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Haiti-France : Égaux en droits et en dignité

Par Jean-Claude Icart *

Soumis à AlterPresse le 25 mai 2014

Le 10 mai dernier, dans le cadre de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, François Hollande, président de la France, disait :

« Cette histoire, c’est aussi celle des esclaves de Saint-Domingue qui, un jour, entendirent de leur île, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Que disait cette Déclaration qui venait jusqu’à eux ? « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit et en dignité ». Alors, ils ont pensé que ce message s’adressait aussi à eux. Puisqu’il s’agissait de tous les hommes et pas simplement les blancs ou les riches, oui, à tous les hommes et à toutes les femmes. Et pourtant, ils ne virent rien venir. Alors c’est pour revendiquer ce droit que les esclaves de Saint-Domingue se soulevèrent à Bois-Caïman en 1791. »

Il est important de revoir les grands jalons de cette histoire.

Lors de l’insurrection générale des esclaves dans la nuit du 22 au 23 août 1791, ils furent nombreux à porter sur eux un extrait d’une lettre de Vincent Ogé à son retour à Saint-Domingue : « le préjugé vaincu, la verge de fer brisée, vive le roi ». Ce qui venait des colons, supports sociaux des idéaux de la Révolution française à Saint-Domingue mais aussi oppresseurs, ne pouvait être que suspect. Le roi avait toujours été perçu comme la seule autorité pouvant limiter les pouvoirs des colons, la seule capable de soulager quelque peu les souffrances des opprimés.

Deux ans plus tard, c’est acculé par les évènements que Léger-Félicité Sonthonax, membre d’une commission civile chargée de faire appliquer le décret du 4 avril 1792, adopté par l’Assemblée nationale pour garantir aux Libres leurs droits civils et politiques, proclama la liberté générale. Par la suite, une députation représentative de l’ensemble de la population de Saint-Domingue (Belley, Mills et Dufay) se rendit en France. Elle fut reçue par la Convention montagnarde qui, le 4 février 1794, reconnut et étendit à toutes les colonies françaises la liberté générale conquise à Saint-Domingue. Ce n’est que le 6 mai 1794 que Toussaint Louverture se rallia à la France.

La Convention montagnarde fut renversée dès Juillet 1794, ce qui mit en branle un processus contre-révolutionnaire qui culmina dans une politique carrément réactionnaire sous le Directoire. Le Coup d’état du 18 brumaire (9 novembre 1799) marqua le retour au pouvoir du parti colonial esclavagiste. Contrairement aux Constitutions républicaines précédentes, on ne trouve pas de Déclaration des droits et des libertés dans la Constitution de décembre 1799 (ratifiée en février 1800). Cela signifie que la liberté n’était plus un droit naturel, mais une simple concession du gouvernement. Or, l’objectif premier de la révolution haïtienne était l’établissement du principe selon lequel aucun être humain ne pouvait être la propriété d’un autre. Une liberté concédée dans une circonstance particulière était révocable en tout temps.

Toussaint Louverture fit alors adopter pour Saint-Domingue la Constitution de 1801 qui stipulait notamment :
« Art.3 : Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français.
Art.4 : Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois.
Art.5 : La Constitution garantit la liberté et la sûreté individuelle (…) »

La France de Bonaparte vit cette Constitution et ces dispositions comme un affront. Elle envoya une imposante armée remettre les choses selon l’ordre qu’elle voulait rétablir. Cette armée échoua.

Une longue tradition de lutte…

La première révolte contre les colons sur l’île d’Haïti date de 1493. Les Amérindiens détruisirent le Fort de la Nativité, premier établissement construit par Christophe Colomb dans le Nouveau Monde, à la fin de l’année 1492. Les Espagnols laissés sur place furent tués en raison de leurs mauvais comportements.

Le 26 décembre 1522, la première révolte d’esclaves africains dans le Nouveau Monde survint sur la plantation de canne à sucre de Diego Colomb, le fils de l’Amiral.

Dans la partie occidentale de l’île, que les Français commencèrent à occuper vers 1630, Padre Jean dirigea la première grande rébellion d’esclaves, dans la région de Port-de-Paix, de 1676 jusqu’à sa mort en 1679.

Esclave sur la propriété Lenormand de Mézy, à Morne-Rouge, environ huit kilomètres au sud du Cap Haïtien, dans la paroisse du Limbé, François Makandal s’enfuit vers 1740 et pendant dix-huit ans, organisa tout un réseau de marrons et de noyaux de rebelles dans différentes plantations de la Plaine du Nord. Il mena plusieurs actions spectaculaires contre les colons. Il fut pris et exécuté le 20 janvier 1758. Il est le précurseur de la grande révolte qui surviendra trente-trois ans plus tard.

