Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 10 juin 2014
(En prévision de la Conférence organisée par C3 ÉDITIONS le 18 juin 2014 sur « Gouvernance et développement économique », Leslie Péan publie une série de quatre articles)
Depuis sa création, Haïti ne cesse de crier dans le vide pour une autre gouvernance. Les Haïtiens savent dans leur for intérieur qu’ils crient dans le désert. Les improvisations se succèdent. Chaque gouvernement retourne au point de départ. Le pays est une foire d’empoigne. Un gouvernement annule les mesures prises par le précédent et le déséquilibre dure. Les tensions se renouvellent. La matrice ainsi créée fait corps avec les individus dans un nihilisme qui bloque l’invention des lendemains. On comprend donc qu’ils ne peuvent chanter. Le pays est en roue libre et les bandits peuvent brasser large.
L’esprit critique est banni pour empêcher un réveil des consciences. Tous les calculs sont faits pour rester dans les sentiers battus. La posture prédominante en 1804 a généré le positionnement d’une culture rétrograde avec des trouble-fêtes qui ont quand même décidé de faire la fête, même à leur propre détriment. Avec dissonances et fausses pistes. Le système fonctionne à merveille et les vies sont façonnées en fonction de la terreur instaurée. Dès l’enfance, les esprits sont formatés pour que tout le monde rentre dans le rang sans rébellion. En leur enlevant tout jugement et tout libre-arbitre. Dans la subjugation totale. Telle est l’incohérence de la vie politique qu’Edmond Paul traduit ainsi :
« Les faits, les événements, tels qu’ils se sont toujours passés et se déroulent encore malheureusement dans ce pays, ne sont pas à contester ; ils sont vrais et ne le sont, hélas ! que trop. Mais la marche d’un peuple, on le sait assez, se ressent longtemps de ses origines. Or, généralement, les étrangers, dans leurs appréciations, commettent la faute d’oublier qu’à l’inverse des autres sociétés, la Société haïtienne, née tout d’un coup d’une crise sans précédent, a eu au sommet, pour la diriger, des chefs d’une complète cécité. Pour lors, l’instruction, les lumières, la force motrice des progrès des nations a été comme tenue en suspicion, regardée par ceux-là comme un hors-d’œuvre, d’autant que cette force avait été l’instrument de leur asservissement séculaire [1]. »
Quelle sonorité ! Quelle maturité ! On est d’autant plus surpris qu’Edmond Paul arrive à ces justes conclusions avec autant de naturel. Sans complexes. Loin des deux mamelles du noirisme et du mulâtrisme sucées par une société qui démultiplie son absence de pensée. C’est une rencontre avec la sincérité et l’intégrité. On comprend donc que cette œuvre majuscule n’ait jamais été rééditée ni diffusée. Son influence a donc été limitée pendant que les marginaux de tous bords font bombance. Et pourtant Edmond Paul fait une déconstruction de notre décadence en nous mettant dans un état de nudité totale. La lucidité de l’auteur analyse la singularité haïtienne dans sa vraie dimension. Il écrit :
« Les mœurs publiques d’Haïti se sont, pour ainsi dire, formés sur ce moule ; le peuple, les masses, se sont accoutumés à prêter leur appui inconscient à des Pouvoirs aveugles ; les hommes éclairés, dont le nombre était faible, dès l’origine, ont été ou annulés ou entrainés dans le pauvre courant de l’esprit général ; même quand ils ont pu influer sur les destins du Pays, la somme de leurs connaissances effectives a été insuffisante pour corriger déjà le fatal vice originaire des Gouvernements d’Haïti [2]. »
Connaissances et asservissement
La force d’Edmond Paul est d’aller aux origines pour montrer comment le futur s’est dessiné. Tout en reconnaissant la contribution des aïeux à notre indépendance, il indique en clair les formes diffuses que prennent les rapports sociaux entre les chefs devenus de grands propriétaires et les anciens esclaves contraints de travailler dans le cadre du caporalisme agraire qui deviendra le Code rural. Mais il va encore plus loin en analysant la problématique des nouveaux dirigeants par rapport au savoir. Le nouvel ordre créé tient le savoir en suspicion. Cette dynamique de destruction du savoir dans le psychisme de la « classe de pouvoir d’État » se nourrit du sectarisme et du racisme dont ses membres sont victimes de la part des pays plus avancés. Ce « fatal vice originaire » représenté par l’aversion et le mépris pour la connaissance est devenue une invariance se manifestant ouvertement ou sous la forme d’un irrationalisme refoulé. Ce n’est pas l’instruction des Maîtres qui est l’instrument de l’asservissement des esclaves. Elle est un symbole fort tout au plus ayant une portée symbolique, mais c’est plutôt le contrôle des connaissances qui est une technique d’asservissement.
