin, avec :

« la fixation d’une taxe illégale sur les appels téléphoniques et les transferts ; le programme subséquent de scolarisation gratuite dont les résultats mirobolants proclamés par la propagande laissent encore perplexes ; le choix unilatéral par le chef de l’Etat (i.e. sans consultation du conseil des ministres) des trois représentants de l’Exécutif au sein du Conseil électoral dit permanent ; les interventions intempestives du Ministère de la justice dans le système judiciaire en dépit de l’entrée en fonction du CSPJ ; le renvoi illégal des conseils municipaux élus ; la gestion opaque des fonds débloqués dans le cadre de l’Etat d’urgence décrété unilatéralement par le gouvernement après les tempêtes tropicales Isaac et Sandy ; la collusion suspecte des programmes sociaux gouvernementaux Ti Manman cheri et autres avec une compagnie privée de téléphonie mobile au détriment d’une autre dont l’Etat haïtien détient 40% des actions [3]. »

Un colis piégé

La moindre analyse démontre qu’en matière de gouvernance, le pouvoir Martelly ne veut aller nulle part. Les étincelles de gouvernance arbitraire à la base ne visent pas améliorer les rapports entre les citoyens et demeuraient plutôt marquées par le duvaliérisme et les pratiques des tontons macoutes. Des étincelles qui deviendront de vrais brasiers avec l’introduction brutale des kidnappings orchestrés par une bande de « bandits légaux » comme ils s’intitulent eux-mêmes siégeant dans les lieux intimes du pouvoir et autour du Président de la République. Les réseaux de kidnappeurs de Clifford Brandt Jr. et de Woodly Ethéard, alias Sonson Lafamilia sont là pour rappeler aux incrédules que la pègre s’est retranchée dans les sommets du pouvoir pour se protéger contre toute poursuite.

Avec le fils du terroir aux commandes, les patrons de l’industrie des enlèvements associés au Gang Galil prennent confiance en eux-mêmes et sont à l’aise. En effet, suite à l’évasion le 29 mars 2014 de Marie Taïssa Mazile Ethéart, épouse de Woodly Ethéart, incarcérée à la Prison Civile de Pétion-ville pour blanchiment des avoirs provenant du trafic de drogue et d’actes d’enlèvement , le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) exprime son étonnement devant les réactions de la population comme envoutée par la sorcellerie du pouvoir. Laissons parler le communiqué de presse :

« le RNDDH rappelle à l’attention de tous que le Gang Galil est responsable, en moins de deux ans, de dix-sept (17) cas de kidnapping pour lesquels plus d’un million huit cent quatre vingt neuf mille cinq cents (1.889.500) dollars américains ont été récoltés. Ce gang est aussi impliqué dans l’assassinat d’au moins deux (2) personnes et dans la disparition d’au moins deux (2) autres [4]. (Pour de plus amples informations, voir : Affaire WOODLY ETHEARD : Le RNDDH dénonce les rapports de proximité du pouvoir avec les réseaux mafieux, 8 mars 2014, 10 pages, ap/A14/No2). »

La communauté internationale qui a intronisé tumultueusement Michel Martelly aux élections de novembre 2010 en avait marre de la sempiternelle musique populiste aux accents anarchiques du gauchisme chrétien. Elle voulait entendre d’autres sons venant d’une musique plus correcte. Dans la précipitation, elle s’est rabattue sur quelqu’un en mal de publicité et n’a pas vu que le colis est piégé. Yo tap kouri pou dlo, yo tombe nan la riviè . Elle s’est retrouvée avec quelqu’un qui grouille sans donner à l’art (la politique) sa véritable place. Avec une engeance qui croit que la musique, c’est la facilité, le laisser-aller, la boisson, la drogue, l’argent facile du kidnapping et toutes les autres choses négatives. Enfin, en échange de la non-utilisation du langage trivial qu’on lui connaît, la communauté internationale, tout en riant sous cape de sa trouvaille de « l’haïtianitude », a décidé de le promener dans les grandes capitales du monde pour montrer le résultat de son invention dans toute sa splendeur. Vive la bouffonnerie de l’entité chaotique ingouvernable !

