Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 25 juin 2014
Dans le cadre des activités précédant l’édition 2014 de Livres en Folie, C3 Édition avait planifié la tenue d’une conférence sous le thème « Gouvernance et développement économique » le mercredi 18 juin. L’auteur n’ayant pu effectuer le voyage prévu a décidé de publier le texte rédigé pour la circonstance. La série des 4 textes « Gouvernance occulte, Gouvernance inculte, Gouvernance superficielle » publiée antérieurement avait été conçue comme un hors d’œuvre par rapport à ce plat principal.
Le 12 mars 2013, James R. Clapper, le directeur de l’Agence américaine du Renseignement exprimait sur les liens entre la gouvernance et le développement économique en Haïti une opinion dont je ferai le point de départ de la discussion d’aujourd’hui. Dans une évaluation de la menace mondiale présentée au Comité sénatorial des États-Unis sur le Renseignement au nom des 16 agences américaines du Renseignement, le directeur de l’Agence américaine du Renseignement écrit : « La stabilité en Haïti reste fragile en raison de l’extrême pauvreté et de la faiblesse de ses institutions de gouvernance [1]. »
La gouvernance ou la façon de diriger renvoie aux règles, pratiques et normes observées dans la gestion d’un pays, d’une entreprise, d’une entité et d’un système quelconque. Au fil des siècles, l’humanité est passée de la gouvernance autoritaire fondée sur le pouvoir absolu d’un homme à la gouvernance démocratique fondée sur les valeurs fortes que sont la séparation, la limitation et la division des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Une bonne gouvernance respecte les valeurs de transparence et d’éthique et se conforme aux exigences légales en vigueur dans le pays concerné. Une gouvernance saine et transparente exige des pratiques rigoureuses reposant notamment sur l’obligation de rendre des comptes à intervalles réguliers. Elle vise ainsi à combattre la corruption, qui par essence contourne et travestit les règles établies.
La gouvernance en tant que mode de gestion du pouvoir n’est pas à chercher dans les nuages. Contrairement à une opinion très répandue, la gouvernance n’est pas neutre dans les mesures concrètes qu’elle met en œuvre et représente un outil au service des intérêts non pas d’une population en général, mais de groupes d’intérêts spécifiques dans une société et un espace donnés. Au temps des colonies, il n’existait pas de « contrat social » entre maîtres et esclaves. La gouvernance esclavagiste ne reflétait pas la volonté générale et encore moins celle des esclaves. Les maîtres ont alors imposé leurs vues et leurs objectifs en contraignant les esclaves par la force et la violence. La gouvernance est donc une technique de gestion du pouvoir des dominants pour exercer le contrôle sur les autres. Cette vérité est de tous les temps et de tous les lieux.
De nos jours, les récentes recherches de Martin Gilens et Benjamin I. Page, des universités Northwestern et Princeton [2], le démontrent. À partir de l’analyse de 1779 politiques américaines appliquées entre 1981 et 2002, ces chercheurs montrent que les élites économiques ont orienté la gouvernance de la société américaine en utilisant tous les leviers existants, y compris la corruption, pour garder la richesse, le statut et le pouvoir. Les citoyens américains n’ont aucune souveraineté et ne peuvent exercer aucun pouvoir. La souveraineté de l’État, longtemps considérée comme un monopole, est affaiblie pour ne pas dire absente dans les grandes décisions. Il est devenu clair que l’État n’est plus l’acteur principal et une entité indépendante dans la régulation de la société, comme certains ont voulu le faire croire. En Haïti, les dynamiques sociopolitiques et économiques à l’œuvre dès les premiers jours de 1804 entre, d’une part, les généraux s’appropriant les terres et autres propriétés abandonnées par les anciens colons et, d’autre part, les intérêts des commerçants anglais, américains, français et haïtiens ont toujours joué un rôle dominant dans la fragilisation de l’État.
La gouvernance dans les pays développés est donc liée à des intérêts privés précis et aux préférences des groupes dominants. En règle générale, ces derniers sont dirigés par un cartel bancaire qui met au point une politique d’assouplissement quantitatif leur permettant d’emprunter à la banque centrale à des taux proches de zéro et de prêter au gouvernement à des taux leur assurant une marge bénéficiaire confortable. Cette politique est appliquée aux États-Unis depuis 2008 pour sortir de la crise provoquée par les politiques débridées des subprimes (prêts hypothécaires à haut risque) du secteur bancaire. Politique conduite en dehors des élections et du vote des populations américaines aux niveaux national et local qui ne décident rien dans la marche des choses. La gouvernance de l’élite a décidé d’un arrangement pour défendre ses propres intérêts.