Les contours du politique sont ainsi façonnés et rares sont ceux et celles qui ne sont pas happés dans des déboires sans fin. Même quand ils se retroussent les manches et sont prêts à en découdre. Ce condensé du ténébreux drame haïtien met le doigt dans la plaie. Non pas seulement dans les rapports entre la société et l’État. Mais aussi dans le rapport de soi à soi-même. Dans cette allure complice de la communauté internationale avec les baroudeurs du quotidien. La marque de fabrique de notre anéantissement est dans cet asservissement des esprits. Dans l’obscurité magnifiée en lumière. Pour s’enfoncer dans l’envoutement des virées magiques. La victoire de la démagogie est l’ultime manifestation de la perte de tous les repères. Il importe d’assumer et de ne pas lâcher prise.
Dévoiler au grand public ce qui est caché
Haïti est la résultante du nouvel ordre global découlant de la découverte de l’Amérique et des relations internationales entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. En ce sens, le pays n’est pas singulier et unique. Par contre, quand on considère que c’est le seul pays au monde où une révolte d’esclaves noirs a abouti à la liberté et à l’indépendance, Haïti est un singulier pays. Pour deux raisons additionnelles. La première est le rapport au savoir. Le fondement de la singularité d’Haïti est justement le rapport ambigu que les forgeurs de la nouvelle nation établissent avec le savoir et la connaissance. Un rapport de suspicion quand ce n’est pas carrément un rapport de haine. La seconde est la forme de racisme qui se crée dès l’origine contre les Noirs, puis contre les Blancs, puis contre les Mulâtres. Le narcissisme triomphant consacre le rejet de l’autre qui prend de multiples formes et qui se termine avec la psychologie tordue du rejet de soi.
Après avoir affirmé la place des non-Blancs dans le genre humain, les Haïtiens noirs et mulâtres se sont laissés diviser par la question identitaire liée à celle de la gestion du pouvoir. La supériorité naturelle qu’un groupe prétend avoir sur un autre groupe n’est que le prétexte mis en avant pour asservir ce dit groupe. Les dirigeants haïtiens ont réagi par rapport à ce discours pseudo scientifique en ne faisant pas de distinctions et en rejetant le bébé avec l’eau du bain. Un peu comme la révolution française le fit en guillotinant des savants comme le chimiste Lavoisier. La France s’est remise de cette conception primitive de la révolution. Par contre en Haïti, nous continuons à écarter des affaires publiques nos Boyer Bazelais, nos Anténor Firmin et nos Louis Joseph Janvier. Nous continuons de répéter à satiété le mot de la Terreur qui veut que « La République n’a pas besoin de savants ».
L’apport d’Edmond Paul est de déconstruire cette approche traditionnelle négative, devenue un vrai rituel, qui a fait que la société haïtienne n’a pas pu avancer et est restée proche de zéro. En dévoilant au grand public ce qui est caché et ce qui se passe vraiment au niveau de la gouvernance d’Haïti, Edmond Paul mérite toute notre attention. Ajoutons que la prise de conscience pour défaire le mal causé par la haine du savoir au niveau des élites politiques ne concerne pas uniquement le pouvoir exécutif. En ces mois de mai-juin 2014 marquant le 50ème anniversaire de la forfaiture de la présidence à vie imposée par le tyran François Duvalier en 1964, il importe d’éduquer la jeunesse en disant la vérité. L’armada des députés qui ont voté la constitution du 25 mai 1964 ne saurait être négligée.
Le renouveau fasciste
Le tyran Duvalier a bénéficié des votes des députés Candelon Lucas, Pressoir Bayard, Mme. Ulrick Paul-Blanc, Lamoussey André, André Simon, Mme. Max Adolphe, Gassner A. Kersaint, Wéber A. Kersaint, Charité Louis, Kercius Conzé, Louis Raymond, Karensky Rosefort, etc., des tontons macoutes qui ont rançonné, arrêté et massacré bien des citoyens dans leurs circonscriptions respectives. Sous la gloriole du pouvoir politique des Duvalier, la médiocrité ambiante n’était pas seulement au Palais national. Ces députés tontons macoutes ont fait des lois pour permettre aux crétins de rendre la vie impossible aux autres. En même temps, ils ont servi de factotums pour chasser de la Chambre des Députés leurs collègues tels que les députés Numa Saint-Louis, Fritz Balmir, Raymond Obas, Lamarre P. Camy et Nicolas Poulard qui ne voulaient pas avaliser la présidence à vie.