L’admission de sa propre faillite

Tout est fait pour rendre crédibles aux yeux des Haïtiens des gens qui se nomment eux-mêmes des bandits légaux. Les capitalistes ont peu de marge pour agir autrement surtout quand ils se rendent compte que la manne financière provenant de la gauche du Venezuela risque de donner aux bandits légaux des moyens matériels pour durer. Ils peuvent investir dans des programmes bidon et des projets populistes, ce qui leur permet d’engranger des commissions juteuses dans des contrats de constructions d’infrastructures conclus de gré à gré sans la moindre planification ni étude sur leur rendement et leur maintenance. Une fuite en avant avec un goût d’inachevé d’autant plus prononcé que le président Martelly déclare à mi-parcours de son mandat que les caisses sont vides. Le gauchisme capitaliste des fonds PetroCaribe n’a pas joué le rôle salvateur à court et moyen terme comme les milliards de dollars de la Chine communiste le font avec les achats massifs des bons du trésor américain.

Il n’empêche que dans ces conditions, le pouvoir de Martelly a orchestré la plus grande dilapidation de deniers publics au cours des 50 dernières années. Au cours des trois dernières années, les déficits jumeaux (déficit budgétaire et commercial) n’ont fait qu’augmenter. Les dépenses publiques sont faites dans le plus grand désordre et dérapent dans tous les sens. À la démesure de sa personnalité, le président de la République profite de ses voyages pour collecter des per diem scandaleux de 20 000 dollars par jour, un scandale dénoncé par nul autre que l’archevêque Guire Poulard [5]. Le président Martelly n’en a cure.

Selon les journalistes antillais de Pyepimanla :
« C’est à la pelle que le dictateur-bambocheur Michel Joseph « Sweet Micky » Martelly continue de ramasser l’argent du trésor public au bénéfice de sa famille et de ses amis dans de coûteux voyages à l’étranger. Un “véritable gagòt ” de corruption, de népotisme et de pots-de-vin. »

En effet, en août 2013, le président Matrtelly s’offre un voyage accompagné de 84 personnes pour la rondelette somme de plus de $ 5 364 000 US (5 millions trois cent soixante quatre mille dollars US) [6]. La gourde se déprécie au rythme de 10% l’an. Les prix augmentent avec l’inflation qui dépasse 7%. La dette étrangère qui était de 900 millions en 2011 (après annulation d’une partie due au tremblement de terre de 2010) a plus que doublé à 2 100 millions en 2014 avec 70% provenant du Venezuela avec les fonds de PetroCaribe. Plus de 400 millions de dollars de contrats ont été signés de gré à gré avec des firmes proches du gouvernement.

(à suivre)

……………..

Économiste, écrivain


[1Dans le cadre des activités précédant l’édition 2014 de Livres en Folie, C3 Édition avait planifié la tenue d’une conférence sous le thème « Gouvernance et développement économique » le mercredi 18 juin. L’auteur n’ayant pu effectuer le voyage prévu a décidé de publier le texte rédigé pour la circonstance. Remarquons que la série des 4 textes « Gouvernance occulte, Gouvernance inculte, Gouvernance superficielle » publiée antérieurement avait été conçue comme un hors d’œuvre par rapport à ce plat principal.

[2Joseph B. Treaster, « U.S. officials link Duvalier father-in-law to cocaine trade », New York Times, June 14, 1986.

[3Marvel Dandin, « De scandale en scandale ! », Radio Kiskeya, 3 décembre 2012

[4RNDDH, Dossier Sonson La Familia : Evasion de la dame Marie Taïssa MAZILE ETHEART de la Prison Civile de Pétion-Ville, 31 mars 2014.

[5« L’Archevêque de Port-au-Prince, Mgr Guire Poulard, sort de sa réserve et dénonce la corruption et le gaspillage des ressources publiques », Radio Télévision Caraïbes, 3 janvier 2013. Lire aussi Kim Ives, « Le sénateur Moïse Jean-Charles dénonce Martelly ! », Haïti Liberté, édition du 4 au 10 Janvier 2012.

[6« President Michel Joseph Martelly s’offre un voyage de plus de $ 5,364.000 US (5 million trois cent soixante quatre mille dollars US », Pyepimanla-histoire, August 20, 2013.