Par Jean Anil Louis Juste [1]
Soumis à AlterPresse le 30 aout 2004
L’élaboration du Cadre de Coopération Intérimaire (CCI) offre l’opportunité de revoir la question nationale contemporaine dans l’Haïti bi-séculaire. Le document se présente sous forme de thématiques : chaque groupe d’experts mobilisés travaille selon ses compétences. Ils s’enferment dans leurs savoirs pour dicter à la population haïtienne, la recette du « développement ».
La division du problème de développement du pays en autant de thématiques, participe de la philosophie sociale qui scinde l’homme en des besoins correspondants. Ce n’est pas que les groupes thématiques n’aient pas de référence globale qui puisse aider à comprendre l’orientation du document. Le problème réside dans le fait qu’ils veulent masquer le point de vue de leur travail. Un exemple pour illustrer ce fait : on a constitué un groupe thématique sur le développement du secteur privé, PMEs et PMIs, tandis que les secteurs majoritaires de la population n’occupent pas d’espace spécifique dans le traitement du problème de développement du pays. C’est là un parti-pris flagrant pour la bourgeoisie au détriment des autres classes sociales d’Haïti.
La fragmentation des dimensions de la vie humaine est la véritable stratégie politique du capital à l’heure de la globalisation. Le schéma de construction du CCI répond à cette vision de détail au détriment de la question nationale qui embrasse les problématiques de l’environnement, de l’éducation, de la santé et du travail et celle de la souveraineté populaire.
La vision qui a inspiré le travail des groupes thématiques reste et demeure celle du capital. La bureaucratie a été utilisée contre les intérêts de la nation : le projet est négocié à Washington en dehors de toute participation populaire ; il n’a été soumis à aucun processus de discussions. Aussi les travailleurs manuels ou intellectuels sont-ils exclus de la décision du futur d’Haïti. La citoyenneté est en train d’être sublaternisée au profit du capital.
De nos jours, nous vivons une crise écologique grave : nous disposons de moins de 2% de couverture forestière. Pourtant, le CCI parle de la « réduction de la pression sur les ressources ligneuses », de la « gestion des ressources naturelles » et du « renforcement de la Gestion des Risques des Désastres ». Comment peut-on gérer des ressources naturelles inexistantes ? C’est là une question à laquelle doivent répondre les experts du CCI ! Par ailleurs, le Groupe Thématique sur l’Environnement a prévu la création d’une Unité Centrale de gestion des fonds de l’environnement (UCGFE), tandis que la structure exécutive du pays comprend un ministère de l’environnement. On affaibllit l’Etat pour mieux dénaturer sa fonction d’articulation des classes en lutte et le transformer en sphère d’influence propre du capital. Car, quand le ministère de l’environnement ne dispose que de 0,34% du budget de la République, l’UCGFE deviendra l’outil principal de traitement du problème environnemental.
Le CCI est l’actuel manifeste contre la liberté et l’égalité citoyennes. Il est né de la nécessité de sur-exploiter les travailleurs haïtiens et d’appauvrir davantage le pays. Le budget y relatif, matérialise en quelque sorte ce plan de destruction nationale. Il est composé de cing grandes rubriques : la gouvernance politique, la gouvernance économique, la récupération économique, l’accès aux services de base, et les autres où est inclus le paiement du service de la dette. Si on lit verticalement le tableau récapitulatif du CCI, on conclura que le social et l’économique ont été les domaines privilégiés des experts nationaux et internationaux qui ont mis ce monstre au monde. Près de 750 millions de dollars US seraient alloués au développement de ces deux dimensions ( Encore que ces investissements ne s’orientent pas vers des secteurs d’auto-développement du pays). Cependant, une lecture horizontale du chiffrier refroidit aussitôt les enthousiasmes : 532 millions de dollars US sont consignés dans les lignes de dépenses imprévues. Or, la pratique et la théorie comptables du capital n’admettent en général que 5 à 10% d’imprévision budgétaire. Autrement dit, les imprévus du CCI montent à 49,03% du budget : une monstruosité financière ! On se demande pourquoi nos savants chroniqueurs économiques n’ont pas estimé important de relever cette anomalie financière. Par ailleurs, le budget alloué au paiement du service de la dette dépasse très largement celui prévu pour l’éducation, la jeunesse et l’environnement qui sont deux grandes priorités nationales : le premier a reçu 45 millions contre 38 pour les seconds !
Tout compte fait, la communauté internationale est en train de réduire l’Etat haïtien à sa plus simple excroissance du capital international. Là où des priorités sont prises en compte, c’est le secteur privé qui va gérer les fonds, par exemple au micro-crédit, au ramassage d’ordures, etc. Il est à rappeler que le responsable de la Cooperative Housing Foundation ne s’est pas gêné pour déclarer que son entreprise va renforcer les structures du SMCRS qui est pourtant une institution publique. Alors, l’Etat garantit donc des prêts pour le secteur privé : c’est le complot privé-public contre le développement de la population. Ce complot est béni sur l’autel de la coopération dite internationale.
La survie de la nation exige des citoyens, la revendication de la citoyenneté libre et pleine. Cette revendication passe à travers la refondation de la nation sur la base des priorités nationales. Les classes populaires ont toujours été exclues de la condition réelle de citoyen. Leur irruption autonome sur la scène politique devient le pré-requis social à cette refondation. Tout mouvement de contestation de la coopération dite internationale participera donc de la lutte contre l’Internationale Communautaire qui met en avant, l’aide au développement pour mieux envelopper l’élan de libération des secteurs majoritaires du monde.
Jn Anil Louis-Juste
30 août 2004.
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti