Par Gary Olius *
Soumis à AlterPresse le 4 juin 2014
Toute connotation raciste mise à part, la démocratie – si universelle qu’on veut la rendre – ne sera jamais partout pareille ; les peuples n’étant pas les mêmes de l’orient à l’occident. Il y en a ceux qui sont riches, moins riches, pauvres et pauvrissimes, c’est-à-dire plus pauvres d’entre les pauvres. Depuis l’ancien président Jean Pierre Boyer (1818-1843), un certain ordre mondial a voulu qu’Haïti soit dans ce dernier peloton et, pour cela, son décollage économique a été plombé par une lourde dette de 150 millions de francs-or, l’équivalent aujourd’hui de plus de 20 milliards d’euros. Nos élites aussi se sont alignées, dociles, depuis toujours sur cette logique ; puisque pour eux la seule chose qui comptait et qui compte encore est de tirer leur épingle du jeu. L’ordre mondial d’aujourd’hui se meut en une quête effrénée d’un équilibre (stable) de l’occident et, au nom de ceci, il doit sceller la cohabitation sempiternelle des extrêmes, garante d’une neutralisation à la mode mathématique (-x+x=0).
La démocratie elle-même, comme produit-phare de cet occident doit pouvoir intégrer les réalités extrêmes. Et, pour cause, l’extrême pauvreté doit côtoyer aussi longtemps possible l’extrême opulence. C’est justement ce nécessaire équilibre qui exige qu’il y ait un USA où siègent toutes les ostentations du monde, à la barbe d’une Haïti dépouillée de tout, même de la capacité de résistance de ses hommes et de ses femmes contre les bêtises avérées. Rien d’étonnant que la démocratie étasunienne ne soit la même que la nôtre. Comme de fait, il doit nécessairement exister une démocratie à l’américaine et une démocratie à l’haïtienne. Les espaces physiques, les hommes, les femmes, les valeurs, les possibilités matérielles, les élites et les mentalités n’étant pas aussi les mêmes.
Qu’il s’agisse de démocratie comme échafaudage de valeurs, de droits et de devoirs, qu’il s’agisse de démocratie comme réseau d’institutions ou ensemble de pratiques et de comportements, le modèle réservé aux riches et aux ayants-droits semble n’avoir rien à voir avec celui des pauvres et des personnes dépendantes. Cela peut paraitre estomaquant, mais en vérité la démocratie qui sied à un pays dépend largement de la marge de liberté dont il dispose. Liberté du pays à l’autodétermination, liberté du peuple à choisir librement ses leaders et, aussi, liberté des dirigeants à agir et à conduire le destin du pays sans l’influence externe d’aucun diktat. Sans complexe, Haïti peut-elle s’enorgueillir de jouir d’une certaine marge à cet égard ? Que votre réponse soit truffée de diplomatie ou de marronnage, en votre for intérieur vous connaissez la vérité, et les puissants diplomates accrédités en Haïti le savent aussi. Mais, le hic est que c’est justement ce jeu « chat konnen, rat konnen [1] » qui fera perdurer cette réalité, …sans espoir d’une quelconque révolution.
Tenaces, vous me diriez peut-être que la démocratie est partout « loi de la majorité », qu’on soit aux Etats-Unis, en France, au Canada ou en Haïti et, en ces lieux, on n’a jamais vu des minorités imposer leurs lois à des majorités élues. Oui, partout la loi de la majorité prédomine et parfois sans partage, mais il suffit de pousser un peu plus loin la réflexion pour se rendre compte que les majorités ne sont pas partout pareilles. Il y a des majorités libres, il y a des majorités serviles et inféodées à une minorité de nantis. Depuis Aristide I jusqu’à Martelly, en passant par Préval I et II, les majorités de la démocratie à l’haïtienne s’achètent et se vendent comme des petits bains au beurre. Elles se maintiennent à coup de millions de gourdes et savent faire monter les enchères en menaçant de péter les plombs, pour un cric ou un crac, quand elles passent trop de temps sans être arrosées. Sans exception aucune, toutes les majorités parlementaires en Haïti ont accepté de se donner publiquement en spectacle et ont reçu quelque chose pour leurs besognes peu élogieuses. Dans un tel état de fait, le ciment politique qui s’appelle idéologie est totalement absent et l’argent, quelque soit sa provenance, règne en maitre. Les partis politiques sont devenus des rampes de lancement conjoncturelles qui servent uniquement à mettre des affairistes politiques en orbite lors des élections. La notion même de conviction se fait de plus en plus rare, puisque le pouvoir a perdu toute son essence pour devenir un instrument d’affaires et un haut lieu où l’on vient pour réaliser sa vie personnelle (se marier, posséder le château ou la villa de ses rêves, devenir multimillionnaire). Ainsi, les notions d’idéologie, de conviction, de croyance, de militance, de résistance, bref, tous les supports essentiels à des batailles démocratiques en Haïti, se volatilisent devant l’argent comme de la cire exposée au soleil.
Face à un tel drame, il est difficile de ne pas penser à Engels, ce grand maitre à penser qui prédisait que le capitalisme sauvage aidant, l’argent allait devenir le lien de tous les liens. Et, ce qui se passe en Haïti est carrément symptomatique de ce que la démocratie peut devenir quand elle est implantée au forceps dans un milieu en proie à l’ignorance, la pauvreté, la faillite étatique, les trafics illicites de toute sorte et le déficit d’éthique. Dans de pareils contextes, l’argent n’est pas seulement la dictature qui prend la démocratie en otage, mais aussi cet élément qui risque même de se placer au dessus du Dieu tout puissant. Et, laissons-nous paraphraser Engels, pour mieux fixer cette idée : « si je suis laid et qu’avec mon argent je peux mettre à mon service la femme la plus belle du monde, donc, je ne suis plus laid…car ma laideur (cette caractéristique qui repousse) se fait beauté par la toute-puissance de l’argent ». Dans la même veine, si j’arrive en « graine 5 [2] » dans les plus hautes sphères de la politique haïtienne et qu’avec mon argent je peux m’acheter une majorité parlementaire et me confectionner des « bases raides [3] » dans les bidonvilles, je peux me foutre des partis politiques et d’une quelconque assise populaire. C’est tristement cette réalité vécue depuis 1989, rehaussée par le tandem Aristide-Préval entre 1997 et 2009, qui nous a valu ce modèle de démocratie que nous avons aujourd’hui. Une démocratie sans partis politiques, uniquement peuplée d’une petite brochette d’hommes forts et de femmes fortes, où les notions de légitimité démocratique et de légitimité institutionnelle ne sont que vains mots. Qui serait assez outrecuidant pour nous dire que cela existe aussi dans la démocratie américaine ? En vérité, le poids de l’argent est indéniable dans la société étasunienne, mais leur modèle de démocratie a réussi à le mettre à sa vraie place. Ce n’est pas une louange, mais la reconnaissance d’un fait.
Paradoxalement, ce sont des pourfendeurs américains qui, par un soit disant amour-fou pour la démocratie, qui ont fait et font encore, chez nous, l’apologie de ces leaders sans attache politique institutionnelle. Et ils s’étonnent que la démocratie peine à s’établir en Haïti et que l’on célèbrera en 2016 l’an 30 de la transition. Tous les groupuscules de l’establishment américain, démocrates ou républicains ont leur ‘leader haïtien’ préféré. Certains encensaient Aristide, d’autres n’avaient des yeux que pour Préval et les Clintons déparlent quand ils font référence à l’actuel Président. Ces politiciens haïtiens n’ont qu’une chose en commun : ils ont tous fait irruption dans la politique à la faveur d’un événement ou d’une conjoncture et n’avaient rien à voir avec une quelconque entité du système politique haïtien. Cela n’empêche pas aux américains de les voir, chacun en son temps, comme les meilleures options pour sortir le pays du marasme. Pour eux, il n’y a aucun contre-argument qui puisse prévaloir. Et, aux emmerdeurs qui murmurent sans cesse : où est la construction démocratique dans tout cela ? Impassibles, ils répondent : Il y a une rubrique ‘perte et profit’ dans toute entreprise…on est en Haïti et…bien fous ceux qui pensent que le monde va disparaitre pour si peu.
La nature ayant horreur du vide, le peuple – à force de chercher quelque chose dont il devient de plus en plus conscient de son inaccessibilité - finira par prendre ce qu’il a à portée de la main. Trente ans de quête infructueuse d’une certaine démocratie, cela se paie, même quand on ne connait pas a priori le prix. Plus le temps passe, moins les citoyen(ne)s haïtien(ne)s se préoccupent de ce que l’occident appelle ‘démocratie’. D’ailleurs, bon nombre d’entre eux commencent à douter de son existence et ils en font mention comme du fameux ‘maitre-minuit [4]’ dont tout le monde parle et que personne n’a jamais vu.
