Par Leslie Péan*
Texte présenté le samedi 14 juin au Salon du livre de Washington
Soumis à AlterPresse le 19 juin 2014
La piste suivie par Jean Métellus est différente. Dans une certaine mesure, elle part d’un retour en arrière pour mieux contrecarrer le présent. Pour le regarder en face, tenant compte de toutes les possibilités, y compris le vagabondage, légitimant ainsi la reproduction de l’ordre ancien. Vagabondage qui ne remet pas en cause les fondements de la société. Vagabondage qui persiste aujourd’hui avec les schémas de carnaval, les placébos de football, les réjouissances au chevet d’un pays qui se meurt. Dans L’année Dessalines , Jean Métellus fait des arrangements qui donnent à son discours une gamme complète de sonorités aiguisées allant de la réalité au délire.
Dès l’abord, on écoute la traditionnelle chanson de la répression sous les tontons macoutes. Il écrit : « Des miliciens ivres de pouvoir, machette en bandoulière, pistolet au poing, quadrillaient la ville, interpellaient, terrorisaient. Ils arrêtaient, assassinaient à la moindre tentative de fuite [1]. » Paru en décembre 1986, après la chute de la dictature de Jean-Claude Duvalier, L’année Dessalines exprimait ce vague pressentiment que rien n’était réglé et qu’Haïti pouvait encore retourner trente ans plus tard à la même mascarade. C’est donc sans allégresse que dans un dialogue entre deux de ses personnages Elina et Tambour, ce dernier dit : « Ce n’est pas moi, ma chère, qui suis amer, c’est le pays tout entier qui est amer. Il faut quitter ce pays pour avoir une certaine tranquillité d’esprit, un certain repos [2]. »
Avec la répression comme figure centrale du décor, Jean Métellus trouve des formules remarquables pour traduire la réalité haïtienne. Il fait dire à son héros principal Ludovic Vortex : « Tu ne dois pas oublier que nous sommes dans un pays malade de la tête aux pieds et qu’il convient de soigner tous ses membres sans distinction, sinon, c’est la débâcle [3]. » Plus loin, conscient que le duvaliérisme entraine Haïti dans une voie de garage, le son est resserré et compressé à l’extrême. Le roman décrit la situation entre 1960 et 1972. Toutefois, il renvoie à des situations qui sont encore courantes aujourd’hui. C’est le cas avec les fonctionnaires qui sont payés « tantôt par mois, tantôt parfois [4] » écrit Métellus. Un scénario cruel qui nous a porté à écrire le 31 janvier 2014 : « Les professeurs qui participent au programme PSUGO n’ont pas été payés dans certains cas depuis 5 mois, dans d’autres cas depuis 8 mois. Les élèves manifestent dans les rues aux cris de " Vive l’éducation, à bas le carnaval " [5]. »
Sortir de l’assujettissement multiséculaire
Le brigandage à tout crin n’était pas encore assumé et revendiqué par le Président de la République. Toutefois, il était évident que c’était la voie prise par les tontons macoutes. Aussi Jean Métellus dit alors notre sort final par la bouche du personnage Gracieuse : « Si Dieu ne met pas la main sur ce pays, tout le monde va périr, Haïti est condamnée à disparaître [6]. » On peut dire que c’est carré, avec aucune note qui dépasse. La problématique générale est présentée sans fioritures. L’affirmation de son talent de conteur n’empêche pas l’auteur de verser dans une certaine autodérision. Il fait dire à Félicissime, un de ses personnages : « Dans un pays comme Haïti, les héros passent et personne ne s’occupe, ni de leur gloire ni de leurs mérites, on a pris l’habitude de mettre tout le monde sur le même pied. On égalise ici par le bas. [7]. » Juste assez pour ajouter une note de réalisme très actuel. Aujourd’hui, c’est le créole le plus désarticulé qui a la palme et qui sert de norme !
