Par Marcel Duret *
Soumis à AlterPresse le 19 mai 2014
« La princesa de papa ». Une jeune petite fille, de 7 à 8 ans, blottie au cou de sa maman porte un T-shirt avec ces mots rares exprimant l’amour du père pour sa fille. Je m’approche d’elle et lui demande si elle comprend ce qui est écrit sur son T-shirt. Sans hésitation elle répond tout en gardant ses deux bras accrochés autour du cou de sa maman : « Prensès papa ». Alors j’ai posé peut-être la question qu’il ne fallait pas : « il est chanceux ton papa d’avoir une si jolie fille, où est-il ? ». La réponse est stridente et ferme : « Il est aux Bahamas ».
Tu lui parles souvent au téléphone ?
NON.
J’ai été trop loin et je n’aurais pas dû, parce que j’ai la sensation d’avoir remué un couteau dans une plaie. Dans cette île où les « vire won [1] » endeuillent régulièrement toute une multitude de familles, les enfants trop souvent vivent de pères et/ou de mères virtuels.
Je suis à l’Île de la Tortue invité d’un ami de la famille, un psychologue clinicien PHD, Dr. Abel P. Edmond qui chaque dimanche anime une clinique multidisciplinaire pour la population de l’île où il a entrepris une série d’activités en faveur particulièrement des enfants et des jeunes.
Dr. Abel P. Edmond vit depuis 40 ans au Canada mais a voulu créer un équilibre entre sa terre natale et son pays d’adoption. La plus grande partie de sa vie d’adulte il l’a vécue au Canada. Est-il canadien ? Est-il haïtien ? C’est beaucoup plus complexe qu’une question simpliste de nationalité. Le cœur, le corps de l’homme s’attache à des détails du lieu où il vit sans s’en rendre compte. D’une part, pelleter la neige qui parait fastidieux mais fait partie de la routine de chaque jour ; la saison venue le corps veut bien grelotter de froid ; les changements d’habit créent des moments de renouvellement et de divorce avec le train-train de chaque jour ; de grandes universités vous meublent l’esprit et accaparent votre manière d’être et de penser. D’autre part, admirer de votre balcon deux baleines qui font surface et qui font des sorties acrobatiques dans une mer immense ; on rencontre une jeune fille de 15 ans enceinte et on se dit pourquoi a-t-elle pris cette décision ? Est-ce-qu’elle a pris cette décision ! Qu’est-ce que ce pays a à offrir à ces enfants qui comme dans un cercle vicieux se donnent la main et forment une chaine de renouvellement de la misère dans tout le pays ; on rencontre une fillette sans père et on se met à imaginer son avenir et ses déboires ; on rencontre des voiliers ou des bateaux à moteurs sans quai pour accoster et on imagine des infrastructures minimales ; on se demande de quoi on a plus besoin d’un enfant, d’un père ou d’un quai.
Autant de détails qui nous façonnent, qui nous modèlent, qui durcissent notre cœur et paradoxalement nous rendent plus humains.
Je suis à l’ile de la Tortue sans dévoiler les vrais raisons de ma visite à ma sœur Maryse qui m’a accompagné et à Abel lui-même qui nous a reçus royalement.
Depuis je ne sais plus combien d’année je rêve de la transformation de l’île de la Tortue en une destination touristique qui servirait de levier pour le développement économique et social en Haïti. Voici ce que j’ai écrit il y a 6 ans déjà :
Tourisme : développement touristique de l’île de La Tortue (180 km²)
A) Le développement touristique de l’île constituera le moteur du développement économique et social en Haïti, rivalisant avec les revenus dont jouissent les pays producteurs de pétrole. En effet, si bien fait, il pourrait créer de nombreux emplois dans la grande terre que le pays pourrait faire passer le sous-emploi de 70 % à presque 0. Les industries telles que la construction, le tourisme, l’artisanat, l’agriculture, la musique, etc. seraient épanouies. Plusieurs propositions ont été faites par différents groupes à travers les années. En outre l’île a l’avantage d’être séparée de la partie grande terre, ainsi l’appareil de sécurité nécessaire sera plus facile à mettre en œuvre. Mais il faudra que pour chaque dollar dépensé par le touriste, un pourcentage acceptable reste dans le pays. Pour ce, certaines mesures devront être prises telles que :
90 % des emplois doivent être occupés par des Haïtiens ;
80 % de tous les biens et services proviendront d’Haïti ;
L’Etat doit intervenir avec beaucoup de tact auprès de la population de l’île. Si les paysans sont en général sceptiques et méfiants, ils le seront encore plus puisque depuis très longtemps ils sont orphelins de cet Etat. Un programme extensif d’Ingénierie Social doit précéder tous travaux d’infrastructure sur l’île.