La confusion était encore plus grande quand on assimilait la démocratie à la personne de l’ancien vicaire Jean Bertrand Aristide. Renversé par un coup d’Etat et envoyé en exil, cet ancien tribun des masses populaires haïtiennes a été ramené au Pays par Bill Clinton, le 15 octobre 1994. On parlait, pince sans rire, de retour de la démocratie en Haïti. Ouf, c’était comme pour enseigner au peuple que la démocratie est anthropomorphe, elle sait partir et revenir…elle peut être chassée et être ramenée, à volonté. Enfin, la démocratie est tantôt des graines qu’on sème, qui deviennent arbre, qui bourgeonnent et qui fleurissent. Tantôt elle se fait homme pour habiter parmi nous, comme dans une mystique évangélique, tantôt elle est un processus électoral, tantôt elle est assimilée au parlement que la malice populaire considère comme une gaguère-à-costume habitée par des bagarreurs et des corrompus de la pire espèce.
Dérouté par cette confusion entretenue à coup de comparaisons erronées, d’allusions et de mauvaises perceptions, le peuple – subtil observateur de ce qui se passe en Haïti depuis 1986 – en vint à voir la démocratie soit comme quelque chose dans lequel il n’a rien à gagner, soit comme une fiction inventée par la communauté internationale, soit comme une entité magico-mystique qui n’existe pas et n’existera jamais en Haïti. Fort de tout cela, il peut se demander à quoi bon réaliser des élections qui coutent des dizaines de millions alors que le pays manque de tout, même de quoi nourrir et protéger ses enfants de la moindre épidémie ? A quoi bon laisser aux étrangers le soin de concocter des arrangements pour amener leurs poulains au pouvoir qui, en se chamaillant entre eux, justifieront l’arrivée à répétition de missions onusiennes qui n’ont d’autres vertus que d’envenimer la situation sanitaire, sociale et politique du pays ?
Sans le savoir, les élites haïtiennes et la communauté internationale jouent avec le feu. Elles oublient que dans le modèle de démocratie qui est imposé au pays, le peuple n’acceptera pas éternellement de jouer le rôle de figurant. N’en déplaise à Alain Turnier, il ne demandera pas seulement des comptes, mais il prendra – à sa manière – son destin en main. Au même titre que les populations européennes qui affichent dangereusement un penchant pour l’extrémisme de droite, avec tout ce que cela comporte comme risque, il peut arriver que le vide idéologique qui prévaut en Haïti et l’inefficacité patente des prescriptions politiques de la communauté internationale portent le peuple haïtien à cracher son ras-le-bol lors des prochaines élections en amenant au Parlement et à la Présidence des néo-JeanClaudistes purs et durs. Car, tout compte fait, ce qui se passe en Haïti depuis le début des années 2000 est une plaidoirie retentissante pour ce retour, jadis, massivement non-désiré.
Les excès d’Aristide, les tartufferies irresponsables de Préval, la rudesse et la monstruosité des réalités actuelles, la prestation calamiteuse de l’opposition politique et l’hypocrisie de la coopération internationale ont transformé la quête de la démocratie en un deuil d’amante. Comme de fait, tous les signaux avant-coureurs sont déjà au rouge. Oui, des signaux très alarmants faits de plaintes à répétition, d’accusations tous azimuts, de dérapages verbaux, de manifestations ratées et réprimées, de détentions illégales, etc. Et puis, il y a avait cet appel au calme et au dialogue qui a accouché cet accord que l‘on connait, il y a le brouhaha généré par les sirènes de ces lavalassiens qui se sont récemment rasés le crane et les grosses caisses battues par l’opposition belligérante, il y a ce Conseil électoral mal baptisé, rebaptisé et intoxiqué par l’eau bénite de son récent baptême. Il y a, aussi, ces élections législatives et locales que tous les acteurs disent attendre de tout leur vœu avant la fin de 2014 et qu’ils semblent s’entendre pour ne pas organiser. Enfin, Il y a ce parlement bruyant et affairiste qui deviendra caduque le deuxième lundi de janvier 2015. Tout cela est la preuve que notre capital social est déjà zéro et qu’il ne nous reste plus de possibilité de compromis pour reconstruire le pays dans la paix et la solidarité agissante. Tout cela constitue aussi la preuve que le processus démocratique est définitivement en panne. Et, quand cela se produit il y a lieu de croire que la dictature (du blanc ou du nègre) n’est pas loin… A bon entendeur, salut !
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* Économiste, spécialiste en administration publique
[1] Quand chat et rat ont chacun sa part de menaces, le propriétaire du grain peut dormir tranquille…
[2] Un électron libre, prétendant ou détenteur d’un poste politique qui ne fait partie d’aucune structure institutionnelle
[3] Ces groupes de bandits armés qui mettent au service des politiciens véreux leur potentiel de destruction (comme dans un marché de la violence, avec des offres et des demandes)
[4] Dans la mythologie haïtienne, c’est un personnage qui se rend visible (à un endroit de son choix) à minuit pile. Il est de si grande taille que sa tête apparait comme étant entre les étoiles.