Haïti étant sous occupation étrangère ouverte depuis pratiquement 1994, et plus spécifiquement depuis 2004, la notion de souveraineté nationale y est totalement futile et c’est la gouvernance globale qui est en vigueur dans ce pays. Nous sommes plutôt en présence d’une entité chaotique ingouvernable (ECI) issue de la longue dictature duvaliériste entretenue par la communauté internationale ; déstabilisation du gouvernement Lavalas avec le soutien de l’armée en 1991, puis de nouveau en 2003-2004 avec l’appui de groupes paramilitaires issus de la République Dominicaine ; interventions musclées dans le processus électoral au nom du devoir d’ingérence pour écarter Leslie Manigat de la course au profit de René Préval en 2006, puis Myrlande Manigat au profit de Michel Martelly en 2011. Ces interventions intérieures et extérieures sont fondamentales dans la création, le maintien et la continuation de la situation d’effondrement de l’État qui caractérise la situation d’Haïti. Les structures d’autorité et de légitimité sont foulées aux pieds par les organisations non-gouvernementales (ONG) et par les mafias qui imposent leur gouvernance de « bandits légaux », ou plutôt leur gouvernementalité [3].
Mauvaise gouvernance et stagnation économique
Pour bien indiquer les rapports entre la gouvernance et le développement économique, nous nous proposons d’analyser l’impact du dérapage de la gouvernance à cinq niveaux différents : sécurité, agriculture, industrie, environnement et monnaie. Ces secteurs ne sont pas indépendants, mais plutôt interconnectés. Aussi toute action dans l’un d’entre eux a des incidences sur les autres et vice versa. Notre objectif final est de démontrer que le potentiel haïtien ne peut pas être mis en valeur avec une mauvaise gouvernance.
Sécurité
L’échec de la gouvernance en Haïti se manifeste principalement au niveau de la détérioration constante de la sécurité des vies et des biens. Après l’effondrement du régime Duvalier en février 1986, les tontons macoutes et les militaires se sont recyclés en des groupes paramilitaires de gangsters qui ont développé l’industrie des enlèvements, du kidnapping et de la criminalité. La gouvernance criminelle a découragé les possibilités de développement économique. L’impunité a régné et aucun procès sérieux et des assassins n’a eu lieu. Certains gouvernements ont essayé de remédier à cet état de choses mais les mesures prises se sont révélées insuffisantes. En fait, elles dépendaient beaucoup plus de la volonté d’un chef et non pas de la stricte application de la loi. Là réside le nœud du problème. En ce sens, une bonne décision découlant de l’arbitraire présidentiel ou international peut faire autant de torts à la société qu’une mauvaise décision.
En Haïti, le dicton proclame Konstitityon se papye, bayonèt se fè (la Constitution c’est du papier, les baïonnettes c’est du fer). Cela signifie que la force de la loi est toujours secondaire par rapport à la loi de la force. En dépit du fait que les limites de la gouvernance par la force ne sont plus à démontrer, certains persistent à croire que le despotisme peut durer éternellement. Dans le contexte haïtien actuel, ce sont les missions de souveraineté de l’État (armée, police) qui priment sur les missions sociales et économiques. Cela se traduit par des budgets où la part du lion va à l’armée et à la présidence et la portion congrue est laissée pour la santé et l’éducation. Cette approche aide aussi à expliquer pourquoi Haïti vit depuis un siècle pratiquement sous une gouvernance d’occupation. Tant les troupes de l’occupation américaine que l’armée d’Haïti, le corps des tontons macoutes, et plus près de nous les forces de la MINUA, de la MIPONUH et de la MINUSTHA obéissent à ce principe maléfique de la loi de la force.
Soulignons que parmi toutes ces occupations, c’est celle de l’occupation macoute qui a causé le plus de dégâts. Selon l’ambassadeur américain en Haïti, Clayton McManaway, les tontons macoutes constituaient une force militaire de 300 000 personnes, soit un macoute pour 20 habitants, qui terrorisaient et rançonnaient impunément la population. L’ambassadeur McManaway ajoute qu’avant son départ en février 1986, le président Jean-Claude Duvalier a distribué des centaines de mitraillettes et autres fusils d’assaut à ses sbires [4]. On comprend donc l’augmentation de l’insécurité qui s’en est suivie immédiatement et ceci malgré la présence des forces d’occupation militaire qui ont pris le relais à partir de 1994. Par exemple, en 2005, une étude sur l’insécurité en Haïti révèle que « le nombre réel des armes détenues par les civils est en fait nettement supérieur et pourrait atteindre 170 000 armes légères, surtout des pistolets (38,9 mm) et des revolvers (5,56 mm et 7,62 mm) également en possession de civils (ce qui englobe des armes créoles), avec même des fusils d’assaut (7,62 mm) [5]. » Une puissance de feu supérieure à celle des entités officielles de l’armée.
En effet, comme le souligne le spécialiste en questions de sécurité Robert Muggah :
« L’insécurité en Haïti a augmenté rapidement entre 1998 et 2002. La corruption généralisée – étendue à la Police nationale haïtienne et aux services de douane – devenait difficile à cacher et la violence politique redoublait. Après la première moitié de 1998, plus de 340 millions de dollars américains étaient retenus par des institutions financières internationales en raison "d’instabilité politique, d’une gouvernance affligeante et de corruption " autant de freins qui seraient invoqués à répétition pendant la décennie suivante [6]. »
Agriculture
La mauvaise gouvernance a favorisé une faible partie de la population qui a augmenté sa portion du revenu national au détriment des paysans, des pauvres et des démunis. Les exportateurs de denrées (café essentiellement) alliés à la « classe politique de pouvoir d’État » ont appliqué des pratiques d’extorsion légales et illégales contre la paysannerie. Sur le plan légal, l’extorsion se fait à travers l’augmentation des taxes à l’exportation ainsi que celle de la marge des spéculateurs et exportateurs. Cette taxe sur le café imposée depuis la période coloniale et réaménagée sous le gouvernement de Soulouque est maintenue par tous les gouvernements, pour financer les emprunts intérieurs et extérieurs, a été le plus grand obstacle au relèvement de la paysannerie et au développement national. Et quand la taxe sur les exportations de café est finalement abolie en 1987, « ce sont les spéculateurs et les exportateurs qui se partagent les forts profits [7] ».
Les pratiques d’extorsion des tontons macoutes se sont développées à grande échelle. Les extorsions d’argent, de terres, de récoltes sont devenues monnaie courante. Les répercussions de la gouvernance anarchique se sont fait sentir très tôt dans l’agriculture et l’environnement. En contrôlant l’appareil judiciaire et des autorités en milieu rural, les tontons macoutes ont fait main base sur les terres. Que vous soyez propriétaires, rentiers ou fermiers, vous n’avez aucune sécurité foncière. De véritables entreprises de confiscation des terres sont mises en place contre les vrais propriétaires avec le soutien d’une mafia de notaires, arpenteurs, juges, avocats, préfets, et magistrats. Et parfois, les propriétaires doivent prendre la fuite pour sauver leur vie. L’insécurité explique le faible niveau des investissements et la faible production. Il n’existe alors aucune incitation à investir sur le long terme et l’on essaye de tirer un rendement maximum de la terre dans un minimum de temps. On comprend donc qu’en 2009, Robert Muggah écrive :
« Depuis les cinquante dernières années, le pouvoir a été en Haïti la chasse gardée de l’élite politico-économique. Les inégalités sont extrêmes : presque 50% de la fortune du pays est concentrée entre les mains de seulement 1% de la population [8]. »
Industrie
Tandis que l’agriculture vivrière périclitait, les pouvoirs publics ont privilégié les industries d’assemblage. Avec des salaires de misère, des ouvriers des deux sexes ont été recrutés pour travailler dans les « sweat shops » dans des conditions exécrables. Une comparaison intéressante vient à l’esprit. Aujourd’hui certains parlent de faire d’Haïti un pays émergent dans 30 ans. Comme en 1982, il y a 30 ans, les vendeurs d’illusion comme Peter McPherson de la USAID parlaient de faire d’Haïti « le Taiwan des Caraïbes » [9]. Ce fut son slogan lors de la présentation qu’il fit au Congrès américain le 21 avril 1982. De même que la première prévision ne s’est pas réalisée, les possibilités que la deuxième le soit avec la gouvernance actuelle sont très minces.