L’État devra déclarer l’île « territoire protégé » ou « domaine public » et développer, avec le « Promoteur » ou « Développeur », un plan d’affaires qui met l’accent sur le développement humain ;
Un partenariat entre l’Etat serait formalisé pour que chaque habitant de l’Ile devienne des actionnaires du projet (actionnariat populaire) ;
L’Etat apportera à la table des terrains comme capitaux propres ou signera un bail emphytéotique (99 ans) et gardera environ 40 % (à déterminer) des actions ;
Les mesures de protection de l’environnement seront primordiales ;
L’île offrira aux touristes arrivant de partout dans le monde certaines activités qu’ils ne trouveront nulle part ailleurs ;
Des Mini-Parcs industriels seront répartis uniformément dans les 10 départements du pays en vue d’assurer une répartition équitable de la richesse, tant sur le plan géographique qu’individuel ;
L’investissement initial est estimé à environ 7 milliards de dollars sur cinq ans, avec 6 milliard pour l’île et 1 milliard pour la grande terre. L’investissement dans la partie principale de l’île pourra non seulement stimuler les industries qui sont nécessaires pour répondre à la demande de biens et services provoqués par le développement touristique de l’île mais aussi à faciliter la formation des Haïtiens dans les différentes filières et domaines de l’industrie touristique ;
Un concours international sera lancé afin que des architectes de renom de partout le monde puissent soumettre des propositions concernant le développement de l’île en parcs de thème, et un comité choisira les meilleures propositions, un architecte de renom international pour chaque bâtiment ;
Un partenaire important tel que Disney World, Donald Trump ou l’un des multinationaux de l’industrie touristique sera primordial pour la réussite du projet. Il y a 15 ans, il parait que Disney World était très intéressé au développement touristique de l’île de la Tortue.
B) Justification « La Tortue » est l’île haïtienne qui à seulement une heure et demie de Miami et à quatre heures de New York et du Canada. Les touristes ciblés viendront principalement d’Amérique du Nord ; mais aussi d’Europe, à savoir de l’Allemagne et de l’Italie.
Tout ça j’en ai rêvé sans avoir visité l’île. En route vers Saint Louis du Nord j’ai ressenti à la fois une sensation de grande satisfaction parce que finalement je vais découvrir cette île qui me hante ainsi qu’une angoisse profonde de peur que mes rêves ne collent pas avec la réalité de l’ile.
4 h du matin, le lendemain de notre arrivée à Saint Louis, Abel était là avec des gilets de sauvetage. Le temps de se réjouir de nos retrouvailles et nous subissons le premier choc du voyage : il n’y a pas de quai et c’est donc à dos d’homme qu’on nous embarque l’un après l’autre sur le voilier. Ils sont 4 jeunes de 25 ans en moyenne, bien portants et forts.
Au moins 15 voiliers arrivent de l’île chaque jour avec des produits diverses qui sont vendus et retournent remplis de marchandises de la grande terre. Tous les embarquements et débarquements se font à dos d’homme. S’il existe une solidarité certaine entre les marins et pécheurs pour venir en aide à un équipage en danger, la collaboration entre eux s’arrête là. Imaginez ce qu’un minimum d’entente ou de collaboration entre eux pourraient provoquer en termes de changements drastiques dans leur vie, particulièrement en ce qui a trait à la construction du quai ?