La refondation nécessaire à Haïti passe par l’émergence de personnalités qui ne sont pas des chiens couchants devant le Président de la république. C’est le comportement avilissant des députés tontons macoutes face à Duvalier qui explique l’impunité dont les sbires de ce régime ont joui jusqu’à nos jours. Le système de subordination des pouvoirs à l’Exécutif qui existe en Haïti participe au blocage du développement de la société. Il faut une remise en cause de ces comportements qui accentuent toutes les formes d’exploitation en vigueur. Une remise en cause du conditionnement social et idéologique qui avait conduit le député Karinsky Rozefort à déclarer en 1964 « pour que la révolution soit totale, il faut que … ses leaders, ceux-là qui lui sont fidèles, soient prêts à sacrifier leur père, leur mère et leur frère [3]. »
Les députés duvaliéristes ont fait des lois sur mesure pour plaire au fascisme noir et rouge de François Duvalier. Haïti était condamnée à subir la tyrannie pointilleuse et paranoïaque d’un dictateur. Ce dernier va rallier d’autres individus du même acabit en 1971 tels que les députés tontons macoutes Astrel Benjamin, Louis Durand, Antoine R. Hérard, Luckner J. Cambronne, Mme. Lise-Anne Hérard, Victor Nevers Constant, etc. pour changer la Constitution et installer son crétin de rejeton comme président à vie. C’est l’instauration officielle au 20ème siècle du règne des individus dont on met en doute la capacité de leur cerveau à dépasser le stade des activités d’une tourterelle. Voilà ce qui explique le renouveau fasciste auquel on assiste aujourd’hui.
Enfin, en se donnant la certitude d’avoir la loi avec elle, la gouvernance superficielle reproduit, sous sa propre forme, l’occulte et l’inculte en autorisant n’importe quel crétin à étaler son ignorance, son manque de savoir-vivre et sa lâcheté. Avec la coupe du monde de football au Brésil du 12 juin au 12 juillet, qui sera suivie du carnaval des fleurs en Haïti du 27 au 29 juillet, ces formes de gouvernance maléfique se combinent pour que la complaisance vis-à-vis du statu quo atteigne des sommets inégalés. Le pilonnage de ces deux événements par les milieux du pouvoir a pour objectif de manipuler les esprits au détriment de la dignité et de la raison. Le beau jeu est ainsi utilisé pour tenter de faire oublier les méfaits de la mauvaise gouvernance. On comprend toutefois l’accueil, pour le moins glacial, fait le 8 juin au Poste Marchand au Président de la République, quand il est allé lui-même procéder à la distribution de maillots des équipes d’Argentine et du Brésil. Des antécédents qui l’ont porté à éviter la déconfiture qui l’attendait au Fort National où l’hostilité à son endroit grondait.
La fonction présidentielle est galvaudée. Le summum de la corruption est atteint en vidant toute chose de sa substance. Il ne sert plus à rien de faire de longues études au pays des Anténor Firmin, Hannibal Price, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis. Le jeu ne vaut pas la chandelle. La recette magique du succès réside maintenant dans l’investissement à fond dans le rigolo et les chansons grivoises. Quant à ceux qui désespèrent, ils peuvent se créer une place dans les chroniques du loisir. Ils auront alors un prestige comparable à celui du roi Salomon en se donnant à cœur joie dans le superflu et l’ostentatoire, mettant ainsi en valeur la fange pitoyable dans laquelle nagent les esprits. Le monde doit être ainsi ordonné, tandis que le pays ignore comment survivre aux épidémies qui le ravagent et à la hausse vertigineuse des prix. Dans cette conjoncture qui rappelle celle de Néron, où l’on s’amuse pendant que Rome brûle, le divertissement prend le pas sur les exigences fondamentales de la vie moderne. Mais même en utilisant le beau jeu, le carnaval et la propagande, on ne pourra jamais faire croire à ceux qui ont faim que leur ventre est rempli.