C’est au Bois-Caïman, un lieu reculé de cette même habitation Lenormand de Mezy, que Duty Boukman organisa une cérémonie pour un grand nombre d’esclaves de la région, dans la nuit du 14 août 1791, prélude au grand soulèvement de la nuit du 22 au 23 août.

En 1779, environ huit cent volontaires affranchis de Saint-Domingue firent partie des troupes dirigées par Lafayette qui combattirent les Britanniques, aux côtés des Américains. Ces derniers avaient adopté trois ans plus tôt une Déclaration d’indépendance qui énonça clairement et précisa des idées qui circulaient déjà chez les penseurs français d’avant-garde : liberté, indépendance, égalité sociale. Par un de ces curieux retours de l’histoire, les colons anglais d’Amérique du Nord parachevaient, contre leur mère patrie, un processus commencé de l’autre côté de l’Atlantique un siècle plus tôt, par la Glorieuse révolution d’Angleterre qui déboucha en février 1689, sur l’adoption d’une Déclaration des droits (Bill of Rights). Ce bouleversement fut théorisé par le philosophe John Locke dans son « Traité du gouvernement civil », paru en 1690. Locke est considéré depuis comme le père du libéralisme politique.

Les militaires français, La Fayette le premier, ramenèrent chez eux les concepts de la révolution américaine. La Déclaration d’indépendance des États-Unis inspira aussi de nombreux philosophes européens, notamment Condorcet. Le principal rédacteur de cette Déclaration, Thomas Jefferson, s’inspira des travaux de Locke. Il fut ambassadeur des États-Unis en France de mai 1785 au mois d’août 1789. Il communiquait régulièrement avec plusieurs des membres de l’Assemblée constituante.

Les volontaires affranchis ramenèrent eux aussi ces concepts à Saint-Domingue et plusieurs d’entre eux devinrent des cadres importants de la Guerre d’indépendance d’Haïti. On peut par exemple citer André Rigaud, Louis-Jacques Beauvais, Julien Raimond, Mars Belley, Martial Besse, Jean-Baptiste Chavannes, Jean Louis Villatte, Laurent Férou, Henri Christophe.

Un apport décisif…

Les êtres humains ont une conception innée de leurs droits et de leur dignité. Dans un discours à Téhéran le 11 décembre 1997, Kofi Anan disait : « Il n’est pas nécessaire d’expliquer ce que signifient les droits de l’homme à une mère asiatique ou à un père africain dont le fils ou la fille a été torturée ou assassiné ».
Une commune humanité a poussé les êtres humains à travers les âges à rechercher des modes d’organisation sociale permettant de garantir le respect des droits fondamentaux. On peut citer notamment le code d’Hammourabi, souverain de Babylone il y a quarante siècles, les principes de Confucius, en Chine, il y a vingt-cinq siècles, ou encore la Charte du Manden proclamée par Soundiata Keita au Mali, il y a neuf siècles.

Les révolutions américaine et française se réclamèrent certes des idéaux des droits humains mais elles butèrent toutes les deux sur la question de l’esclavage et ne purent donc pas assumer l’universalité de ces droits. C’est la révolution haïtienne qui franchit le pas décisif, à savoir la concrétisation de ce principe qui est aujourd’hui la référence ultime en termes d’éthique et de morale, la norme à l’aune de laquelle on jauge tous les états du monde. Près d’un siècle et demi plus tard, en décembre 1948, la communauté internationale s’est engagée à défendre la dignité et la justice pour tous, par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Saint-Domingue a été beaucoup trop importante pour la France pour penser que les évènements qui s’y déroulèrent furent sans effet sur elle.. À La veille de la Révolution de 1789, un courtisan dira à Louis XVI : "Sire, votre Cour est créole", pour souligner la forte influence des colons des îles d’Amérique. Saint-Domingue fut la pièce maîtresse du système esclavagiste atlantique, le vaisseau-amiral du colonialisme. Durant les années 1780, son commerce extérieur était égal à celui des États-Unis et constituait la principale source de profits du commerce français. Elle exportait autant de sucre que la Jamaïque, Cuba et le Brésil réunis, et assurait la moitié de la consommation mondiale de café. Cette richesse profita particulièrement à la bourgeoisie de la côte atlantique qui joua un rôle important dans la révolution française.

Dès l’adoption de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août août 1789, les planteurs de Saint-Domingue virent le danger et firent tout pour entraver la marche du changement. Les événements de Saint-Domingue n’ont pas pu être sans effet sur ce qui était à l’époque la métropole.

L’histoire doit être revue sous cet angle pour nous permettre de comprendre ce que la révolution française doit aux bouleversements de Saint-Domingue, ce que la France d’aujourd’hui doit à la révolution haïtienne.

* Sociologue