La traversée n’était pas mauvaise quoique nous ayons pris des bains de vagues de mer de temps en temps. J’ai scruté avec insistance la corpulence de ces jeunes, je leur ai parlé, le capitaine du voilier, Joanis, a 29 ans, est capitaine depuis l’âge de 19 ans et maitrise parfaitement le gouvernail.
Il y a de l’espoir puisque les ressources humaines sont là et ne demandent qu’à être sollicitées.
Plusieurs des voiliers que nous avions croisés transportaient du charbon et je craignais le pire. Mais le bassin versant donnant sur la grande terre est tout vert et les mangliers ont survécu à des campagnes de déboisement à travers le temps. Superbe nouvelle : quelqu’un qui aurait coupé un manglier est automatiquement déporté vers la grande terre, non pas par la police ou une autorité locale mais par la population elle-même.
Il existe donc un minimum de cohésion sociale
Vivre pendant 3 jours dans une maison de toute beauté construite par Abel et sa compagne au flan de la montagne est une joie immense. La musique de tout genre est un élément essentiel de la maison. Le matin on est réveillé au son de la musique de Chopin ou de Liszt, plus tard c’est un tour de chant de Mercédès Sosa, des grands de la musique Racine et Konpa et tant d’autres artistes du monde. Mais la grande surprise a été qu’Abel ait pensé à emmener avec lui des enregistrements faits au Québec par une chorale dont Maryse était l’un des membres. Ils sont nombreux les membres de la chorale qui participent a l’enregistrement d’un concert avec un des grands artistes québécois, mais ils doivent tous couvrir leur frais de séjour, transport et autres pour y participer. Génial ! Ma sœur Maryse en était ravis, moi aussi d’ailleurs.
Abel nous a emmenés faire un tour dans son petit bateau et nous avions contemplé des vues de toute beauté.
Un atout indéniable de l’île est le canal entre la grande terre et l’île où passent des bancs de poisson chaque année commençant en juillet avec des dorades, jusqu’aux bancs de thon en décembre.
Une autre part s’ajoute à mon rêve : les pécheurs amateurs du monde entier auraient pu être hébergés dans des bungalows construits tout le long du bassin versant et effectuer chaque jour des sorties de pêches miraculeuses.
La pêche est certainement l’une des ressources essentielles à exploiter en visant les amateurs de pêche du monde entier.
Trois jours très agréables c’est vite passé et je suis parti convaincu que la transformation de l’Ile de la Tortue en une destination touristique est bien faisable et peut certainement contribuer au développement économique et social du pays quoique je n’aie pas visité l’autre versant de l’ile.
Mais je repars surtout avec le souvenir de la petite Yanick dans mon cœur, la fillette qui portait le T-shirt avec l’inscription « Princesse de papa ». Avant que le Docteur Abel l’ait vu, je lui ai dit qu’elle n’a pas à s’inquiéter parce que Docteur Abel trouvera certainement les causes de sa maladie et qu’elle sera guérie. Quel choc pour moi quand le Docteur Abel m’a informé qu’elle souffrait d’épilepsie et qu’il n’y peut rien et que ça prend un spécialiste. La seule note d’espoir est qu’il y a une probabilité qu’elle puisse s’en défaire pendant son adolescence.
Une dame âgée et aveugle qui avait suivi la conversation entre Yanick et moi lui a suggéré d’obtenir mon numéro de téléphone pour qu’on puisse garder le contact. Sans grande surprise, quelques semaines plus tard, Yanick m’appelle par téléphone et me dit « Bonjour Papi ».
Dois-je entretenir cette relation fictive de père à fille avec Yanick ? Ne devrais-je pas éviter de créer des attentes que je ne pourrai pas satisfaire ? N’est-il pas préférable qu’elle assume son statut d’orpheline de père dès maintenant ?
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* Ancien ambassadeur d’Haiti au Japon
[1] Voyage clandestin de voilier et de bateau á moteur