Par Gotson Pierre
P-au-P., 16 mars 2014 [AlterPresse] --- Le travail de mémoire se fait lentement, mais surement en Haïti. Et les cinéastes y contribuent de manière non négligeable.
La dernière production en date dans le cadre de cette quête s’intitule « Victorieux ou morts mais jamais prisonniers ». Un film de Mario Delatour, qui a déjà été projeté ces dernières semaines dans plusieurs lieux de Port-au-Prince, en manque cruellement de salles de cinéma.
Produit par « Amistad Films », ce documentaire soulève le voile sur un pan de l’histoire récente d’Haïti, ignorée par la plupart de ceux et celles qui appartiennent à la génération actuelle.
Dans la soirée du 28 juillet 1958, l’ex-capitaine Alix Pasquet, les ex-lieutenants Henry Perpignand et Philippe Dominique, accompagnés de 5 mercenaires américains, débarquent à Délugé au nord de la capitale. Leur objectif : mettre fin au régime de François Duvalier, élu en 1957.
Rapidement, ils prennent possession des Casernes Dessalines, situées à l’arrière de l’ancien palais présidentiel détruit dans le séisme du 12 janvier 2010. La nuit la plus longue peut-être pour François Duvalier. Mais au matin, cette tentative de renversement se transforme en un carnage. Les rebelles sont tous tués, plusieurs sauvagement.
Mario Delatour nous offre dans son film une éclairante mise en contexte. De précieuses images d’archives nous ramènent 56 ans en arrière, complétées par 322 dessins du talentueux Chevelin Pierre, habilement animés par James Basile. Mélange harmonieux, montage inspiré de Carl Lafontant..
Habitué des territoires de l’histoire contemporaine, la voix de Michel Soukar, à la narration, nous en passe les clés.
Coups de projecteurs sur la période du président (ex-colonel) Paul Eugène Magloire, élu en 1950. Six ans au pouvoir en tant que chef suprême du pays qu’il dirige d’une main de fer. A son départ c’est l’instabilité et même le chaos, avant l’élection de François Duvalier à la présidence.
A l’arrivée de Duvalier au palais présidentiel, on assiste à une politisation accrue de l’armée, alors que parmi les exilés à l’époque se retrouvent plusieurs militaires. Des mouvements se multiplient à l’étranger en vue de renverser le régime de Duvalier qui s’installe dans la crise.
C’est dans ce cadre que l’ancien capitaine Pasquet met au point son opération en tentant de constituer un circuit dans l’armée et de rechercher l’appui de secteurs civils.
La nuit du 28 juillet, la confusion règne dans le camp de Duvalier. L’action des rebelles est percutante. Combien sont-ils ? Duvalier doit-il rendre le pouvoir ? Peut-il résister et jusqu’où ?
Autant de questions agitées dans la tête de Duvalier, qui conserve auprès de lui le jeune militaire Henry Namphy, devenu bien plus tard général et président de la junte militaro-civil qui remplace Jean-Claude Duvalier (fils de Francois) à sa fuite en France le 7 février 1986.
Témoignages précieux, entre autres, de Namphy et de l’ancien colonel Serge Charles. L’ancien lieutenant Raymond Chassagne (emblématique poète décédé en 2013), en connexion avec Pasquet et emprisonné à l’époque, fait part aussi de sa version de cet épisode, de même que Alix Pasquet, fils du chef des rebelles.
Le plan de Pasquet ne fonctionne pas. En plus que personne ne répond, il y a cette disposition prise par Duvalier, sitôt arrivé au pouvoir, de déplacer le dépôt d’armes et de munitions des Casernes Dessalines. Ce qui relativise l’importance de ce campement militaire en tant que lieu stratégique.
Le film soulève un tas de questions sur l’entreprise de Pasquet et de ses compagnons au moment où Duvalier va sortir ses griffes. C’est à la suite de cette invasion que l’élu de 1957 mettra ouvertement sur pied sa milice des « Tontons macoutes » avant de se faire proclamer plus tard « président à vie ».
Ce « désordre sanglant » qu’on découvre le 29 juillet 1958, est-il le résultat d’une « mission suicide » ? « Comment 3 officiers expérimentés peuvent-ils se jeter dans la gueule du loup ? », se demande un témoin. Y a-t-il eu « sous-estimation », « naïveté » ou « folie dans le projet » des rebelles ? Qui a trahi Pasquet ?
Un film à voir et à faire voir pour mieux s’interroger (d’abord) et s’approprier d’une tranche douloureuse et peu connue de notre histoire. « Nous avons un devoir de mémoire dans ce pays », souligne le réalisateur Mario Delatour lors d’une des projections.
Contribution de taille à une œuvre indispensable, celui de transformer le souvenir en connaissance de notre passé. Fenêtre ouverte sur une histoire qui continue peut-être, malheureusement, de façonner le présent, alors que la rupture s’impose.
Mario Delatour, est aussi l’auteur du documentaire titré « Un certain bord de mer » (2005), un long-métrage qui raconte un siècle de migration arabe en Haïti. Il a aussi réalisé un court-métrage, intitulé « 35 longues secondes », sur les dégâts du séisme dévastateur de janvier 2010 en Haïti. [gp apr 16/03/2014 00 :30]