Les salaires payés dans l’industrie d’assemblage ont toujours été l’objet de controverses et permettent à peine aux travailleurs de renouveler leur force de travail. Les patrons réalisent de juteux profits d’autant plus que le principe d’indexation des salaires au taux d’inflation qui est calculé par l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI) n’est pas appliqué. Selon le Fonds Monétaire International [10], pour la période allant de 1972 à 1996, si le salaire réel est passé de 5 gourdes par jour à 36 gourdes par jour, en fait l’indice du salaire réel sur une base 100 en 1981 est passé de 101 en 1972 à 22.7 en 1996. Depuis lors, le salaire minimum réel a stagné sinon régressé en tenant compte de l’inflation annuelle moyenne de 15% que le pays a connu entre 1996 et 2009.
Ce n’et pas la loi qui décide mais plutôt le pouvoir personnel du chef de l’État. On l’a vu avec le président Préval refusant de publier la loi des 200 gourdes votée au Parlement en août 2009 et on l’a aussi vu en 2014 avec le président Martelly décidant de fixer le salaire minimum à 225 gourdes. Ces comportements absolutistes trouvant leur inspiration dans « l’État c’est moi » n’ont rien d’exceptionnel, sinon de refléter le degré de conscience d’une classe politique qui ne peut concevoir qu’une gouvernance républicaine monarchique. C’est donc sans subtilité que la musique de la gouvernance autoritaire enchante les patrons. Ce mariage du secteur privé avec l’État marron donne un certain relief au constat de Robert Muggah : « Les inégalités sont extrêmes : presque 50% de la fortune du pays est concentrée entre les mains de seulement 1% de la population [11]. »
(à suivre)
* Économiste, écrivain
[1] « Stability in Haiti is fragile because of the country’s weak governing institutions. Strained relations between President Michel Martelly, in office since May 2011, and the opposition-dominated legislature are delaying progress on several fronts, including plans to hold overdue Senate and local elections and advance the President’s agenda to create jobs, improve education, and attract foreign investment. Although Martelly is generally still popular, the risk of social unrest could grow because of unmet expectations over living conditions and the lack of economic opportunities. President Martelly will likely face continued protests—some possibly violent and organized by his enemies—over rising food costs. President Martelly and Prime Minister Laurent Lamothe intend to prioritize private-sector-led growth and end dependence on aid. However, Haiti will remain dependent on the international community for the foreseeable future because of the devastating effects of the earthquake in January 2010 on infrastructure and production capacity, several recent natural disasters that ruined staple food crops, and the unsettled political and security climate. Of the estimated 1.5 million Haitians displaced by the earthquake, more than 350,000 are still in tent encampments. We assess that the current threat of a mass migration from Haiti is relatively low because Haitians are aware of the standing US policy of rapid repatriation of migrants intercepted at sea. » James R. Clapper, Director of National Intelligence, Statement for the Record Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence Community, Senate Select Committee on Intelligence, Washington, D.C., March 12, 2013, p. 28.
[2] Martin Gilens and Benjamin I. Page, Testing Theories of American Politics : Elites, Interest Groups, and Average Citizens, Princeton University and Northwestern University, April 2014
[3] Michel Foucault, De la Gouvernementalité ; cours donné au collège de France en 1978 et 1979, Paris, Edition du Seuil, 1989.
[4] Josh DeWind and David Kinley, Aiding migration – the Impact of International Development Assistance on Haïti, Columbia University, NY, 1986, p. 38-39.
[5] Robert Muggah, Haïti : les chemins de la transition — Étude de l’insécurité humaine et des perspectives de
désarmement, de démobilisation et de réintégration, Département Fédéral des Affaires Étrangères (DFAE)
de Suisse, Small Arms Survey, Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève, octobre 2005, p. XXV.
[6] Robert Muggah, « Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles ? L’analyse de l’impasse de la gouvernance en Haïti », Revue d’analyse comparée en administration publique, vol. 15, n° 2, printemps-été 2009, p. 43.
[7] Fred Doura, Économie d’Haïti – Dépendance, Crise et Développement, Canada, Éditions Dami, 2002, p. 83.
[8] Robert Muggah, « Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles ? L’analyse de l’impasse de la gouvernance en Haïti », op. cit., p. 45.
[9] Peter M. McPherson, « Economic Support fund Assistance for Latin America and the Caribbean », Attachment A (Current economic Situation of Key Caribbean Basin Countries : Haiti), Statement before the Committee on Foreign Affairs, House of Representatives, April 21, 1982.
[10] FMI, Haïti Selected Issues, 2001.
[11] Robert Muggah, « Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles ? L’analyse de l’impasse de la gouvernance en Haïti », op. cit. p. 45