Sans tomber dans la provocation facile, Jean Métellus joue toujours avec raison la carte des contestataires. Et quand il se trompe, il marque le coup, conscient des aspects sombres et bouleversants du populisme chimérique. Des vieilles rengaines charriées depuis nos origines et qui se font entendre à chaque conjoncture de crise, cassant ainsi l’élan du vrai changement. Une tendance qui devrait donner à réfléchir. Jean Métellus en est conscient et aussi, il revient avec cette assurance que la cause du peuple est toujours la bonne. Toujours à redécouvrir. Le chemin de la facilité consistant à ne pas se colleter aux vrais problèmes et à les laisser pour les générations futures n’a fait qu’empirer la situation. Aussi appelle-t-il au débat. Pas à de la futilité, mais à des vrais échanges de vérité. Car dit-il, « Il est difficile d’admettre que celui qui a risqué mille fois sa vie pour nous sortir de l’esclavage ait été assassiné par l’un d’entre nous. Nous sommes un peuple maudit, nous récoltons maintenant le fruit amer des plantes vénéneuses semées dès 1806, depuis le prétendu meurtre du Pont-Rouge [8]. »
Il y a donc chez Métellus tout ce qu’il faut pour faire de chaque lecteur un adulte. Et organiser la réflexion préalable à la sortie de l’assujettissement multiséculaire. Les histoires que Métellus raconte nous incitent à voyager et à rêver que le changement est possible. À notre portée. Bien que déçu, Jean Métellus nous ouvre un cœur, jamais découragé. Pendant que Clivia dit qu’il faut partir, Ludovic dit qu’il faut rester pour continuer le combat. Après discussion, le couple décide de rester pour travailler à changer « cet état d’esprit qui engendre des dictateurs aux noms différents, aux méthodes toujours identiques, depuis la mort de Dessalines [9]. » Un travail de Sisyphe !
Mettre fin à la politique de la racaille
L’écriture de Jean Métellus transmet une sensibilité pour mettre sur la voie qui peut amener loin. Très loin. Elle ne doit donc pas passer inaperçue. Médecin et poète, scientifique et artiste, il a redonné à la mixité des lettres de noblesse dont nous devons en être fiers. La méringue créole que l’on retrouve dans ses écrits peut encore propulser l’embarcation d’Haïti vers des eaux plus propices. Et mettre fin à la politique de la racaille dans un « Bonsoir dame moin prallé dodo [10]. »
Les générations nouvelles doivent constater que Jean Métellus avait vu juste. « Le soleil se lève maintenant l’après-midi, le pays est vraiment malade , dit son personnage Jérémie [11]. » Il y a dilution de tout projet collectif. Les ravages du tout voum se do sont énormes. Le gouvernement refuse tout partage du pouvoir et prend toutes les dispositions pour le retour au Duvaliérisme pur et dur. La conception autoritaire du pouvoir subordonne le fonctionnement de la société aux exigences de sa politique décadente de carnaval. Dans cette conjoncture de délitement généralisé, le virage opéré par les tontons macoutes a non seulement permis l’irruption de l’abjection, mais surtout son imposition comme valeur suprême. La question est l’acceptation de cette abjection dans le processus maléfique qui fait que la recherche de reconnaissance ne se fait plus de bas en haut, mais plutôt du haut vers le bas.
À la mort de Jean-Claude Charles, Jean Métellus a écrit le 9 mai 2008 : « Jean-Claude nous a quittés, mais nous restent son regard pétillant, sa chaleur communicative, sa capacité d’enthousiasme et ses poèmes, articles, romans, essais, films, scénarii. C’est un écrivain et un homme de très grande valeur que le pays vient de perdre. » Ces mots s’appliquent parfaitement à Jean Métellus. On ne peut pas se contenter de pleurer son départ. Il faut absolument entreprendre une réflexion sur les raisons pour lesquelles ce savant reconnu à l’étranger demeure, dans une large mesure, inconnu dans son pays d’origine. Né à Jacmel où il a fait ses études primaires et secondaires, puis ayant enseigné les mathématiques pendant deux ans dans son patelin, il est allé directement à Paris en 1959 pour ses études universitaires. Ce produit du réseau des écoles publiques d’Haïti est la preuve irréfutable de ce que la province représentait et offrait à ses fils et filles avant le désastre des Duvalier. Avant l’effondrement du pays.
* Économiste, écrivain
[1] Jean Métellus, L’année Dessalines, Paris, Gallimard, 1986,, p. 78.
[2] Ibid, p. 91-92.
[3] Ibid., p. 26.
[4] Ibid, p. 46.
[5] Leslie Péan, « La périlleuse mission confiée au Cardinal Langlois », Le Nouvelliste, 31 janvier 2014.
[6] Jean Métellus, L’année Dessalines, op. cit., p. 51.
[7] Ibid., p. 139.
[8] Ibid., p. 141.
[9] Ibid, p. 282.
[10] Ibid, p. 67.
[11] Jean Métellus, L’Archevêque, Paris, Le Temps des Cerises, 1999, p. 114.